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Un véritable écrivain

Il est clair que chaque écrivain s’exprime à sa manière, avec plus ou moins de bonheur. Frère Loupvent a un vrai talent ! Pourtant, à le lire, humour ou coquetterie, il se déclare dénué de capacité littéraire, comme de compétence d’historien et de géographe[2]. Il écrit en effet dans le « Prologue » qu’il note ce qui est apparu digne d’être retenu à son « brut et simple entendement […] d’une façon grossière et sans apprêt » (f° 2 v). L’ordre des mots de la phrase révèle rapidement que sa façon d’écrire n’est pas aussi « brute » qu’il le prétend. Le voyage qu’il relate n’est jamais ennuyeux. Cela tient à un certain nombre de procédés d’écriture qu’il nous faut mettre en lumière. Les séquences binaires, mais aussi ternaires, l’antéposition de l’adjectif et de l’adverbe, pour nous en tenir à cela, traduisent une intention évidente. Le Christ est toujours : « Notre Sauveur et Rédempteur Jésus ». Même s’il y a dans ce texte de 1531-1532 des réminiscences obligées de la langue du Moyen Age, cette utilisation reste d’un emploi pertinent. Autre utilisation stylistique expressive traduisant un superlatif multiplicateur, les séquences accumulatives où le déterminant qui n’en finit plus insiste sur une qualité particulièrement significative. Comment ne pas comprendre l’importance du bon vin de Crète pour frère Loupvent lorsqu’il écrit (f° 28) qu’il est « spécialement le bon, suave, doulx, délicat, sçabvoureux malvoisy » ?

Ce qui caractérise, de façon éclatante, la phrase de frère Loupvent, c’est sa capacité à créer des images et à en émailler constamment un texte qui pourrait ne rester que strictement descriptif. Les comparaisons, procédé multiplié, ne sont jamais lassantes car elles sont toujours le reflet d’un tempérament sensible à un environnement perçu au premier degré, expression souvent d’un monde particulier, celui de son Barrois, qui reste d’autant plus présent qu’il est tout le contraire de celui qu’il a sous les yeux. Il y a là un florilège des plus étonnants, preuve d’un esprit de créativité d’une richesse inouïe ; le tout, entraîné par un humour qui ne se dément jamais. Même les moments les plus sombres obéissent à la règle. Alors que l’on procède à l’immersion des corps de pèlerins décédés à bord, frère Loupvent rappelle que le mort est enfermé dans un cercueil, dont l’assemblage des planches de sapin fait sur le bateau même est rendu étanche par l’emploi de bandelettes de chiffon enduites de poix : « comme on procède dans nos caves du Barrois, pour empêcher le vin de fuir ».

La visualisation des choses, par le recours à l’image et à la comparaison érigé en système, concerne tous les instants du voyage, sur terre et sur mer. Les pèlerins, immergés dans le monde dangereux des Turcs, de Jaffa à Jérusalem et retour, sont dépeints dans la touffeur d’août à la façon des malheureuses brebis et de leurs agneaux regroupés au coin d’un bois, « à la merci de la gueule des loups » ; même encore semblables aux moutons de Champagne, attendant, la gueule béante, un brin de fraîcheur qui ne vient pas (f° 35 v. et 38 r.). Sortent-ils de table, à Parenzo, lui et le baron Claude d’Haussonville accompagnés de ses trois valets, ils ont « le ventre tendu comme un tambourin » (f° 91 v.). Le capitaine de la nave, en guise de réponse aux questions angoissées des pèlerins à propos de la date de leur départ toujours retardée, a « des paroles mensongères dignes d’un renard et empreintes d’une douceur dont on aurait dit qu’elles étaient prononcées par une jeune pucelle de douze ans » (f° 82 r.). Les frères de Sion ont pour seules ressources le montant de la collecte recueillie auprès des pèlerins à l’issue de leur séjour à Jérusalem car, hormis ce temps de pèlerinage, « ils ne sortent de leur maison que pour prêcher aux murs et aux rochers » (f° 69 v.). Sur la barque, entre Parenzo et Venise, le dimanche 19 novembre, veille de la fin de leur voyage, il fait si froid « qu’on aurait entendu leurs dents cliqueter d’un demi-mille à la ronde » (f° 91 v.).

Les parenthèses sont si nombreuses qu’elles ne peuvent pas être considérées comme accessoires. Elles seraient mêmes révélatrices d’une ponctuation particulièrement significative. L’explication d’un détail, qui n’est pas pris en compte dans le corps du texte, est toujours la bienvenue. C’est le cas de la précision d’une valeur monétaire : « la drachme (valant une livre) ». C’est aussi la remise en perspective d’une vérité : le maître d’équipage « était un brave homme et fort paisible (même s’il était vénitien et peu fiable) ». À moins qu’il s’agisse d’une manière de conjurer le sort : « si un pèlerin mourait en Terre Sainte (Dieu fasse que cela n’arrive pas…) ». Il est des choses malséantes qui ne se disent pas ; une parenthèse s’en chargera. Frère Loupvent a le mal de mer ; il vomit, si le mot est employé une seule fois, les périphrases sont nombreuses pour exprimer cela : « un terrible mal de tête et d’estomac me tenait, ce qui me fit rendre (sauf votre respect) ». Un merci supplémentaire à Dieu pour la fin rapide d’un méchant coup de vent : « (Dieu soit loué) ». Et bien sûr, toujours, une nouvelle touche d’humour ou de sarcasme : la femme de Loth, au moment de la destruction de Gomorrhe, se retourna malgré l’interdiction de Dieu, « inconsciente de la portée de son acte (comme sont les femmes, vous le savez bien) » (f° 63 v.). Ce recours à la parenthèse étant, faut-il le répéter, signe d’une construction maîtrisée.

Chaque paragraphe, constitué par le récit des événements rapportés pour une journée clairement datée, pourrait donner une impression de décousu, de monotone et de répétitif lassant. Frère Loupvent a conscience du reproche encouru. Aussi conclut-il chacun de ces fragments journaliers par une formule concrétisée par une réflexion de portée générale, type « morale », ou par un proverbe. Le 31 juillet, le bateau est immobilisé au large de Chypre en panne de vent. On y rêve d’un bon « morceau de lard » et d’un « pain de campagne » cuit au four de sa maison, « mais voilà, la déraison est grande de désirer ce qu’il est impossible d’avoir » (f° 32 v.).

Si le manuscrit A a servi de brouillon pour le manuscrit B, il n’est pas en lui-même « brouillon ». Le style, qui est « l’homme » même, permet ici de découvrir, à chaque détour de phrase, une personnalité dont on ne savait autant dire rien. Frère Loupvent se livre à nous sous ses différentes facettes, toutes sublimées par son talent littéraire. Le choix délibéré et judicieux, sans faute de goût apparemment, qu’il opère dans les moyens d’expression mis à sa disposition par la langue de son époque, aboutit bien à l’émergence d’une œuvre authentique. Tous les registres traités, du sacré au quotidien, du style oratoire de combat au genre satirique plus léger et plus badin, mais toujours aussi construit, ne laissera personne indifférent. Un récit de voyage qui aurait pu n’être que cela, réussit par l’alchimie du style à prendre place dans une anthologie des écrivains du xvie siècle.