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Un travail remanié

Si le manuscrit B s’inspire de A, il n’en est pas le décalque exact. Il est œuvre à part entière. Le déroulement du temps est strictement le même dans A et dans B. La première partie du voyage, de Saint-Nicolas à Venise, est exactement notée de demi-journée en demi-journée. La deuxième partie, en bateau entre Venise et Jérusalem, aller et retour, est consignée jour après jour, départ le matin, arrivée le soir, dans un port ou à proximité de la côte, avec ancrage au large ; la date apparaissant régulièrement, sans aucune exception. Autrement dit, A est repris exactement dans B. Apparemment du moins, hormis une omission de retranscription du f° 76 r. de A, « dimanche 3 septembre ». En effet, dans B, on passe, f° 176 r., de ce « dimanche 3 septembre » au « lendemain qu’estoit le jeudi quatorzième jour de septembre », f° 176 v. Toutefois, le mode de transcription de la date en B n’est plus libellé à partir du double registre civil et religieux, comme en A. La préférence est donnée au calendrier purement civil, le renvoi au saint du jour, à la fête religieuse (saints, la Vierge Marie, le Christ), n’étant plus automatique. Si dans A, le double registre est attesté dix-neuf fois, le fait n’apparaît plus que six fois dans B.

L’examen du détail nous conduirait à remarquer qu’il se trouve des passages en A que l’on ne retrouve pas en B ; ce n’est pourtant pas dans ce sens-là que se fait le mouvement général. Bien au contraire ! B est beaucoup plus volumineux puisque nous passons de quatre-vingt-seize à deux cents folios. Certes, le voyage reste l’élément central et incontournable mais des pans entiers ont été ajoutés à la construction originelle. Ils n’ont parfois qu’un rapport lointain avec le sujet principal, mais ils éclairent sur l’intention de ce qu’il faut bien appeler « l’auteur », qui veut réaliser un « tout » maîtrisé et composé.

B est ainsi enrichi de quatre-vingt-cinq folios sur deux cents, soit 42,5 % :

  1. La constitution de Venise, f° 25 à 84, soit soixante folios ; pas loin du tiers de l’ensemble du manuscrit ;
  2. La description des Cyclades, f° 100 à 106 ;
  3. La légende d’Andromède et de Persée, f° 117 r.-v. ;
  4. La déclaration de la terre de Promission, f° 158 à 161, soit trois folios ;
  5. La dérivation des Turcs, f° 164 à 174 ; annoncée en A, f° 74 v°, en marge : « nota de parler icy de Turquye » ;
  6. La « peregrination de Jesus-Christ », f° 198 à 199 ;
  7. La « peregrination de sainct Pierre, apostre de Nostre Sauveur », f° 199 à 200.

Outre ces passages, Loupvent reprend totalement A. Il dispose, en plus de ses souvenirs, d’une documentation trouvée dans la bibliothèque de l’abbaye ou rapportée de Venise où il a, nous dit-il, recopié des cartulaires ayant trait à la constitution de la ville. En douze années, il revisite et recompose son texte initial. Il l’éclaire en quelque sorte par une érudition venant à l’appui de l’événementiel. Une vaste fresque est ainsi tentée, qui met en lumière : l’Histoire ancienne, avec le rôle de la Grèce et de Rome dans le bassin méditerranéen ; la place de la Chrétienté, aux prises avec le monde orthodoxe et la Réforme ; la responsabilité de Venise, seule puissance que Loupvent estime capable de freiner l’avancée ottomane ; la puissance de l’Islam.

Frère Loupvent, ce faisant, et à dessein dépassant l’anecdotique, se pose en historien et humaniste. Il va bien au-delà de la simple narration d’un voyage de tous les dangers, au moment où l’Islam grignote lentement la Chrétienté méditerranéenne et où l’Europe s’éparpille en querelles intestines. Cette alliance heureuse de la vision des choses saisie sur le terrain et leur insertion dans une perspective historique, grâce à un vrai talent d’auteur, a tout pour faire de B un document important qui fait date. Frère Loupvent sacrifie à cette vision des pans entiers, qui ne méritaient sans doute pas ce qui est une véritable « mutilation ». B a privilégié « l’humaniste », « l’analyste » ou le « politique » au détriment de « l’homme ». Il est vrai que, si A est le texte d’un frère pèlerin, B est l’ouvrage d’un prieur !