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Une écriture française

Frère Loupvent, de Saint-Mihiel en Lorraine de l’ouest, au beau milieu du xvie siècle, écrit en français. Son texte, tel que nous le découvrons, dans son état de 1531-1532, démontre une fois de plus, avec clarté, qu’il n’existe pas de « langue lorraine », contrairement à ce qui se dit encore ou ce qui se croit toujours.

Charles Bruneau disait de Philippe de Vigneulles[1], né en 1471, mort vraisemblablement en 1528, un peu plus âgé par conséquent que frère Loupvent, qu’il « écrit exactement comme il parle ». Ce qui signifie que Philippe, le Messin, écrivait comme on parlait à Metz. Y a-t-il concordance parfaite entre langue écrite et langue orale ? Cela serait à prouver, et mériterait en tout cas d’être nuancé. Il s’agirait plutôt de ce qu’il faudrait nommer un exemple local d’une koinè littéraire française utilisée sur l’ensemble du territoire français, avec des « écarts » régionaux bien connus de vocabulaire ou de phonétique, davantage que de faits morphologiques ou syntaxiques. Un scribe, d’où qu’il soit en France, dès l’instant où il entreprend de rédiger un texte, se comporte ipso facto en clerc, en savant formé au maniement d’un code artificiel pratiqué et reconnu à l’intérieur d’une communauté déterminée, pour nous le domaine de « langue française ». Ce scribe, vraisemblablement et nécessairement bilingue, adoptera pour écrire un système qui ne se confond pas totalement avec le sermo vulgaris même si, ici ou là, il y introduit des termes de vocabulaire, voire des tours morphosyntaxiques qui relèvent précisément de la région dans laquelle il est immergé, que la chose soit consciente ou inconsciente.

Frère Loupvent, entré jeune à l’abbaye bénédictine de Saint-Mihiel, y apprend ses Lettres, fort bien apparemment. Les textes que nous avons de lui, autres que celui du Voyage à Jérusalem de 1531, prouvent qu’il écrit de façon fort talentueuse, et en français bien sûr. Il est devenu « écrivain français ». Le cas de frère Loupvent n’est pas différent de celui de Rabelais ou de Montaigne. Comme eux, chacun étant tributaire, peu ou prou, de son propre pays, frère Loupvent écrit un français proche, pour ne pas dire identique, à ce que nous pouvons appeler le français de la Renaissance, celui d’un siècle « médian » entre le Moyen Âge finissant et le « français moderne » du xviie siècle qui se profile à l’horizon. Une langue difficile, un peu « ancienne » encore, dont le vocabulaire, tout en restant le même, change progressivement de signification, souvent sans le dire tout à fait, et qui à ce titre a bien besoin, pour franchir la rampe de la modernité, de la béquille d’une traduction.

Dans ce texte du xvie siècle, l’ancien français est encore et fréquemment sous-jacent. La déclinaison à deux cas a disparu, sauf à apparaître dans un état totalement anarchique, l’emploi ou le non-emploi de -s ou de -z en fonction de cas-sujet n’ayant plus rien de « pertinent ». Par exemple : « ung gros villaige cituez… ». Cependant, frère Loupvent maintient, le plus souvent, la distinction pour les verbes du premier groupe en -er entre radicaux à palatale, type « mangier », et sans palatale, type « chanter », à l’infinitif (-ier, -er), au participe passé (-ié, -é) et même, de façon moins systématique, au participe passé féminin (-iée, sous la forme -ie, et -ée). La conjugaison, qui opposait au présent de l’indicatif « il trueve » à « nous trouvons », est encore régulièrement attestée. La syntaxe du participe présent est conforme à ce que l’on trouvera encore au xviie siècle, à savoir son accord en genre et en nombre (« les belles fontaines venantes »), de même que l’emploi du pronom personnel réfléchi en proposition complétive : « viennent les seigneurs et les dames eulx bangnier ». Le recours à la vraie étymologie, ou à la fausse, appartient bien à la nouvelle tendance qui consiste à renouer avec le latin, dans les formes suivantes : « il fict » ; « (cela) faict » ; « (la chose) dicte » ; « il receüpt » ; « les saincts et sainctes » ; « sçavoir » ; etc. Frère Loupvent n’est pas le dernier à sacrifier à la mode nouvelle. L’emploi du démonstratif neutre, sous la forme « cen », bien connue, mérite aussi d’être mentionné, bien qu’il fasse partie d’une scripta beaucoup plus large que la Lorraine seule. Il n’y a, dans ce relevé, rien, ou presque, qui puisse être affecté d’une connotation spécifiquement localisable dans une région particulière à l’exclusion de toute autre.

Le traitement de a en toute position, autre que sous l’accent tonique, mériterait un examen plus approfondi. Le lorrain, à ce sujet, est affecté par une tendance générale à palataliser cette voyelle, ce qui la tire acoustiquement vers un timbre proche de è, que certains écrivent et, et beaucoup plus souvent ai. D’où toutes ces possibilités de réalisations graphiques par a ou par ai. Il apparaît que, de ce point de vue, nous avons affaire à une préférence régionale de la Lorraine dans son ensemble. Si, sous la plume de frère Loupvent, l’article féminin est plus souvent « la » que « lai », il n’en va pas de même pour le suffixe -age, dans les nombreux cas représentés par les noms abstraits. Nous avons ici -aige, a peu près régulièrement. La liste en serait trop longue pour que nous l’établissions dans sa totalité. On n’en retiendra que quelques occurrences : « fromaige » ou « parsonnaige ».

Frère Loupvent semble « fâché » avec la morphologie des verbes du troisième groupe, attiré analogiquement par le premier. Si nous « parti(s)mes » est la forme fréquente, utilisée en particulier chaque matin de la randonnée à cheval pour signifier l’instant de départ ; « nous parta(s)mes », lorsque la nave va quitter un port par exemple, est également bien attesté.

La « lorrainité » du texte de frère Loupvent apparaît plus clairement, et cette fois de façon indiscutable, à l’utilisation d’un vocabulaire dont il nous faut lui savoir gré. Frère Loupvent, en 1531, de Saint-Mihiel, dans ce qu’il appelle encore son « Barrois », a toutes les qualités pour inscrire l’histoire d’un mot dans toute l’authenticité et l’« épaisseur » souhaitables. Le lexique du Voyage à Jérusalem, pour ce qui est du registre de la vie courante, ou ce qui touche aux realia, constitue une mine de renseignements d’ordre ethnographique de première importance. Que l’on en juge.

Pour ce qui concerne les trois repas principaux qui ponctuent la journée, les Lorrains de 2007 continuent, comme le faisait frère Loupvent régulièrement en 1531, à « déjeuner » le matin au lever, à « dîner » à midi, et à « souper » le soir. Nous mangeons des « œufs cuits dur » comme lui, laissant à d’autres les « œufs durs ». Le « seugnon », le sureau, est bien présent sur le mont des Oliviers ; c’est à l’une de ses branches que s’est pendu Judas. Les Arméniens, l’une des sept composantes de la communauté chrétienne à Jérusalem, n’utilisent pas de cloches pour annoncer leurs offices, mais bien une « crécelle ». Les jardins et les champs se signalent par leurs « trochées », comme à Fraimbois dans les Contes du même nom. Les fruits, quand ils ne sont pas encore mûrs, sont « fiers ». Frère Loupvent s’extasie, tout au long de son périple, devant les beaux « corps » de bois ou de terre qui conduisent l’eau vers les fontaines, que les « goulottes » crachent à plusieurs pieds de hauteur. Et le relevé de ces mots régionaux, vrais termes patois de chez nous, n’est pas exhaustif !