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    Bibliographies, notes de lectures & exercices dédiés aux étudiants.

Shereen El Feki
Sex and the Citadel. Intimate life in a changing Arab world

Londres, Chatto & Windus, 2013, 296 p.

L’ouvrage de Shereen El Feki (elle-même médecin en même temps que journaliste à The Economist, ayant occupé des responsabilités internationales pour la lutte contre le Sida) constitue un tour d’horizon informé des débats actuels sur la sexualité dans le monde arabe, posés dans leurs propres termes, en essayant – tâche délicate – d’échapper aux agendas internationaux en la matière. À mi-chemin entre le journalisme et l’étude académique, elle réussit à tenir un discours de défense d’une révolution sexuelle raisonnée, non dans une logique eurocentrée de diffusion d’une vision à la Wilhelm Reich, mais par le réinvestissement d’un patrimoine islamique de largeur d’esprit et d’érotisme populaire et savant.

C’est non seulement le cadre normatif religieux des débats sur la sexualité qui est intéressant ici, mais également les questions connexes de la géopolitique et de la temporalité des moeurs sexuelles – qu’une analyse socio-économique aurait sans doute éclairées. Elle cherche en particulier à sortir les débats sur la sexualité de l’enchâssement qui est le leur dans le monde arabe, depuis le xixe siècle, en lien avec les priorités changeantes des sociétés occidentales. Elle place par conséquent de grands espoirs dans les révolutions arabes de 2011, vues à juste titre comme un moment de retour de revendications articulées autour de l’idée de souveraineté et de réappropriation des questions de société.

Achevé fin 2012, l’ouvrage peut de ce point de vue sembler déjà politiquement daté ; mais Shereen El Feki rappelle que les évolutions des sexualités obéissent à une temporalité propre, souvent très lente, avec ponctuellement de puissantes accélérations. Les espoirs d’émancipation sexuelle qui étaient présents à Tahrir se sont très vite évanouis, mais les changements qu’elle observe s’inscrivent dans une longue durée dépassant les aléas de l’histoire politique arabe.

Pour l’auteure, qui se présente à de multiples reprises comme une musulmane croyante et pratiquante, l’émancipation sexuelle doit s’inspirer de la tradition islamique, pour éviter l’accusation d’instrumentalisation de la question au service de l’Occident. L’espoir d’un libéralisme sexuel, sortant d’une instrumentalisation du couple hétéronormatif au service de la reproduction, est cependant fragile. Dans l’ouvrage, cela dépend d’abord de la fin de la captation de la normativité religieuse par des courants islamiques conservateurs, héritiers du réformisme moralisateur né dans le monde arabe en réaction au victorianisme (thème qu’elle explore au chapitre 1). C’est aussi la rupture avec une religiosité importée, celle des pays du Golfe.
Dans ces derniers États, elle décrit pourtant des dynamiques de sexualité complexes, liées au niveau de vie et donc aux attentes des familles vis-à-vis du mariage. Celui-ci (analysé au chapitre 2) est vécu comme une condition d’accès à la sexualité, condition d’abord économique dans des États extrêmement inégalitaires. La description qu’elle fait de la préparation des fêtes de mariage dans les pays du Golfe, affichant un luxe insolent à un coût prohibitif, illustre de façon stupéfiante une idée qui court à travers son livre. Au nom de normes islamiques, et parfois malgré elles, la sexualité est une affaire hautement socialisée, en dépit des tabous qui l’entourent ; et cette socialisation a un coût, directement économique, qui explique les conditions très sélectives mises à l’accès au mariage, et les stratégies de contournement de celle-ci. L’ordre conjugal apparaît cependant précaire et paradoxal en raison, d’un côté, de la polygamie et de la rapidité du divorce pour l’époux, de l’autre, de l’inacceptabilité sociale du divorce et, par inclusion, de la figure « tentatrice » de la femme divorcée. Il en résulte un ordre social sexualisé, et par là invisible, dans lequel la satisfaction de l’époux devient un objectif de survie affective et économique du ménage, et l’origine de stratégies vestimentaires, thérapeutiques et professionnelles complexes et incertaines.

À partir de là, Shereen El Feki dévide l’écheveau de multiples débats sur la sexualité. Ceux-ci, abordés le plus souvent en termes de licéité des pratiques, constituent un catalogue de questions qui ont tout des problèmes sociaux – y compris la publicité. Elle analyse, notamment au chapitre 6 à l’égard des personnes classées comme Lgbtq (lesbiennes, gays, bisexuels et bisexuelles, trans et queers – catégorisations qui semblent encore trop rigides à ses interlocuteurs), les arrangements et mobilisations des personnes qui se retrouvent marginalisées en raison de leur sexualité ; et l’attitude modulaire des pouvoirs publics, entre une tolérance nourrie de l’idée qu’il ne s’agit pas de questions de police, et des phases de violence répressive, mue notamment par le contexte politico-religieux.

L’analyse de ces questions comme problèmes sociaux est souvent éclairante, illustrée de vignettes personnalisées et percutantes. Mais, outre que l’auteure concentre sa réflexion sur l’Égypte (et de façon limitée, le Maroc, la Tunisie, le Liban et les Émirats Arabes Unis), elle fait l’économie d’une analyse structurelle. C’est pourtant précisément là que Nadine, une activiste libanaise qui refuse de se définir même comme lesbienne ou queer, situe les problèmes (p. 250). Dans son cas, il s’agit de la conjonction d’une société libanaise violemment inégalitaire et du confessionnalisme, qui signifie que ce n’est pas une unique norme dominante (disons l’islam pour faire bref), mais les normes de chacune des confessions institutionnelles qui jouent sur la législation. Le livre est néanmoins une lecture rafraîchissante, qui tranche avec des volontés hexagonales de camper l’islam comme une religion monobloc et parfaitement répressive en matière sexuelle.

Par Philippe Bourmaud

Bernard Heyberger, Rémy Madinier (dir.)
L’islam des marges
Mission chrétienne et espaces périphériques du monde musulman XVIe-XXe siècles

Paris, Ismm – Karthala, 2011, 288 p.

L’ouvrage, publié sous la direction de Bernard Heyberger et Rémy Madinier, propose de rendre compte de l’histoire d’un échec, celui de la mission auprès des musulmans. Avec la reprise de l’élan missionnaire au xvie, réactivé au xixe siècle, des missionnaires chrétiens partent à la conquête évangélique du monde. Au xixe, les terres d’islam semblent alors des eldorados enfin accessibles grâce au nouvel ordre imposé par l’impérialisme européen. Pourtant, la désillusion est à la hauteur des espérances et les conversions ne sont toujours pas légion.

Face à ce constat, l’énergie des missionnaires continue de se concentrer sur les chrétientés autochtones et se réoriente vers « l’islam des marges ». En effet, certains groupes de musulmans, perçus comme superficiellement islamisés et repérés comme mieux disposés à recevoir le message évangélique, voient converger vers eux les efforts missionnaires. Le malentendu repose, entre autres, sur une approche livresque de l’islam qui génère une confusion entre islamisation superficielle et islamisation différente.

Le livre propose neuf études de cas qui couvrent un espace du Maghreb à l’Indonésie et une temporalité qui court du xvie au xxe siècle : Hughes Didier, « Les jésuites auprès d’Akbar : une mission chrétienne atypique auprès d’un souverain musulman atypique » ; Bernard Heyberger, « Peuples « sans loi, sans foi, ni prêtres », druzes et nusayrîs de Syrie découverts par les missionnaires catholiques (xviie-xviiie siècles) » ; Chantal Verdeil, « Une « révolution sociale dans la montagne » : la conversion des Alaouites par les jésuites dans les années 1930 » ; Karima Dirèche, « Coloniser et évangéliser en Kabylie : les dessous d’un mythe » ; Hans-Lukas Kieser, « Marges de manœuvre missionnaires : les stratégies américaines dans le monde ottoman » ; Florence Hellot, « Tentatives missionnaires auprès des musulmans de Perse et dans les montagnes kurdes (sur les marges de l’Empire ottoman et de la Perse, avant la Première Guerre mondiale) ; Mojan Membrado, « L’impact des missionnaires chrétiens du début du xxe siècle sur l’étude d’une communauté initiatique kurde : les « Fidèles de la Vérité » (Ahl-e Haqq) » ; Rémy Madinier, « Espoirs abangan : les missionnaires chrétiens et l’islam javanais, 1808-1945 » ; Alexandra Loumpet-Galitzine, « “islam bâtard” ou religion refuge ? La mission protestante française face à l’islam bamoun (Ouest-Cameroun) ».

In fine, ces missions des « espaces périphériques du monde musulman » ne s’avèrent pas plus porteuses d’espoir en termes de conversions.

Le lecteur pourra toujours s’interroger sur l’ambiguïté de la notion de périphérie du monde musulman proposée par cette sélection : dans quelle mesure l’Indonésie, l’Algérie, la Perse ou encore le monde ottoman entrent dans cette catégorie ? Cela n’enlève rien à l’intérêt des études de cas qui composent l’ensemble.

On ne saurait que recommander la lecture de certains articles qui développent les pistes que des travaux pionniers, non mentionnés dans l’introduction, avaient, en leur temps, déjà mis en évidence.

Par Oissila Saaïdia

Christophe Pons (dir.)
Jésus, moi et les autres
La construction collective d’une relation personnelle à Jésus dans les Églises évangéliques : Europe, Océanie, Maghreb

Paris, Cnrs Éditions, 2013, 275 p.

Nous le savons, la religion qui progresse le plus dans le monde est le christianisme dans ses variantes évangéliques. Dans cet ouvrage, sous la direction de Christophe Pons, il est question de conversions aux Églises évangéliques dans trois types de territoires : des sociétés où le christianisme est présent depuis des siècles, des sociétés de culture musulmane et des sociétés présentées comme « païennes » où le christianisme est en situation de concurrence avec les religions traditionnelles. Ce choix atteste que la mobilité religieuse n’est pas le fait d’une religion en particulier, mais repose sur le processus d’individuation qui touche toutes les sociétés à des degrés divers.

Un premier ensemble d’articles est constitué par des espaces insulaires : Y. Fer, « “J’ai vu la grand-mère avec Jésus”. Relation personnelle à Dieu et liens familiaux en milieu pentecôtiste polynésien », A. Fitzgibbon, « La reconquête de “soi”. Être pentecôtiste dans les communautés villageoises des îles Shetland » et C. Pons, « Hommes bons et hommes de tête. Les implantations différentielles des églises évangéliques aux Féroé et en Islande ». On retiendra de ces communications que le processus de conversion aux Églises évangéliques est attesté aussi bien dans les « sud » que dans les « nord » et qu’il ne s’inscrit pas toujours dans l’anonymat des espaces urbains. Un deuxième ensemble est constitué par les articles de K. Dirèche, « Jésus et Muhammad : des fois en dissonance ? Discours des convertis néo-évangéliques sur l’islam dans l’Algérie d’aujourd’hui » et de K. Boissevain, « Devenir chrétien évangélique en Tunisie. Quelques aspects d’une conversion en pays musulman à la veille de la révolution (2009 - 2010) ». Ces articles rappellent, si besoin était, que la mobilité religieuse existe dans les sociétés de cultures musulmanes. Un dernier groupe rassemble deux contributions qui portent sur des espaces insulaires en contexte de « paganisme », terme utilisé dans l’introduction qui mériterait d’être discuté. Il s’agit P. Lemonnier, « Arcs, flèches et orgue électrique. À propos de modernité et d’offensives évangéliques dans la vallée de Wonenara (Papouasie-Nouvelle-Guinée) » et P. Bonnemère, « À chacun sa Bible. Styles de prêche et rapport à Jésus dans la vallée de Wonenara (Papouasie-Nouvelle-Guinée) ». Les missions évangéliques ne connaissent pas de frontière : techniques et discours missionnaires s’adressent à tous les hommes. L’ouvrage se termine par un épilogue de V. Vaté, « “L’enfer, c’est les autres ?” Distance, relation à autrui et à Jésus des convertis au protestantisme évangélique » qui reprend les principaux thèmes en les problématisant à partir des exemples développés.

In fine, la mise en parallèle de ces études de cas laisse apparaître « de troublantes convergences, en particulier le même élan libérateur revendiqué par ce christianisme, et dans sa manière de se constituer dans un rapport d’opposition et de déconstruction de l’autre. » (4e de couverture).

Par Oissila Saaïdia

Chantal Verdeil (dir.)
Missions chrétiennes en terre d’islam
Moyen-Orient, Afrique du Nord (XVIIe-XXe siècles)
Anthologies de textes missionnaires

Turnhout, Brépols, 2013, 407 p.

L’ouvrage dirigé par Chantal Verdeil se présente comme une anthologie de textes missionnaires sur les « Missions chrétiennes en terre d’islam, Moyen-Orient, Afrique du Nord (xviie-xxe siècles) ». C’est pourquoi, il s’inscrit dans la collection d’anthologie missionnaire dirigée par Chantal Paisant. Comme le rappelle très justement C. Verdeil, « l’histoire des missions connaît depuis une trentaine d’années un profond renouvellement » (p. 5). L’introduction de l’ouvrage, bien documentée, retrace dans ses grandes lignes l’historiographie sur le sujet et résume les principales caractéristiques de la mission en terre d’islam. Les bornes chronologiques retenues, xviie-xxe siècles, rappellent, si besoin était, que la mission chrétienne dans le monde musulman est antérieure à la colonisation. Toutefois, la période coloniale a été une période d’expansion des missions chrétiennes dans le monde en général, dans les pays musulmans en particulier.

L’ouvrage s’intéresse aux missions présentes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Chaque espace a ses spécificités : de chrétientés autochtones il n’est plus question dans le nord de l’Afrique alors qu’elles restent attestées au Moyen-Orient ; la domination coloniale ne s’est pas imposée de la même façon au Maghreb et au Machrek, etc. Toutefois, les modalités de l’implantation missionnaire sont les mêmes à travers les œuvres scolaires, hospitalières et de bienfaisance, pour l’essentiel.

La place accordée aux textes missionnaires dans le livre varie d’un article à l’autre comme celle réservée à la présentation du contexte car certains auteurs ont privilégié les textes, d’autres l’analyse de la mission.
L’ensemble s’organise autour de sept communications : B. Heyberger, « Missions catholiques en Syrie à l’époque moderne », H.-L. Kieser, « Missionnaires américains en terre ottomane (Anatolie) », F. Hellot, « L’enseignement, enjeu des missions chrétiennes en Iran (xixe siècle et début du xxe siècle), C. Fredj, « Une mission impossible ? L’Église d’Afrique et la conversion des “indigènes” (1830-année 1920) », K. Summerer-Sanchez « L’action sanitaire et éducative en Palestine des missionnaires catholiques et anglicans (début du xxe siècle) », C. Chanel, « Femmes, missionnaires et suédoises en terre d’islam. Une mission protestante à Bizerte au début du xxe siècle » et C. Verdeil, « La mission jésuite auprès des Alaouites (Syrie) ».

L’ouvrage atteste de la vitalité de ce champ de l’histoire et de l’importance des sources de premières mains que constitue la littérature missionnaire.

Par Oissila Saaïdia

Anne-Laure Zwilling (dir.)
Lire et interpréter

Genève, Labor et fides, 2013, 320 p.

Cet ouvrage collectif fait le pari d’interroger les grandes expressions religieuses (hindouisme, bouddhisme, judaïsme, christianisme, islam) à partir des textes fondateurs auxquelles elles se réfèrent. Il prend pour postulat que par-delà la diversité apparente des formes et des contenus, tous ces textes comportent selon l’expression de Paul Ricœur une « identité narrative ». Il est donc possible de recourir aux sciences humaines et sociales pour analyser comment chaque courant religieux construit dans sa lecture des textes son rapport à l’histoire, règle leur transmission et leur réception. L’ensemble des contributions est rassemblé sous cinq entrées.

La première sous le titre « les textes fondateurs, place et statut » s’intéresse à l’hindouisme, à la Bible hébraïque, à la Septante et aux textes fondateurs de l’islam (sunna et hadith). La seconde se penche sur « l’interprétation et son histoire : canon, méthodes, pratiques » à partir d’études d’extraits puisés dans la Bible hébraïque, l’Ancien Testament chrétien, le Nouveau Testament et l’islam. La troisième recourt à des « Approches littéraires et philosophiques » pour les appliquer à la Bible et au Coran. La dernière donne des exemples des « Évolutions contemporaines » dans la relecture et l’interprétation de textes bouddhistes et chrétiens. L’approche comparatiste permet ainsi de dégager des traits communs mais aussi des différences et des évolutions dans la manière de se référer aux textes et de les lire. D’une lecture exigeante mais stimulante, l’ouvrage permet de dépasser ou de relativiser les interprétations classiques qui tendent à réserver au christianisme l’effort d’une lecture critique. Il montre comment dans chaque tradition religieuse dominent des postures face au texte et s’imposent des méthodes qui déterminent leur lecture et leur interprétation. Comme le suggère la dernière contribution, lire et interpréter, quels que soient les textes, c’est entrer dans un triangle dont les trois éléments sont l’exégèse (ou ce qui en tient lieu), le texte et le lecteur.

Par Claude Prudhomme