Voyage d'un Lorrain en Terre sainte au XVIe siècle.

Pula 1

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Sauf-conduit du duc Antoine

[1 v.][1] Antoine, par la grâce de Dieu, duc de Calabre, de Lorraine et de Bar, marquis de Pont-à-Mousson, comte de Vaudémont, etc., à tous et à chacun, rois, monarques, princes, seigneurs, maîtres des cités, capitaines, gouverneurs, officiers, maîtres et responsables des équipages en mer, collecteurs des taxes, questeurs, gens d’armes et leurs hommes, tous ministres confondus, tant ecclésiastiques que séculiers et gens du commun, entre les mains de qui les présentes lettres parviendront, salut.

Nous portons à la connaissance de tous les faits suivants. Les vénérables Nicole Loupvent, moine et trésorier de l’abbaye Saint-Michel de Saint-Mihiel, au diocèse de Verdun, Bertrand de Condé, seigneur de Clévant, Charles de Condé, chevalier, archer à cheval de la garde de notre personne, Didier Le Dart, officier municipal, questeur de Pont-à-Mousson, nos sujets relevant de notre autorité, ont tenu, à ce titre, à nous exposer leur intention résolue, poussés en cela depuis longtemps par une ardente piété et animés d’une sincère dévotion, de partir pour l’étranger, afin de visiter, conformément au vœu solennel qu’ils en avaient fait, Jérusalem et les autres Lieux Saints, tant de Judée que de Syrie, et afin de pouvoir plus commodément trouver passage dans les territoires relevant de l’autorité de tous les princes, quels qu’ils soient, ainsi que dans les espaces urbains, et d’avoir accès aux propriétés, aux demeures et aux gîtes offerts à l’hospitalité, pour y obtenir les approvisionnements nécessaires, nous ont présenté leur humble requête dans une lettre, attestant de leur bonne foi et de leur loyauté.

Or, comme la plus grande partie des êtres humains dans leur ensemble respectent avec le plus grand scrupule soit les vœux religieux, soit les lois de la parole donnée, en veillant en particulier, cela va de soi, à ne pas tolérer que leurs gens réduisent à l’état de servitude leurs hôtes, quels qu’ils soient, ou les étrangers se présentant à eux, nous avons de bon gré remis et donné et nous confions et nous donnons le mandat et le présent certificat aux nobles personnes susdites, attestant par les présents qu’ils sont gens libres et de bonne naissance, en un mot nos sujets immédiats. En conséquence, à vous tous à qui le présent document parviendra, nous demandons de bien vouloir permettre que ces mêmes hommes de qualité, nos vassaux et nos sujets actuellement voyageurs à l’étranger, obtiennent obligeamment de vos hommes et de vos propres sujets libre passage et sauf-conduit, en même temps que toutes choses nécessaires à leur subsistance, tant à l’aller qu’au retour, après entente entre eux, cela va de soi, sur les prix pratiqués pour les transactions, de la même façon que nous nous efforcerions, si le cas venait à se présenter, de tout faire pour que tout ce que vous souhaiteriez obtenir pour vous-mêmes et vos vassaux, nous vous l’accordions, sans aucune hésitation, globalement et dans le détail.

En témoignage de quoi, en tout cas, nous avons signé de notre signature autographe la présente lettre, et de manière à lui conférer encore un surcroît de crédit, nous avons fait procéder à l’apposition, sous le texte, de notre sceau. Donné en notre citadelle de Bar, l’année du Seigneur mille cinq cent trente et un, le quatorzième jour d’avril.

[2] Le voyage de la sainte cité de Jérusalem avec la description et la représentation des itinéraires, lieux, ports, villes, cités et autres endroits, fait l’an mil cinq cent trente et un par moi, frère Nicole Loupvent, moine et trésorier au monastère de Monseigneur Saint-Michel de Saint-Mihiel de l’ordre de saint Benoît au diocèse de Verdun.


Prologue

Pour l’honneur, la gloire et la louange du sauveur et rédempteur Jésus et de sa très sainte et fructueuse Passion, laquelle (pour nous remettre en possession de notre ancien héritage dont nous avions été privés par la faute de nos premiers parents à la suite du conseil du serpent plein de fausseté, l’ennemi implacable de toute la descendance des hommes) il a voulu de son plein gré, librement et volontairement en se livrant à la mort (comme l’agneau au sacrifice) ignominieusement et plus cruellement que quelque autre que ce soit supporter et endurer, et pour engager les Chrétiens dévots à se remémorer sa dite Passion et conséquemment à entreprendre le voyage et les visiter aux Lieux Saints qu’il a voulu choisir afin de racheter et de réparer l’offense dessus dite, désirant célébrer et exalter, par force conseils et recommandations le saint et salutaire voyage et pèlerinage à la sainte cité de Jérusalem, voulant aussi (pour faire bref) démontrer avec clarté, sous forme de lecture, les grandeurs, prééminences, dignités, fruits récoltés, utilités dudit saint voyage, j’ai la volonté de recourir à une méthode et à une façon de faire telles que les cœurs des dévots Chrétiens animés de dévotion pour ledit saint pèlerinage puissent, avec l’aide de Dieu, suivre leur dévote inclination et leur désir, les poussant à entreprendre ledit saint voyage.

Et parce que l’on ose entreprendre avec plus de facilité et avec moins de crainte les choses sur lesquelles on possède quelque certitude ou information, soit par expérience personnelle, soit d’après la relation qui en a été faite par autrui, et également parce que les choses du tout au tout inconnues semblent impossibles ou au moins plus extraordinaires qu’elles ne le sont, j’ai bien voulu (en mettant au service de cette entreprise mon faible quoique pesant travail et pouvoir), en guise d’avertissement aux dévots pèlerins chrétiens qui désirent accomplir ledit saint voyage de Jérusalem des lieux dangereux et autres risques qui peuvent se rencontrer durant ledit voyage tant à cause de la grande [2 v.] et longue distance de la route par mer et par terre, des peuples dont la langue et les mœurs sont différents des nôtres, qu’à cause du danger encouru du fait des Turcs, les ennemis de notre sainte religion catholique, et des chemins, lieux et endroits empruntés, en même temps que de la diversité des pays qu’il faut traverser, mettre et rédiger brièvement par écrit, non pas à la façon d’une œuvre topographique ou de toute autre description artistiquement composée, mais simplement et de la façon dont les choses se sont présentées et comme elles ont apparu à mon simple et brut entendement pendant ledit voyage fait et accompli par moi ci-dessus nommé, sans toutefois vouloir reprocher à tant de gens savants et doctes qui auparavant se sont entremis (avec l’aide de Dieu) d’accomplir cedit saint voyage, d’avoir omis beaucoup de choses dignes de narration pour peu qu’ils en aient eu l’étalage sous leurs yeux. Toujours est-il qu’à ma façon d’écrire grossière et sans apprêt, j’ai rédigé le soir et consigné par écrit ce que le jour j’avais vu digne d’être rapporté, en tenant loyalement le journal des choses ci-dessus dites énumérées sans rien y ajouter ou omettre quoi que ce soit de la vérité, telle que de mes propres yeux je pouvais en avoir connaissance, en commençant ledit voyage depuis la ville de Saint-Nicolas[2] en Lorraine, jusqu’audit lieu de Jérusalem, tant à l’aller qu’au retour, jusqu’à la noble, opulente et puissante cité de Venise, priant tous ceux qui voudront bien lire ce présent petit traité et y poser le regard, de porter davantage d’intérêt à la vérité et à la simple narration du fait qu’à sa brute composition.


Saint-Nicolas-de-Port – Venise

(9-28 mai) 

Pour la louange et la gloire de notre doux Sauveur Jésus, de sa digne et glorieuse mère la benoîte Vierge et chaste Marie, et aussi de toute la cour céleste du Paradis, ainsi que des bons et dévots Chrétiens, nous trois ici nommés et consignés par écrit, à savoir monseigneur le capitaine de Condé-sur-Moselle, nommé Charles de Condé, et le receveur de Pont-à-Mousson nommé Didier Le Dart, originaire de Courouvre[-en-Barrois], et moi frère Nicole Loupvent, moine et trésorier du monastère de Monseigneur Saint-Michel de Saint-Mihiel, diocèse de Verdun, dans le duché de Bar, poussés par le désir et le zèle de la dévotion depuis longtemps imprimés au fond de nos cœurs et de nos intentions, nous nous retrouvâmes en un lieu retenu et fixé d’un commun accord, à savoir [3] en la ville de Saint-Nicolas en Lorraine, diocèse de Toul, le mardi, neuvième jour du mois de mai, jour de la Translation de monseigneur saint Nicolas. Pour commencer notre sainte et fervente entreprise, après avoir dit la messe à l’autel de monseigneur saint Nicolas (il y avait là, un grand rassemblement de gens de bien désireux d’assister à notre départ), et nous être bien et amplement restaurés dans la maison d’un bon marchand dudit lieu du nom de Jean de Tellancourt, nous retournâmes là où nous étions logés à la Licorne, au milieu du grand concours des pleurs, des cris et des lamentations des bonnes et fidèles épouses de mes compagnons pèlerins et d’un bon nombre d’autres qui s’étaient regroupés pour nous voir partir. Lorsque j’eus prié Ferri Bon, qui était un homme de qualité, et qui m’avait accompagné jusque-là, de faire mes humbles recommandations à mes amis, vers neuf heures, nous quittâmes ledit lieu, accompagnés de plus de trois cents personnes, qui firent route avec nous jusque dans les prés verdoyants, source pour nous de grand réconfort. Nous prîmes congé d’eux en leur faisant nos salutations ; alors notre train fut tel qu’il nous fallut peu d’heures pour arriver à Lunéville[3] chez monseigneur le gruyer nommé Jean Lamblin, où nous retrouvâmes notre frère et compagnon monseigneur de Clévant, nommé Bertrand de Condé, qui nous accueillit fort civilement. (Une fois le vin goûté et nos chevaux reposés,) nous allâmes au grand galop jusqu’à la ville de Raon[-l’Étape][4]. Pour cette première journée, le chemin parcouru nous fut plein de désagréments et de souffrances. Là nous fûmes logés chez Hannus de Dieuze, et nous prîmes paisiblement notre souper en compagnie de monseigneur le secrétaire Jean Ludre, conseiller de la maison du haut et puissant Prince, très honoré seigneur, monseigneur de Lorraine.

Le lendemain mercredi, dixième jour de mai, quand nous eûmes assisté à la messe, et que l’on nous eut remis en main, provenant du cher père gardien du couvent de Raon, un billet de recommandation et de protection à l’adresse du patriarche et gardien du couvent de Sion à Jérusalem, nous quittâmes ledit lieu à environ six heures du matin, et nous vînmes dîner[5] dans un petit village nommé Luvigny[6], situé dans les montagnes des Vosges, qui appartient au comte de Salm[7]. Puis nous montâmes en selle, et traversâmes un espace pierreux et au relief accidenté, croisant des forgerons[8] qui ressemblaient davantage à des Éthiopiens qu’à des Anglais, et nous vînmes souper dans une petite et bonne ville nommée Mutzig[9] sise sur une petite rivière nommée la Bruche[10]. [3v.] La ville et la rivière appartiennent à un jeune seigneur allemand, nommé Georges Brech. Là, nous fûmes traités avec magnificence à la mode du pays, conforme à la tradition bien connue d’un chacun de la courtoisie des Allemands.

Le lendemain jeudi, onzième jour de mai, nous quittâmes ledit Mutzig et nous étions arrivés de bonne heure, pour le dîner, dans la belle, grande, opulente, vaste cité de Strasbourg[11], anciennement appelée Argentine. Nous fûmes logés dans la maison d’un hôtelier de langue romane, du nom de Martinus Gros, grand homme de bien et d’honneur, qui n’était pas infecté par la puante secte luthérienne[12] ; pour la présente année il avait payé une amende de dix florins aux maîtres de la cité, au motif que sa femme et ses trois filles (de grande beauté) s’étaient rendues dans un village voisin, secrètement, le jour de Pâques pour se faire délivrer un billet de confession et recevoir le Sauveur de notre Rédemption. Nous restâmes là, la grande journée, à visiter ladite cité, qui est quasi inexpugnable du fait des extraordinaires travaux de défense qu’y effectuent quotidiennement six cents ouvriers, tant maçons que terrassiers, qui travaillent à la fortification de la cité, et qui construisent de puissants bastions faits avec des pierres provenant d’églises qu’ils ont détruites et abattues à l’extérieur. Barbarie que ce spectacle de la destruction des autels sur lesquels on célébrait le divin office ! Il ne serait pas possible, à travers toute la cité, d’en trouver un seul intact. L’église principale et cathédrale est extraordinairement bien entretenue et propre à cause de la prédication qui y est donnée quotidiennement, deux fois chaque jour, à six heures du matin et à quatre heures du soir, par un docteur prêtre qui présentement est marié, selon la religion, la pratique et la mode de Luther. Je n’oublierai pas de parler de la grande tour de ladite cathédrale, car sans mentir, je prétends que c’est l’œuvre au monde que l’on doit célébrer et estimer pour sa grandeur, sa hauteur, sa « vastité ». Et je tiens pour véritable que dans tout l’hémisphère supérieur du monde il serait impossible de trouver un seul ouvrier assez savant dans l’art de construire qui serait capable de réaliser semblable chef-d’œuvre.

Depuis le pied de la tour jusqu’à son extrémité, en dessous de la boule d’or qui la couronne, elle a de hauteur six cent douze marches d’escalier à monter, qui peuvent bien avoir chacune à peu près un pied de haut. Ce qui est extraordinaire. La coiffe est entièrement faite d’un réseau de pierres finement ajourées. Et il y a huit escaliers tournants fixés aux huit pans montant tous jusqu’à la pyramide. Je n’ai pas voulu manquer de m’installer tout au haut du pinacle, pour juger moi-même de la chose. [4] Pour visiter les lieux, nous offrîmes, en paiement, le repas aux gardes et au personnel de la tour, employés là chaque jour, et qui sont plus de vingt ; et la table fut dressée dans les grandes galeries à claire-voie de la tour, au son des trompettes, clairons et hautbois. Quel harmonieux concert ce fut !

Le vendredi matin, douzième jour de mai, nous quittâmes Strasbourg, et nous franchîmes le pont du Rhin, long de plus de cent cinquante pas, tout entier en bois. Nous traversâmes la ville de Diersheim[13], et nous vînmes dîner dans une bonne ville du nom de Stollhofen[14] qui appartient au marquis de Bade. En début d’après-midi, nous étions à nouveau en selle et le soir nous fîmes étape à Rastatt[15], un fort beau village, qui appartient au marquis de Bade. Nous fûmes bien traités ; le vin était bon, le poisson l’était aussi ; il y avait de la viande, au cas où nous aurions eu l’intention d’en manger. Néanmoins pour prendre connaissance de la fermeté des principes qui animent nos beaux Luthériens, monseigneur de Clévant, notre compagnon, personnage très pondéré et grand expert en langue teutonique, demanda à notre hôte si eux mangeaient de la viande le vendredi. L’hôte, en guise de réponse, lui demanda si chez nous on mangeait du poisson le jeudi ; il lui fut répondu que oui : « Il n’y a pas plus de mal (répondit l’hôte) à manger de la viande le vendredi, qu’à manger du poisson le jeudi. » Telle fut la conclusion donnée à notre requête.

Le samedi au matin, treizième jour de mai, nous quittâmes Rastatt, et nous traversâmes une jolie et bonne ville, fort plaisante, bien à l’abri derrière ses tours et ses bonnes fortifications, du nom d’Ettlingen[16], où il y a de nombreuses fontaines alimentées par des « corps »[17] en bois. Parce que ce n’était encore pas l’heure de dîner, nous poussâmes un peu plus loin, jusqu’à un bon gros village du nom de Langensteinbach[18], et nous dînâmes là à la fortune du pot[19], selon l’approvisionnement connu des villages luthériens. Nous marquâmes un léger temps d’arrêt, pour éviter la véhémente chaleur qu’il faisait. Une fois tirés de notre sommeil, notre allure fut plus rapide qu’avant, et nous vînmes passer la nuit dans une bonne ville, très belle et munie de défenses, qui appartient au dessusdit marquis de Bade. Elle a nom Pforzheim[20]. Les anciens de la cité rapportent qu’ils sont d’une lignée de Troyens, à laquelle appartenaient deux princes, l’un du nom de Phocis et l’autre d’Ascagne ; ils étaient chefs et capitaines, et vassaux de Priam, roi de Troie-la-Grande, comme l’écrit le poète Homère dans son Iliade : « Phocys et Ascagne conduisirent les bataillons phrygiens loin de l’Ascanie. » La chose est assurée par maître Jean Reuchlin[21] [4v.] dans un livre écrit par lui, intitulé De verbo mirifico.

Après le souper, notre hôte nous fit faire, à travers toute la ville, la visite des entrepôts de marchandises et des fontaines avec leurs somptueux aménagements ; en particulier il nous emmena devant le portail de l’église (elle était fermée). Quoique luthériens, ils avaient laissé, sur le devant de ce portail, peinte, la représentation de Notre Sauveur Jésus-Christ portant sur ses épaules un agneau. Nous fûmes contraints, pour ses seules bonnes paroles, de mettre dans le tronc une pièce d’argent ; cet argent, à les en croire, était distribué aux pauvres.

Le dimanche, quatorzième jour de mai, nous quittâmes ledit Pforzheim, et nous vînmes dîner dans un gros village, situé en hauteur, qui appartient au duc de Wurtemberg[22]. Dans ce village nommé Ditzingen[23], nous trouvâmes, en la personne de notre hôte, le plus bel homme, le plus grand et le mieux fait qu’il en avait jamais été vu, de mémoire d’homme, dans tout le duché de Wurtemberg, selon les affirmations des autochtones. Et, je vous certifie que si dame Nature s’était occupée de son physique, Dieu n’avait pas été en retrait pour ses qualités, car, disait-on, il était à ce point homme de bien, courtois et sociable qu’il eût été impossible de trouver son pareil. L’après-dîner marqua le signal de notre départ, et nous prîmes la direction de [Bad] Canstatt[24], une bonne ville dudit duché de Wurtemberg, que nous dépassâmes pour faire étape dans une grande, honorable et bonne ville non contaminée par la secte luthérienne, répondant au nom d’Esslingen[25] située sur le Neckar[26], affluent du Rhin. On peut comparer la ville, pour ce qui est de la situation, à Saint-Mihiel ; la raison en est que, à l’est, se trouve un prieuré sur une hauteur comme Saint-Blaise[27], entouré des murs de la ville, qui en descendent pour franchir la rivière par un beau pont de pierre à une seule arche. Quoique la ville appartienne au duc de Wurtemberg, elle est cependant en possession de l’empereur ; la raison en est que ledit duc est passé du côté des Luthériens. Le pays, tout à l’entour, est extraordinairement garni de vignes, plus (oserais-je le dire) que le duché de Bar. Les terres des vignes qui escaladent les coteaux sont retenues par de beaux murs de grès de diverses couleurs, dont on dirait que c’est du marbre fin. Les immeubles de la ville sont vastes et spacieux, hauts de cinq ou six étages[28], tous entourés de hauts murs comme des maisons princières. Lorsque nous y fîmes notre entrée, nous avions si solennelle allure que des notables et des habitants de la cité s’imaginèrent que nous étions ambassadeurs de Sa Majesté l’empereur. Ce qui fait que l’on nous témoigna davantage de marques d’honneur et de respect.

[5] Le lundi, jour des Rogations[29], quinzième jour de mai, nous quittâmes ledit Esslingen et vînmes dîner dans une belle et agréable ville, du nom de Göppingen[30], garnie de belles maisons et de belles fontaines, construites à la mode lombarde ; à l’extérieur des portes il y a de gros bastions, extraordinairement puissants. La ville appartient au roi Ferdinand[31], frère de l’empereur régnant Charles Quint. Il y a en cette ville une belle installation de bains chauds, source pour beaucoup de gens de guérison et de remise en forme, où viennent, pour prendre les eaux, les seigneurs et les dames de la bonne société d’Augsbourg[32]. Après le dîner, nous quittâmes ledit Göppingen, sous la pluie, le tonnerre, les éclats de la foudre, la grêle, à travers, sur la distance de quasi une lieue, les eaux transformées en torrents descendant des montagnes, chose fort pénible pour nous, davantage encore pour nos chevaux. Nous fîmes tant et si bien, avec l’aide de Dieu, que nous parvînmes à une bonne ville, du nom de Geislingen[33] située sur la marche du duché de Wurtemberg, propriété exclusive du gouvernement et des citains de la ville d’Ulm[34], et sise entre quatre montagnes d’extraordinaire hauteur. À l’est, sur le haut de la montagne, est implanté un château-fort à double fossé, que son équipement défensif rend quasiment imprenable. Sur l’autre montagne, en face de ladite ville, se dresse une grosse tour carrée sans autre construction bâtie, exclusivement réservée au guet. Les deux faubourgs de la ville sont, tout comme la cité, enclos de murs à forte capacité défensive.

Le mardi, seizième jour du mois de mai, nous quittâmes ledit Geislingen, après avoir pris notre collation du matin, et nous arrivâmes, pour y faire étape, de bonne heure dans la bonne ville d’Ulm, une belle, grande et vaste ville située et solidement établie sur une grosse rivière du nom de Danube[35]. La ville est bien munie de tourelles et ceinturée d’une triple rangée de murailles, ainsi que ses grands faubourgs qui sont pareillement fortifiés et entourés de fossés, comme la ville. Les maisons sont grandes et hautes de six étages, la plupart d’entre elles portant sur leurs façades, finement peintes à l’huile, des représentations de légendes des poètes de l’Antiquité à la mode d’Italie ; et il y a un grand nombre de belles fontaines de toutes sortes. D’autre part, c’est une ville franche et libre de tout impôt seigneurial et elle ne doit aucune redevance à quelque seigneur que ce soit. Les habitants n’encourent que le seul blâme de l’empereur, et exercent eux-mêmes le pouvoir souverain. De plus, c’est la ville, dans l’Europe entière, où l’on fabrique la plus grande quantité de pièces de futaine de coton [5v.] blanc, noir, gris ou de toutes couleurs. Nous allâmes voir ces pièces de futaine, qui étaient en train de blanchir sur la prairie ; l’espace recouvert par ces pièces pouvait être d’un bon quart de lieue. Et il y avait là plus de vingt-cinq mille pièces dont la couleur était d’un blanc de neige, chacune d’elles pouvant bien avoir, en longueur, cinquante pieds. Je revenais de ladite prairie. Voilà qu’un gros dogue, qui était étendu là auprès d’une haie, peut-être préposé à la garde des pièces de futaine susdites, alors que je passais près de lui, s’en vint fondre sur moi, furieux, et il m’eût effectivement blessé et mis à mal, n’eût été la présence de mes compagnons qui instantanément saisirent leur arme, le contraignant à me lâcher, faute de quoi je ne m’en serais pas tiré sans quelque gros dommage. Pour ce qui est de mon manteau, cependant, il fut troué de belle façon. Quant à l’église, je n’aurai garde de ne rien dire de sa beauté, car elle en surpasse beaucoup, et pour l’heure les autels n’en sont point encore détruits, ni les statues jetées à terre, quoique les habitants du lieu soient, ce que je crois, parmi les meilleurs Luthériens du monde.

Le mercredi, dix-septième jour de mai, nous quittâmes au petit matin la ville d’Ulm, et nous vînmes dîner dans une bonne ville du nom de Günzburg[36], qui appartient au roi Ferdinand, en raison de la donation que lui en a faite son frère le très invincible empereur Charles Quint. Nous y fûmes fort honorablement accueillis, pour la bonne raison qu’ils ne sont point luthériens, car ledit roi a imposé des contributions, frappant de lourdes amendes ceux qui consommeraient de la viande durant les jours des Rogations, le vendredi et le samedi aussi. Cette disposition est extraordinairement bien observée. À midi sonnant, nous quittâmes la ville, et l’allure de nos chevaux fut telle que nous atteignîmes, et nous y fîmes étape, Zusmarshausen[37], qui appartient à l’évêque d’Augsbourg. Le traitement dont nous y fûmes l’objet eût été de qualité si le poêle[38] n’eût été pareillement étouffant de chaleur.

Le jeudi matin, dix-huitième jour de mai, jour de la glorieuse Ascension de Notre-Seigneur, une fois ma messe célébrée avec toute la dévotion dont j’étais capable, et après que j’eus donné (avec la permission de mes compagnons) une pièce de trois gros de Lorraine au curé du lieu, pour prix de l’autorisation qu’il m’avait accordée de célébrer la messe, nous prîmes un honnête petit déjeuner, et nous quittâmes ledit lieu. De bonne heure nous avions atteint notre étape dans la cité d’Augsbourg[39], à l’hôtel du Lion d’or. Et puis, tout aussitôt, nous allâmes, errant à travers la cité, visiter les églises, les palais et les autres lieux dignes d’être relatés. Les maisons sont de grande beauté ; sur les façades sont tracés au badigeon de talentueux dessins. [6] La cité peut être comparée, pour ce qui est de son importance, approximativement, à Strasbourg. L’église principale est fort ancienne et richement dotée ; elle a deux chœurs, à savoir un tourné vers l’est, l’autre vers l’ouest. La nef est dans un état d’entretien magnifique. La chose durera-t-elle longtemps ? Hélas, je crois que non, car il y a ici un tel « semis » de Luthériens qu’ils croissent comme l’herbe en la prairie. Nous fûmes à la prédication d’un jeune docteur luthérien, où le peuple se pressait en masse comme aux Pardons de Rome. Sur notre chemin nous rencontrâmes un vieil homme qui n’y assistait point. Notre compagnon, monseigneur de Clévant, lui ayant demandé pour quelle raison il n’était pas à ladite prédication, le vieillard lui dit en guise de réponse que ceux qui y allaient étaient les nouveaux Chrétiens, et que lui était un vieux Chrétien, ce qui était la raison, disait-il, pour laquelle les vieux et les jeunes ne sauraient vraiment se trouver réunis. Nous n’eûmes de lui rien d’autre en fait de conclusion. J’affirme, en toute certitude, qu’à cette prédication-là il y avait plus de trois mille personnes. Pendant ce temps, on chantait les vêpres dans une belle église collégiale toute proche de celle où officiait le prédicant ; je m’y rendis pour y réciter mon bréviaire. Pour toute assistance, il n’y avait seulement que cinq femmes et trois hommes, les seuls à ne pas assister à l’audience de ce diable vomissant son pestiféré venin. Après cela un quidam nous emmena à travers les places de la cité, et nous fûmes voir le palais où l’empereur (ainsi que son frère Ferdinand, le roi de Hongrie) s’était tenu durant l’hiver passé, l’espace de plus de sept mois, à ce que l’on disait, réunissant tous les jours plus de cinquante mille hommes. Chose difficile à croire. Pour qui a bien parcouru et examiné la cité, il n’y trouve que grandeur, vastes proportions, noblesse et je ne crois pas avoir vu de plus beaux édifices que dans cedit Augsbourg.

Le lendemain, dix-neuvième jour de mai, vers les dix heures, nous quittâmes ledit Augsbourg, en compagnie de quelques marchands du lieu, et nous vînmes faire étape dans une belle et jolie et bonne ville (du nom, en teutonique langage, de Landsberg[40], en latin Landabergomum), sise sur les bords d’une grosse rivière appelée Lech[41], au courant rapide et impétueux. Ladite ville appartient au duc de Bavière, nommé Wilhelmus Medemus. Et il ne faut point dire que dans toutes les régions de l’Allemagne, ni selon moi en Lombardie, il y a de plus belles fontaines que là, en particulier celle qui se trouve au beau mitan de la ville, tout juste en face de l’hôtel de l’Ours où nous étions logés. Elle crache bien son eau par une vingtaine de goulottes d’une telle puissance et d’une telle force qu’elle s’élève jusqu’à dix-huit pieds à la verticale, et pareillement à l’horizontale. L’église [6v.] paroissiale du lieu est considérée comme la plus belle de tous les environs, pour ses autels, ses statues, ses ornements et tout ce qu’on y attend, sans y percevoir la plus infirme trace du poison des Luthériens. Au-dessus de la ville il y a un château à la mode française, dont la puissance défensive est extraordinaire, qui dépasse en beauté celui que l’empereur a fait construire auprès d’Augsbourg, dont le nom est Welzbourg. À l’intérieur de la ville, se trouve une batterie de quatorze moulins qui se touchent l’un l’autre, si près qu’il ne s’en faut pas d’un pied que leurs roues se cognent l’une dans l’autre. Le courant est fort et impétueux, au point qu’il n’y a pas de bateaux capables de le remonter.

Samedi matin, vingtième jour de mai, nous quittâmes ladite ville de Landsberg, et nous vînmes prendre notre dîner dans une bonne ville du nom de Schongau[42] qui appartient au duc de Bavière, à présent comte palatin. La ville, située sur le Lech, au point culminant de l’Empire d’Allemagne, à trois lieues teutoniques des Alpes, n’a cependant nul besoin de fontaines, l’eau, fort douce et fraîche s’en venant amenée par de beaux « corps » de bois. Nous avions le gîte dans la maison d’un gentilhomme fort honorable, qui nous traita bien et avec profusion. Il nous montra un crocodile que son fils lui avait envoyé l’année précédente du royaume de Hongrie ; et en notre honneur, il fit jouer par ses filles de la harpe et de l’épinette, lui-même étant à la flûte traversière basse. Pour écouter un tel divertissement, je me satisferais facilement de rester sans manger vingt-quatre heures durant. Une fois la réfection prise – ce qui fut fait à bon compte –, lui qui était bon catholique et bon chrétien nous indiqua le chemin le plus sûr et le plus aisé pour gagner le lieu où nous trouverions le soir un gîte pour l’étape ; si bien que nous parvînmes dans un village qui appartient au duc de Bavière, du nom d’Ammergau[43], le premier village ouvrant la route des Alpes menant droit aux monts Saint-Christophe.

Le matin du dimanche, vingt et unième jour de mai, nous quittâmes ledit Ammergau, et nous vînmes dîner dans un petit village du nom de Mittenwald[44], qui appartient à l’évêque de Freising[45], niché au creux des montagnes du massif alpin recouvertes d’une épaisse couche de neige, bien que nous ayons été à la fin de mai. Pourquoi s’en étonner ? Telle est la nature du pays. En fait de régal, force nous fut de nous remplir la panse de lard, car trouver une autre nourriture était du domaine de l’impossible.

[7] Le dîner terminé, à une heure environ, nous étions en selle. Après avoir avec de grandes difficultés fait route à travers les montagnes saturées de neige, nous dévalâmes d’un sommet, sur une distance d’environ une lieue française, et nous vînmes faire étape dans un bon village (situé au pied d’un mont d’une hauteur extraordinaire), nommé Zirl[46], qui appartient au roi Ferdinand, le frère de l’empereur. Nous fûmes hébergés chez une Tudesque, qui maniait le bon italien, ce qui plut beaucoup au capitaine de Condé, notre compagnon, parce que, si sa connaissance en allemand était nulle, bonne était sa pratique de l’italien. Il y a un château-fort pourvu de défenses extraordinaires, dont est capitaine, par succession héréditaire, le seigneur chevalier Martin de Thonne. C’était naguère une belle et agréable ville, mais pour lors elle a beaucoup perdu de sa gloire et de sa beauté, car l’année passée 1530, alors que Sa Majesté tenait sa cour à Augsbourg, et que la reine de Hongrie, accompagnée des deux sœurs de l’empereur, y séjournait, un garçon d’écurie – caprice du hasard – qui tenait la nuit en main une chandelle allumée, enflamma et embrasa le logis. L’incendie prit de l’ampleur et une telle extension que, le vent violent aidant, avant l’intervention des premiers secours, vingt-huit maisons furent la proie des flammes, sans que l’on puisse à aucun moment le circonscrire, tant le feu faisait rage. Ce fut là un dommage irréparable pour les malheureuses victimes de cette perte.

Le lendemain lundi matin, vingt-deuxième jour de mai, nous quittâmes ledit Zirl et nous traversâmes la belle, bonne et jolie ville d’Innsbruck, dont une autre appellation en latin est Enipontus. Protégée par d’étonnantes fortifications et équipée de tourelles, capables de soutenir les plus grands assauts, elle appartient au roi Ferdinand, où il possède une belle maison de plaisance. C’est là que sont élevés et éduqués ses quatre enfants, à savoir deux fils et deux filles. Au pied de la ville, coule une large rivière au cours rapide du nom d’Inn[47]. Elle est franchie par de gros tréteaux de bois supportant d’énormes « corps »[48] de bois qui depuis la montagne alimentent l’approvisionnement en eau d’un grand nombre de places à l’intérieur de la ville ; ce qui est un beau spectacle à voir. Une fois la maison du roi vue, comme ce n’était encore point l’heure de dîner, nous dépassâmes la ville et arrivâmes, pour notre repas de midi, à un petit village en pleine montagne du nom de Patsherkofel[49]. Une fois notre collation terminée, nous poussâmes, pour y faire notre étape, jusqu’à une grosse hôtellerie isolée au milieu de la montagne, du nom de Lovegne[50] [7v.] où étaient descendus des gentilshommes allemands ; c’était la raison pour laquelle la maîtresse de maison refusait de nous accueillir, étant donné le grand nombre de gens à qui elle avait réservé sa table. Observant que Phébus avait déjà étendu ses rayons de lumière sur les régions occidentales, et que vraiment nous ne pouvions pas quitter ce refuge sans nous exposer à passer la nuit au milieu des rocheuses demeures, à plus d’une grande lieue germanique de toute agglomération, force nous fut d’implorer la grâce de cette ignominieuse Tudesque. Ce que fit, à coups de propos et de caquetages pleins de douces cajoleries, notre compagnon monseigneur de Clévant qui s’exprimait tout comme il le voulait dans sa langue germanique. Il fit tant et si bien que grâce à son éloquence cicéronienne nous fîmes partie de ceux qui furent retenus, même si cependant nous fûmes contraints de prendre notre repas du soir en compagnie des valets, lesquels n’avaient pas beaucoup de marques d’estime à l’égard de nos personnes ; ce qui eut le don de nous prendre terriblement à rebrousse-poil. Et voilà comment les glorieux Lorrains furent dignement traités !

Le mardi matin, vingt-troisième jour de mai, nous quittâmes ledit Lovegne et nous vînmes, nos chevaux soumis aux pires souffrances lors du franchissement de la montagne, faire étape au beau milieu des rochers à pic, au lieu-dit Harvismaister[51], chez un forgeron, fort bon compagnon, qui nous offrit un lièvre de la taille d’un mouton, que nous trouvâmes, faute d’autre mets, très bon ; quant au vin, c’est avec grande difficulté que nous aurions pu en souhaiter du meilleur, mais, selon moi, la manière de cuisiner chez eux n’était pas des plus raffinées, comme elle l’est chez nous. Mais la faim chasse maintes fois le loup hors du bois.

Le dîner terminé, nous quittâmes ledit Harvismaister, et nous traversâmes une jolie et bonne ville, du nom de Brixen[52]. Voyant que cela n’était pas encore la bonne heure pour faire étape, nous allâmes outre jusqu’à une grosse taverne, pensant nous arrêter là, mais il nous fut dit qu’il n’y avait point d’avoine. Ce fut pour nous la stupéfaction, parce qu’il était tard. Et de fait il nous fallut pousser plus loin pour faire étape dans une bonne ville, petite mais bien fortifiée, du nom de Klausen[53], qui appartient à l’évêque de Biston[54], homme érudit et savant, fils bâtard du feu haut et magnanime empereur Maximilien. La ville est située sur une rivière du nom d’Eisach[55], aux eaux tellement rapides et impétueuses que la navigation y est impossible à tout type de bateau, à voile ou à rames, à cause du courant.

[8] Mercredi matin, vingt-quatrième jour de mai, nous quittâmes ledit Klausen et traversâmes, endurant les pires souffrances et tourments, des espaces recouverts de roches, au milieu des pierres et des cailloux, qui mettaient nos chevaux au supplice, passant quelquefois par-dessus des dents rocheuses dont l’aplomb se situe à plus de deux cents toises de haut et d’une telle étroitesse qu’il était quasi impossible à deux hommes de front de s’y croiser, même serrés l’un contre l’autre. Tenez pour certain que je n’avais pas laissé toutes mes peurs au pays de Lorraine. Mais, Dieu aidant, et avec sa protection, nous finîmes par arriver pour l’heure du dîner dans la ville de Bolzano[56] qui appartient à l’évêque de Trente. C’est une ville gracieuse, très peuplée et riche marchande, située sur la rivière de l’Adige[57]. Là nous fûmes honorablement reçus à l’hôtel du Lion d’or, et l’on nous offrit pour nous rafraîchir des cerises nouvelles. Eu égard à la situation de la ville au milieu du massif alpin recouvert de neige et de froidure, quel spectacle que celui des vignes en fleurs porteuses de senteurs, des figuiers, des amandiers, des orangers et des grenadiers, tous ces arbres en grand nombre qui distillaient leurs parfums ! Après le dîner nous quittâmes ledit Bolzano et nous vînmes faire étape dans un gros village du nom de Neumarkt[58], qui appartient à l’évêque de Trente[59]. Là, il nous fallut prendre un repas de mauvaise qualité, car notre hôte était veuf et héritier d’un misérable trône.

Le lendemain jeudi, vingt-cinquième jour de mai, nous quittâmes ledit Neumarkt, et nous vînmes nous arrêter dans la cité de Trente, et là nous bûmes bien, car c’était la Saint-Urbain[60]. La cité est petite, peu fortifiée, mais l’évêque fait construire un château-fort en face de la ville d’une extraordinaire capacité défensive, de toute beauté. C’est une ville marchande florissante, car elle a un port établi dans sa totalité sur une importante rivière navigable, du nom d’Adige. L’heure de midi venue, nous quittâmes l’hôtel où nous étions descendus, et nous recommençâmes à faire l’ascension d’une montagne si pleine de dangers que nous n’en avions, jusqu’à cette heure, jamais affronté de semblables. Et de fait, il nous fallut prendre une route qui empruntait un défilé étroit surplombant le lac de Levico, dont la profondeur, au dire des gens du pays, est extraordinaire, et nous fûmes dans l’obligation de mettre pied à terre pour franchir les dents rocheuses de ce pic. En laissant nos regards plonger en contrebas sur l’abîme aussi profond qu’étonnant au fond duquel était le lac [8v.], mes compagnons ou bien tenaient leur cheval par la rêne de bride, ou bien les chassaient devant eux ; quant à moi, je fis comme je les voyais faire. Chassant mon cheval devant moi, pour un peu, n’eût été l’aide de Dieu, cela se serait terminé en catastrophe. Mon cheval allait donc devant. Apercevant une branche d’arbre encore verte, qui avait été utilisée (peu de temps auparavant) pour réparer le chemin qui pouvait avoir de large environ un peu plus de six à sept pieds, il se baissa pour prendre la branche feuillue afin de se rafraîchir. Il vint à mettre le pied sur un bout de bois pourri qui était à l’extrême bord du vide, et n’eût été le bruit que je faisais en marchant derrière lui qui le fit, par peur, brusquement reculer, il aurait été entraîné et précipité dans le lac, et c’en était fait à jamais de lui, quand bien même cent mille hommes auraient tout mis en œuvre pour le ravoir. C’est là que j’eus conscience, pour la première fois, de ce à quoi tenait le hasard de mon destin. Mais cette pensée de tristesse se mua instantanément en joie, lorsque je vis que mon cheval en était réchappé. Parvenus au bas de la montagne, nous fîmes étape dans un gros village, du nom de Levico[61]. C’est encore l’Allemagne, mais la langue vernaculaire utilisée est davantage lombarde que teutonique. Et nous y fîmes très bonne chère, d’autant que c’était l’auberge même où était descendu monseigneur le baron d’Haussonville[62] ; il était parti avant nous et nous découvrîmes, sur la paroi, son nom, écrit de sa main, et sa devise qui était : « Tout ou rien. » Aussi, par amour de son élégance, chacun de nous « s’envoya » un verre de vin clairet sur les rognons.

Le lendemain vendredi, vingt-sixième jour de mai, nous quittâmes ledit Levico, et nous vînmes dîner dans un village du nom de Grigno[63], et puis nous gravîmes les pentes d’une haute montagne du nom de l’Échelle, au sommet de laquelle il y a une tour fortifiée et puissamment défendue, qui marque la limite entre Allemagne et Lombardie, et qui appartient aux Vénitiens. Ils l’ont à ce point munie de moyens défensifs qu’il est impossible de s’en emparer ou de la bousculer de quelque côté que ce soit, à moins de la réduire par la faim. Et nous fîmes tant, par rupts et cailloux, au terme d’un parcours plein d’incommodités, que nous finîmes par parvenir dans une grosse et bonne ville, la première de Lombardie, du nom de Feltre[64], qui appartient aux Vénitiens, fortement et puissamment défendue. Et il me semble, à en juger par mes oreilles, qu’il y a là les meilleures et les plus harmonieuses cloches jamais entendues par moi. Nous étions descendus à l’hôtel de la Grande Espade, près de la porte de Levico. Nous y fîmes une jolie bombance.

[9] Samedi matin, vingt-septième jour de mai et vigile de la Pentecôte, nous quittâmes ladite ville de Feltre, et en pleine chaleur nous longeâmes une forteresse du nom de Castel Nove. L’un des pans des murs de la tour a ses fondations dans le lit d’une rivière[65] au fort courant et profonde, tandis que de l’autre elle est soudée à un grand rocher d’une hauteur qui dépasse quasiment tout ce que l’on peut imaginer. C’est là que mes compagnons vendirent leurs chevaux au châtelain, en stipulant qu’ils les garderaient pour poursuivre leur route à cheval jusqu’à Trévise, mais le mode de règlement fut source de controverse. Ledit châtelain ne voulait régler la transaction qu’en ducats simples, et mes compagnons souhaitaient des ducats doubles. Il fallut avoir recours à la médiation du gouverneur de Trévise pour régler le différend qui les opposait. Le différend réglé, nous vînmes dîner dans un petit village du nom de Cornuda[66], où l’on nous servit un repas franchement frugal, mais le remède à l’adversité qui est capacité à endurer les coups nous contraignit à rester sur notre faim. Après le dîner, sous une chaleur accablante, nous quittâmes ledit Cornuda et nous arrivâmes, de bonne heure, pour y faire étape, dans la cité de Trévise[67], qui est fort spacieuse et riche, parfaitement à l’abri derrière de puissants remparts bastionnés encerclant la cité de toutes parts. Elle est, avec Padoue, l’une des clés de Venise. C’est là que je vendis mon cheval à un prêtre originaire de Venise qui desservait un petit village proche de Trévise. À le voir, il me semblait être un honnête homme, mais maintes fois on est déçu sur ce point avec les Vénitiens, car plus vous les fréquenterez, moins vous arriverez à les connaître, tellement ils sont roués. Je fus contraint de le céder sellé et bridé pour sept écus au soleil ; je l’avais acheté quatorze. Tel est le bénéfice de mon premier marché.


Venise

(28 mai – 20 juin)

Le lendemain, jour de la Pentecôte, vingt-huitième jour de mai, quand j’eus dit ma messe avec la plus grande dévotion possible, dans une très belle église du nom de Nostre-Done-de-Miraculis, de l’ordre des moines de Saint-Augustin, qui sont des religieux fort dévots, nous revînmes à notre hôtel pour y prendre une collation. Puis, après le dîner, nous quittâmes la cité de Trévise (ou Tervise), ayant pris place, nous quatre, à bord d’un beau chariot branlant, qui ne cessa sa course qu’après nous avoir déposés dans la ville de Mestre, distante de Trévise de trois grandes lieues. Mestre est située sur la mer, reliée par le Grand Canal à Venise. Nous étions assaillis de tous côtés par des marins proposant de nous conduire à Venise. Nous embarquâmes dans une jolie barque qui nous conduisit, en empruntant ledit canal, jusqu’à Venise devant le palais Saint-Marc, en moins de deux heures ; nous contournâmes Saint-Marc par-derrière pour aller [9v.] rejoindre notre hôtel du Lion blanc. Nous y fûmes accueillis avec bienveillance par le maître du lieu, répondant au nom de maître Michel, qui est flamand. Immédiatement après, nous quittâmes ledit hôtel pour aller à Saint-Marc entendre les vêpres où se chantaient harmonieusement les psaumes repris en alternance et en polyphonie. Ce qui était une pure merveille à ouïr. Pour ce qui est de la richesse de l’église, je détaillerai plus complètement, le moment et l’heure venus, ce que j’ai vu et appris. Après le souper, nous allâmes voir, dans l’hôtel où il était descendu, monseigneur le baron d’Haussonville. Il nous accueillit avec grande déférence, nous disant tout son plaisir et nous assurant de toute la joie qu’il avait de notre arrivée, bien qu’il eût quelque motif de mécontentement à l’encontre du seigneur de Clévant notre compagnon, disant qu’il n’avait point voulu l’accompagner, mieux encore que c’était lui qui nous avait empêchés de partir en même temps que lui. Toutefois, il fallut peu de temps pour que son courroux cessât. Il nous donna à boire du bon vin, se rendant totalement à nos raisons. En ce qui me concerne, il accepta de bonne grâce mon affection et mon intimité, au point que jamais depuis ce moment-là il n’aurait pu se passer de moi. Nous étions restés quasiment huit jours à Venise, à ne rien faire d’autre qu’à visiter les églises et les Lieux Saints, ainsi qu’à tisser des liens d’amitié et faire connaissance avec un grand nombre de gens de bien et d’honneur qui étaient des pèlerins du saint voyage comme nous. Ils venaient d’Espagne, d’Angleterre, des Flandres, de Lombardie, d’Allemagne, de France et de Bretagne et de bien d’autres endroits, si nombreux qu’il me serait impossible d’en détailler la provenance. Toujours est-il qu’il y en avait beaucoup qui étaient de bonne et riche maison, ce qui s’apercevait à la noblesse de leur maintien, un certain nombre qui cachaient leurs titres, par crainte d’être reconnus, comme les évêques, les abbés, les prélats, ainsi que d’autres. Grâces soient rendues à mon Dieu, il n’y en eut aucun, si grand fût-il, pour ne pas m’accorder son estime et ses faveurs cent fois plus que je l’aurais mérité.

Nos démarches, jour après jour, eurent pour conclusion que majoritairement notre groupe passa un marché avec un seigneur de Venise, du nom de messire Jean Dauphin, stipulant qu’il prenait à bail le voyage aux Lieux Saints, pour l’aller et pour le retour (à condition que Dieu nous prêtât santé et vie), pour le prix et la somme de cinquante ducats d’or, calculée selon le dernier taux officiel du ducat dans la zone vénitienne, à verser pour moitié du total, à savoir vingt-cinq ducats, à Venise, et les vingt-cinq restants[68], au port de Jaffa (ou Joppen), avant de quitter le bateau [10]. Certains obtinrent de meilleures conditions que nous, parce qu’ils disaient que le sieur Contarin assurerait le transport à un meilleur coût que nous. Notre patron, voulant à toute force empêcher l’autre d’emporter le marché, baissa son prix, et conclut avec eux sur la base de quarante-six ducats. On dit toujours que les premiers à arrêter un marché ne font jamais une bonne affaire, car ils agissent avec trop de précipitation, mais quand on a conclu une transaction, la chose est irrévocable. Notre propre marché fut cassé et annulé en présence de gens d’honneur (comme le sont les Vénitiens !). Nous demandâmes au notaire qui avait rédigé l’acte de nous en fournir une copie ; ce qu’il fit à nos frais. En voici la forme et la teneur[69] :

Au nom de la sainte et indivisible Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, noble personnage et homme d’honneur Jean Dauphin, patron-associé de la nave Santa Maria, d’une part, et les sieurs pèlerins d’autre part, souscrits unanimement consentants, sont parvenus et parviennent aux dispositions et accords ratifiés et conclus en toute bonne entente ci-dessous portés par écrit, en présence de Barthélemy Francigène, interprète, concernant le voyage au Saint-Sépulcre de Notre-Seigneur Jésus-Christ, cette année présente, que l’ensemble des sieurs pèlerins se disposent à entreprendre. À cette fin, ledit patron s’engage, vis-à-vis des sieurs pèlerins, à leur fournir une nave bien étanche, équipée et munie de bombardes, de moyens de défense en armes et en hommes, de marins habiles et expérimentés formés aux techniques de la navigation et de la défense de la dite nave et des gens transportés à bord, tant à l’aller qu’au retour ici à Venise, le tout à la charge financière du patron en personne.

Item, il est tenu d’appareiller du port de Venise, pour ledit voyage, le 9 juin à venir, sauf toujours empêchement justifié. Sinon, il tomberait sous le coup d’une amende de mille ducats.

Item, il ne pourra faire escale en nul autre port, à l’aller, qu’à Rovigno, Zante, en Crète, à Chypre et Jaffa, où il ne pourra rester que trois jours dans chacun d’eux, sauf nécessités et circonstances le contraignant à aborder à d’autres ports et à y rester durant davantage de jours, sous peine de cinq cents ducats en cas d’infraction à cette disposition. Le tout valable dans les mêmes conditions pour le retour. Il est autorisé encore à stationner trois jours durant dans chacun d’eux et à Chypre treize pour procéder au chargement du fret, non comptabilisés les jours d’accostage et d’appareillage. Il devra illico, par le plus court chemin, rentrer à Venise.

Item, ledit patron est tenu et obligé d’obtenir des Infidèles un sauf-conduit, à l’aller et au retour, de manière que les sieurs pèlerins [10v.] n’entreprennent pas pour rien ledit voyage.

Item, ledit patron est tenu et obligé, conformément aux engagements pris, de pourvoir aux frais d’entretien desdits sieurs pèlerins, tant à l’aller qu’au retour. Il leur assurera chaque jour trois repas. À savoir : le matin, un trait de vin de Malvoisie avec du pain-biscuit ; pour le repas de midi ensuite et pour celui du soir, chaque jour, du pain blanc, du vin blanc ou rouge, des viandes fraîches bouillies et rôties, du potage et du fromage, pendant le carême du potage, du poisson frais et salé, des œufs et du fromage ; dans la mesure du possible, ce qu’il aura pu se procurer de meilleur et de plus approprié.

Item, il est tenu et obligé de régler toutes les dépenses, les redevances et les différentes taxes supportées durant le séjour en Terre Sainte, payer la location des petits ânes chargés de porter les pèlerins pour aller à Jérusalem, et de les accompagner à cheval ; d’être à leurs côtés dans leur visite des Lieux Saints convenus jusqu’au Jourdain inclus, de les conduire et de les ramener en toute sûreté et sécurité, en réglant toutes les taxes, à l’exception cependant des petits cadeaux que les sieurs pèlerins doivent prendre à leur charge, de veiller, en agissant en conséquence, à ce que les pèlerins ne soient pas mal traités par les Infidèles et ne subissent ni n’endurent de leur part dommage ou préjudice ; enfin, il doit rester et séjourner sur place avec sa nave durant les jours convenus, et les reconduire à la nave conformément à la coutume.

Item, il est tenu et obligé, au cas où l’un des pèlerins, durant leur séjour en Terre Sainte, formulerait le désir d’aller jusqu’au mont Sinaï, et lui en aurait fait part un peu tard, de donner à ce pèlerin persistant dans cette intention, de manière à éviter que les autres n’aient là un prétexte à lui reprocher de l’immobilisation de la nave, dix écus prélevés sur la totalité du montant du prix du voyage.

Item, ledit patron est tenu et obligé de libérer des espaces réservés auxdits pèlerins, de dégager et d’évacuer les emplacements à eux attribués, de n’encombrer ni les uns ni les autres de marchandises, et de leur donner et assigner un local pour l’entrepôt de leur vin, de leurs viandes et de toutes autres choses du même ordre. Lesdits sieurs pèlerins en outre devront pouvoir, comme bon leur semble, se déplacer partout sur la nave, tant dans les cales que sur le pont.

Item, ledit patron est tenu d’emmener avec lui un médecin praticien et un chirurgien avec les médecines appropriées, de sorte que s’il fallait y avoir recours, les sieurs pèlerins puissent, contre paiement, les utiliser. Et encore, il doit disposer d’un interprète en Terre Sainte connaissant la langue des Infidèles (à la charge du patron en personne).

Item, ledit patron ne doit pas s’entremettre dans le domaine des biens desdits pèlerins, au cas où l’un d’entre eux, tant sur la nave qu’en Terre Sainte, viendrait à décéder, sauf disposition particulière prise par l’intéressé lui-même, dans tel ou tel sens ; de la même façon, au cas où l’un d’eux viendrait à mourir (puisse Dieu faire en sorte que cela ne soit pas le cas) à l’aller, il ne toucherait que la moitié de la totalité du prix du voyage. D’où la disposition suivante à noter : s’il avait touché la totalité du prix du voyage, il est tenu d’en restituer la deuxième moitié à celui à qui, au moment de sa mort, il la destinait. La même disposition est à appliquer dans le cas suivant : si [11] l’un des pèlerins souhaitait rester en Crète, à Chypre et à Zante à l’aller, et si, en Terre Sainte, l’un d’eux venait à décéder ou s’il voulait y rester, ledit patron n’est pas tenu de lui restituer quoi que ce soit, mais la totalité du prix du voyage lui serait acquise.

Item, il est tenu et obligé, quand il mouillera au large de quelque port, de fournir un canot, une barque ou sa propre « gondole » avec ses servants, et de conduire à terre lesdits pèlerins et de les reconduire à la nave, quand ils souhaiteront, pour leurs besoins, se rendre à terre. De même, au cas où le patron se serait réfugié dans un port, pour cause d’intempéries ou de tempêtes, et que l’on n’y trouvât pas de vivres, il doit pourvoir à la nourriture desdits pèlerins à ses frais personnels. Lesdits pèlerins, en quelque port que ce soit, tant à l’aller qu’au retour, de même qu’en Terre Sainte, sont tenus et obligés de pourvoir à leurs dépenses personnelles sans dommage et sans aucun préjudice à supporter par ledit patron. Et encore, il pourra embarquer son fils, à l’aller dans un port d’Apulie.

Item, ledit patron est tenu et obligé de prendre toutes dispositions pour que lesdits pèlerins ne soient, en aucune façon, l’objet de mauvais traitement, en paroles et en actes, de la part des hommes d’équipage, mais bien au contraire pour qu’ils les traitent avec respect, selon les bonnes convenances, et de donner les cautions appropriées, à la charge du seigneur Catavere, pour que soit observé le contenu de ces clauses, à hauteur de deux mille ducats.

Les sieurs pèlerins, dont les noms sont écrits ci-dessous, s’engagent et s’obligent à verser et à régler au patron, pour toutes les dépenses, le prix du voyage et toutes les obligations ci-devant énumérés, cinquante ducats d’or de bon et juste poids, émis par le Trésor de Venise, mais aux conditions suivantes et avant toutes choses, à savoir que ici même, dans la cité de Venise, ils sont tenus de payer vingt-cinq ducats, les autres vingt-cinq doivent être acquittés avant que la nave accoste au port de Jaffa, et que les pèlerins posent le pied sur le sol de la Terre Sainte, et cela sans chercher chicane.

Cet acte est authentifié comme véridique, par la signature ci-dessous apposée dudit seigneur Jean Dauphin. Et si dans les articles et conventions présentement énoncés ne figurait pas tout ce qui devrait l’être, servant les intérêts, avantages et profits desdits pèlerins, il faudrait considérer que tout cela y est énoncé et stipulé. Et les sieurs pèlerins pourraient contraindre ledit patron, en quelque lieu que ce soit et en présence de quelque juge que ce soit, à l’examen et à la vérification de tous les litiges contenus dans lesdits articles, dont l’observation des uns est évidente, mais dont la précision du contenu des autres demande à être confirmée.

Item, le seigneur Jean Dauphin s’est obligé et a hypothéqué lui et tous ses biens, présents et futurs, à hauteur de deux mille ducats. Suivent ici les noms des pèlerins qui étaient présents à la rédaction de l’acte : seigneur Claude d’Haussonville, seigneur Nicole Loupvent, moine et trésorier de l’abbaye Saint-Michel de Saint-Mihiel, du diocèse de Verdun, Nicolas Blommenach, Jean Ruffus, Bertrand de Condé, Charles de Condé, Didier Le Dart[70].

[11v.] Vous venez de voir le contrat et marché passés par les dessusdits. Ce qui est à voir maintenant, c’est un aperçu de la grande et riche cité de Venise. Non point que je veuille reprendre les lettrés d’hier et les savants historiographes qui avant moi en ont fait une noble et ample description, mais seulement pour faire connaître toutes les innovations qui ont pu être réalisées depuis leur temps, vu que chaque jour, pour ce qui est de la présente époque, les habitants et les notables dudit lieu ne cessent de rénover et de réformer ce qui est vieux : bâtiments, usages, coutumes.

Description de la cité de Venise

Venise, ancienne cité sise sur l’Adriatique, n’est point garnie de tours ou de murailles défensives, mais les bâtiments, comme autant de châteaux et de maisons-fortes, sont entourés et environnés de toutes parts par la mer ; elle est à ce point organisée et gardée, ses lois, usages, code de justice si bien et si dignement établis et observés qu’il serait impossible, dans toute l’Europe, de trouver sa rivale. La souveraineté de Venise a un long passé ; elle a toujours, de manière fort éclatante, exercé sa domination. Dotée d’opulentes richesses, d’armes fortes et puissantes, d’une vaste capacité dans le domaine du savoir, d’un rude potentiel de guerre, elle pourrait, en vingt-quatre heures, instantanément, lever une troupe de cent mille hommes capables de répondre à une attaque, et de les expédier, selon son bon plaisir, ici ou là, à la fois par mer et par terre. Il serait bien difficile, pour le plus puissant prince chrétien, de réaliser pareil tour de force dans un aussi petit espace de temps. L’antiquité de sa fondation, selon les sources anciennes, remonte à quatre cent vingt-huit ans avant la création de Rome, avant la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ mille cent soixante-dix-huit ans, dix ans seulement après l’expédition conduite par les Grecs contre Troie-la-Grande, à cause de l’enlèvement par Paris de la belle Hélène, et après la formation du Monde et la création d’Adam deux mille sept cent quatre-vingts ans. Mais dans le temps qui suivit sa création et sa fondation, Venise trouva un renforcement de richesses et de gloire avec l’arrivée d’un certain nombre de très grands, puissants et magnanimes seigneurs qui vinrent s’y installer avec tous leurs capitaux, pour se soustraire et échapper à l’extraordinaire folie et à l’effrayante et inhumaine persécution perpétrée par Attila qui régnait en Hongrie, un tyran débordant de cruauté, le terrible persécuteur de la Chrétienté, qui s’appelait flagellum Dei, que nous traduisons en notre langue par « le fléau de Dieu ». Cela se passait quatre cent soixante ans après l’Incarnation de Notre-Seigneur Jésus. C’est à cause de cette horrible persécution que ces seigneurs [12] vinrent chercher refuge dans cedit lieu de Venise impossible à prendre d’assaut, ce qui valut à la cité son essor et son envol économique.

Et il est fort difficile de croire que, partant d’un si grand nombre de peuples dont les conditions, les pays et les régions sont si divers, puisse s’unifier, se constituer un rassemblement d’hommes faisant bloc, sans opposition aucune, dès qu’il y va de l’utilité et de l’intérêt de la chose publique, se conformant journellement à leurs louables et anciennes coutumes, pour traiter selon les règles de la justice toute requête formulée. Chaque jour ils sont immanquablement trois cents gentilshommes à se réunir au Conseil huit heures durant, à savoir quatre heures avant le dîner et quatre heures après, et quand l’année est révolue trois cents autres gentilshommes sont désignés pour siéger à leur tour audit Conseil, afin de subvenir à toutes les affaires relevant de ladite seigneurie et pourvoir à la désignation des délégués préposés à la direction et au gouvernement des royaumes, pays, îles, provinces et régions appartenant à Venise.

Il faut savoir que Venise compte bien trois mille gentilshommes, riches, puissants, gens doctes et experts, dont le vêtement est fait de grandes robes de fine étoffe de couleur violette, serrées à la taille par une belle ceinture de velours noir. C’est là leur tenue chaque jour, depuis le jour de Pâques où l’on reçoit la communion[71] jusqu’à la Saint-Rémi au premier jour d’octobre. De ladite fête de Saint-Rémi jusqu’à la fête de Pâques qui suit, ils portent tous de grandes robes noires à la ceinture identique à celle qui a été décrite ci-dessus. Mais aux jours de grandes fêtes, ils portent, pour la plupart, des vêtements de velours rouge foncé, de damas imprimé, de fin satin rouge foncé, d’aucuns de fine « écarlate ». Ce qui constitue un riche et somptueux spectacle à voir des gens parcourant la cité, non point en compagnie de serviteurs nombreux, à la mode des Français ; le plus souvent, ils s’en vont seuls, un à un, portant cornettes de velours aux couleurs vives et petits bonnets ronds les faisant ressembler à des prêtres ou à des gens d’Église, se saluant l’un l’autre, lorsqu’ils se croisent, comme s’ils étaient des religieux. Ils ont tous un petit train de vie, ils mangent frugalement, tout au plus le soir un plat de légumes assaisonnés, un poulet rôti, une orange et un petit morceau de fromage, par personne pas plus de deux verres de vin. C’est là la façon, pour le Vénitien, de se sustenter sans débourser grand denier ! Quant à la coutume qui consiste à s’inviter réciproquement à dîner ou à souper comme nous le faisons ici, il n’en est rien, car ils redoutent trop les dépenses. Dans ces conditions, rien d’étonnant qu’ils soient riches et pleins d’une opulence faite d’or, d’argent et de pierres précieuses. Car un homme de nos pays d’en-deçà dépenserait plus d’argent pour ses frais de bouche en une semaine que quatre Vénitiens en un mois [12v.].

Pour faire bref, s’il est une chose admirable pour ce qui est de Venise, autant dans les constructions à usage d’habitations que dans les églises, en particulier dans celle de Saint-Marc qui est appelée la chapelle du Doge, c’est bien l’incroyable travail de mosaïque des voussures.

Venise possède un périmètre de huit milles de longueur totale, abritant soixante-deux paroisses et quarante et un monastères. Saint-Pierre est la grande église patriarcale, ayant primauté sur toutes les autres. C’est là que le patriarche a sa résidence. La cité possède un grand nombre de précieuses reliques de saints qui y sont l’objet de soins attentifs, que l’on vénère avec une grande dévotion. Parmi ces reliques il y a celle de monseigneur saint Marc, conservée dans une châsse faite d’or, d’argent et de pierres précieuses, d’une valeur de plus de deux cent mille ducats, celle de monseigneur saint Roch, de sainte Barbe, de sainte Lucie, de sainte Hélène, mère de Constantin, qui découvrit la Sainte Croix, le chapeau du prophète Zacharie, le père de Jean-Baptiste[72], orné de pierres précieuses, ce qui lui confère une valeur inestimable, la relique de ce même Zacharie. Le nombre des autres reliques y est à ce point infini qu’il serait impossible de les consigner toutes par écrit. À Venise, il y a un large espace délimité par un périmètre long d’environ trois milles, totalement fermé de murailles étonnamment fortifiées, appelé l’Arsenal, où la mer pénètre et d’où elle se retire, par de nombreux canaux. On y trouve bien rassemblées là deux cents galères, avec tout l’équipement nécessaire pour la navigation. À l’Arsenal, chaque jour, cinq cents personnes travaillent à la fabrication des bateaux, voiles, cordages, ancres, bombardes, lances, javelines, arbalètes et tout ce qui est matériel militaire, et il n’est pas possible de dire qu’à travers le monde entier il existe un endroit de ce type où se trouverait concentré un tel complexe, quels que soient les types d’activités concernées. Chaque samedi, il faut engager là, rien qu’en salaire, cinq cents ducats d’or, autant en hiver et en été qu’en toute autre saison. À Venise, il y a un autre espace, au-delà du Grand Canal, près de la Pêcherie, appelé le Rialto, où chaque jour se rencontrent les marchands de Venise, jusqu’à midi, pour traiter avec leurs débiteurs ou leurs créditeurs. Si par hasard il leur arrivait de manquer ce rendez-vous, ils pourraient être taxés de lâcheté ou de poltronnerie, à moins de pouvoir se justifier d’une excuse jugée recevable comme une maladie ou tout autre motif [13]. Il y a là un beau sujet d’émerveillement valable sur la quasi-totalité du monde : comment est-il possible qu’une cité aussi ancienne puisse subsister aussi longtemps dans toute son intégrité, alors que Babylone est en ruines, Alexandrie culbutée, Jérusalem détruite, Rome brûlée et morte, ainsi que tant d’autres grandes et opulentes cités quasiment toutes rayées de la carte ? À cette raison du maintien en l’état de son intégrité, il n’y a pas d’autre explication que la prudence, la sagesse, la justice et le service de l’État qui motivent cette seigneurie de Venise. Elle mérite le titre de cité la plus heureuse d’Europe.

Bartholomeo de Cologna[73], s’adressant à la cité de Venise, dit :

Prête-moi attention, je t’en prie, puisses-tu ne pas être contrariée d’entendre que l’on chante tes louanges. Tant que la mer contiendra des dauphins, tant que les astres lumineux seront suspendus à la voûte du ciel, tant que la terre humide fournira des moissons, bonheur des humains, tant que la race des hommes se renouvellera sur la terre, Venise, à travers tous les siècles, sera célébrée avec le plus vif éclat. Venise, salut, triomphante reine de la mer. Salut, toi qui seras proclamée déesse du monde entier. La Grèce eut la sagesse, Rome s’imposa par les armes. Pour l’heure, c’est Venise qui a cette sagesse, maintenant c’est son lion qui possède la suprématie des armes. Sous les regards de Neptune, la cité de Venise a assuré ses fondements sur les ondes adriatiques et imposé sa loi à la totalité du monde marin. Et toi, Jupiter, te voici en train de me vanter les merveilles défensives du mont Tarpéien, alors qu’au même moment, Venise maintenant, à son tour, étale des fortifications dignes de ton fils Mars. Si tu préfères à la mer le Tibre, porte tes regards sur l’une et l’autre de ces deux villes. Pour la première, tu diras que ce sont les hommes qui l’ont fondée, pour la seconde, les dieux.

N’était la crainte de lasser les lecteurs, je m’étendrais ici plus amplement sur des faits avérés méritant d’être rapportés sur cette cité, mais les savants auteurs tels que Antonius Sabellicus[74], Solinus[75], Strabon[76], Jean Borscus de Bratislava, Nicolas Germanicus[77] ont écrit à ce sujet de façon si singulière que ce serait pour moi, qui ne suis qu’un tout petit ver de terre, bien téméraire d’oser ouvrir ma bouche toute balbutiante de « barbare » pour ne répéter que leurs admirables chroniques historiques.

[13v.] La grande solennité de la cité de Venise se célèbre le jour de la fête de l’Ascension de Notre-Seigneur. La veille de cette fête, a lieu la bénédiction de la mer par le patriarche ; en signe d’épousailles avec elle, il jette à la mer un anneau d’or d’une valeur de plus de cinquante ducats. Pour se rendre à cette cérémonie, le doge est conduit et emmené revêtu d’habits d’or d’un prix inestimable dans son grand et noble Bucentaure, tout ruisselant d’or fin sur toutes ses structures visibles. Y accompagnent ledit prince cinquante des plus importants seigneurs issus de la meilleure noblesse, disposés vingt-cinq d’un côté, vingt-cinq de l’autre, assis sur des tapis de velours, drapés dans des habits d’or, le pont du Bucentaure entièrement recouvert de beaux tapis de Turquie. Ledit seigneur est assis à la partie arrière du bateau, appelée « poupe », dans un déploiement de faste qui dépasse l’entendement. C’est là que vous pourriez voir les gens du petit peuple, voguant sur la mer pour assister à la fête à bord de galères, de brigantins, de barques, de gondoles et d’embarcations légères si nombreuses qu’il serait impossible d’en faire le compte.

Lesdits seigneurs marquent une grande familiarité avec nous autres les pèlerins, ou du moins adoptent-ils des façons qui donnent le change, car ils sont fort enclins à la dissimulation. Ils nous ont témoigné beaucoup de marques d’honneur, le jour de la fête du Saint-Sacrement, comme vous allez l’apprendre ci-après.

La Fête-Dieu à Venise

La place Saint-Marc était totalement recouverte (sur une largeur de dix pieds) par une toile polychrome, destinée à protéger du soleil. L’heure des vêpres venue, nous allâmes (à l’église Saint-Marc) où étaient psalmodiés en polyphonie, par chant alterné, tous les psaumes, verset par verset. La table d’autel, déployée, était richement ornée ; sur le devant, il y avait un saint Marc en or de trois pieds de hauteur. Sur les quatre piliers, faits de marbre fin, étaient sculptées des reproductions tirées de la Bible, soutenant un petit dôme en forme de voûte à la partie supérieure du grand autel, gracieusement exécuté, les parois et la partie voûtée étant en mosaïque. Six diacres étaient là, adossés au grand autel, assis sur les marches, revêtus de la dalmatique brodée d’or fin à la fois sur la partie arrière et sur le devant, soit douze broderies en tout, d’un prix inestimable, quatre choristes assis devant le lutrin, vingt-quatre chantres psalmodiant les psaumes, en polyphonie, douze d’un côté, douze de l’autre, à la manière dont-il a été fait mention ci-dessus, ce qui était fort agréable à ouïr.

[14] Tous les diacres s’avancèrent, portant chacun un chandelier d’or fin haut de six pieds ; ils présentèrent une chape brodée d’or au doyen, qui est le prêtre le plus âgé de l’église, et ils l’emmenèrent dire le capitule des vêpres au milieu du chœur sur un pupitre de marbre. Une fois le capitule dit, ils le reconduisirent à sa place, et le répons fut dit par huit choristes. Il y a deux grandes orgues dans le chœur de Saint-Marc. Ce sont elles qui accompagnèrent l’hymne. Quand un orgue avait joué un verset, l’autre lui répondait. Trois heures de temps ainsi passées, me semble-t-il, ne me seraient pas apparues plus longues qu’une seule heure réelle. Les seigneurs, les dames et les demoiselles de la noblesse que l’on pouvait voir à cette célébration solennelle portaient des parures d’une richesse inestimable. Au milieu du chœur, il y avait un lustre équipé d’un râtelier fait de six couronnes superposées, chacune portant douze lampes de cristal remplies d’huile d’olive qui brûlaient jour et nuit. Tous les piliers sont en marbre ou en porphyre, la sacristie est étonnamment belle. La partie basse faite de boiseries avec incrustations de marqueteries historiées. Ladite église possède sept voûtes dans le sens de la largueur et cinq portails d’une somptuosité et d’une richesse extraordinaires, tous de marbre jaspé et de porphyre comme l’indique le dessin ci-joint[78]. Sur ces portails il y a quatre grands chevaux de cuivre doré à l’or fin non bruni[79] ; chacun ayant un pied levé. Ils furent apportés par Constantin, l’empereur de Constantinople. Devant l’église il y a trois hautes colonnes en bois recouvertes d’or poli reposant sur des embases de marbre fin, de cinquante pieds de haut, auxquelles on fixe les toiles des tentes quand il plaît au prince de se promener par là ou à l’occasion de la tenue d’assises judiciaires. À côté de ladite église, dans la direction du palais, il y a deux piliers de marbre supportant une barre de fer, prévue pour l’exécution du prince de Venise, au cas où il se rendrait coupable de forfaiture. Un peu plus loin, vers la mer, à l’extrémité de la place, il y a deux grandes colonnes de marbre, de cinquante pieds de haut environ, dont deux hommes joignant leurs bras ne pourraient pas faire le tour ; sur l’une on trouve un saint Michel et sur l’autre un grand lion représentant saint Marc. C’est entre ces deux piliers que l’on dresse les potences pour y procéder à l’exécution des malfaiteurs. Le grand campanile et sa tour où sont les cloches se dresse devant l’église, auxquelles on accède par une rampe[80]. Ce campanile, recouvert d’or fin, est surmonté à sa sommité d’un ange d’or fin, tournant au vent comme une girouette. Son prix est inestimable.

[14v.] Le lendemain, qui était le jour du Saint-Sacrement et la Fête-Dieu du précieux corps de Jésus, la nuit terminée, nous revînmes au petit matin à la place Saint-Marc pour avoir un emplacement nous permettant de voir la magnificence de ladite procession. À huit heures, arriva le patriarche accompagné de son clergé, précédé de la croix et d’un prêtre en aube, lequel se mit en devoir de procéder aux préparatifs du divin office, ce qu’il faisait à la perfection, donnant ainsi la preuve qu’il était homme de grande expérience. Puis venait le puissant et magnifique seigneur doge de Venise, accompagné d’un groupe nombreux de nobles seigneurs et gentilshommes. L’ordre de la procession était le suivant. En tête marchaient à la file douze huissiers au vêtement bleu, portant des bonnets rouges non doublés, à chaque bonnet un petit saint Marc d’or fin de la grosseur d’un carolus. Derrière marchaient douze petits servants, habillés à la manière des pages de nos pays ; je suis persuadé qu’ils ne sont guère savants dans l’art d’équiper les chevaux ou les mules, n’en ayant jamais vu beaucoup. Après venait un gentilhomme au vêtement de velours de couleur éclatante, portant un siège orné d’or fin où devait s’asseoir le doge. Après lui venait un autre gentilhomme, portant sur sa tête un coussin de velours violet foncé et damassé, garni à chaque coin d’une grosse perle d’orient à laquelle était suspendu un grand flot[81] de soie, chaque perle estimée par les connaisseurs à cinq cents ducats d’or. Puis après marchait un autre gentilhomme, nu-tête, devant la personne de monseigneur le doge, portant élevée, de ses deux mains, une épée nue magnifiquement travaillée et nervurée à la façon slavonne, le pommeau en or fin massif, la poignée ornée de trois pierres, dont l’une, celle qui était près du pommeau, était de jaspe de couleur verte, celle du milieu de santal fin, pour l’étanchement du sang, la dernière, près de la croix de la garde de l’épée, de corail blanc. La croix de la garde était d’or fin sans grand travail ni recherche d’orfèvrerie, si ce n’est seulement l’existence d’un poinçon en forme de feuillage sur le dessus. L’épée était de forme courbée, un peu à la façon des cimeterres de Turquie. Une fois le siège en place, et revêtu de son coussin, la somptueuse épée fut mise dessus avec grande révérence, celui qui l’avait portée lui rendant ainsi les honneurs (dus à l’emblème suprême de la Justice).

[15] Immédiatement après le porteur de l’épée, marchait avec lenteur monseigneur le doge, en raison de son grand âge. Il était revêtu d’une robe faite de tissu brodé d’or qui lui descendait jusqu’aux talons, portant sur la tête une coiffe de grand prix faite comme la montre et la représente le dessin ci-joint[82]. Il fut installé sur son siège triomphal au plus haut bout du chœur comme nous le faisons pour les abbés en nos pays. Il va de soi, et ce n’est pas la peine d’avoir la curiosité de le demander, que le siège du doge était somptueusement garni de tissu de velours et orné de pièces d’orfèvrerie et de pierres précieuses. Derrière lui marchaient les ambassadeurs des princes chrétiens, eux-mêmes précédant les seigneurs vénitiens. À la droite du doge était assis l’ambassadeur de l’empereur, portant un simarre[83] de velours de couleur sombre et une grosse chaîne d’or sur les épaules. Quel plaisir de le voir ! À la gauche, était assis l’ambassadeur du roi très chrétien de France, François de Valois, un homme de belle allure, instruit et de grand savoir, originaire du pays d’Anjou, du nom de Lazare Baïf[84]. Il était revêtu d’une longue robe de damas violet, descendant jusqu’à la plante des pieds ; il avait toutes les apparences d’un maître d’éloquence cicéronienne. Que l’on me pardonne si je lui consacre un long propos, car il mit à ma disposition sa maison et ses ressources durant le temps de trente-quatre jours au motif qu’il avait appartenu à la maison de monseigneur le cardinal de Lorraine. À côté de lui, était assis l’ambassadeur du docte roi d’Angleterre, puis après l’ambassadeur du duc de Milan, et après celui du duc de Ferrare. Le légat de notre Saint-Père le pape n’y était point, retenu pour raison de mal de jambe. De même n’étaient pas présents les ambassadeurs du duc d’Urbino ni celui du duc de Mantoue pour une raison de préséance en siège et en suffrages.

[15v.] À leur suite, venaient les grands seigneurs de Venise, tous vêtus somptueusement ; ils prirent place dans le chœur, assis sur des bancs recouverts de tissus les plus somptueux. Le reste des seigneurs, des gentilshommes de leur suite et des autres personnes présentes se plaçaient là où ils le pouvaient dans les chapelles collatérales, tant en amont qu’en aval. Puis, dans un ballet parfaitement réglé, les gens d’Église, les ordres religieux et les autres s’avancèrent en procession de la manière suivante.

Premièrement, par le portail situé du côté de l’horloge, venaient les chartreux, portant des cierges blancs de cire vierge ; ils s’inclinaient devant le Saint-Sacrement, puis faisaient demi-tour par le milieu du chœur, deux à deux, et passaient devant monseigneur le doge, s’inclinant respectueusement devant lui selon la manière parfaite qu’on leur avait enseignée. Après venaient les moines de Saint-Sébastien, revêtus de leurs habits de couleur grise, tenant eux aussi chacun à la main un cierge blanc. Après venaient les moines de Saint-Jérôme, alias du couvent Sainte-Marie de Grâce, tous somptueusement revêtus de leurs aubes, tenant en main des cierges blancs. Après venaient les moines de Notre-Dame de Lorro, tous revêtus d’habits bleus, tenant en main chacun une petite croix d’argent. Ils étaient fort nombreux. Après venaient les carmes portant des cierges blancs. Après venaient les moines de Saint-Étienne, protomartyr, revêtus de leurs ornements, portant une croix d’or et un calice, tous vêtus de noir, serrés à la taille, par-dessus leurs habits, d’une ceinture large de trois doigts, et tenant chacun un cierge. Après venaient les grands cordeliers de Saint-François non réformés, tous revêtus de leurs habits gris, les jeunes novices portant des calices et des coupes d’or et d’argent, tandis que les prêtres portaient de grands reliquaires d’or et d’argent. Après venaient les mineurs de Saint-François de Lavigne, réformés, tenant chacun un cierge allumé et portant chapes, chasubles en tissu brodé d’or ou de velours. Après venaient les moines de Jean, Paul et Pierre martyrs, vulgairement appelés prêcheurs ou jacobins, manteau noir et robe blanche, portant des cierges allumés et de grands vases d’or et d’argent, des coupes, des aiguières, des tasses, des plats remplis de fleurs qu’ils jetaient sur le tapis où était assis monseigneur le doge.

[16] Après venaient les confrères de Saint-Roch, tous hommes mariés, au nombre de cinq cents environ, portant un vêtement de serge blanche auquel était fixé son capuchon. Leurs enfants suivaient, portant des vases d’or et d’argent, tous déguisés en anges. Après venait un homme sur un cheval richement équipé aussi vrai que nature, alors qu’il n’en était qu’une reproduction réalisée avec un art consommé. Après on portait un château merveilleusement rendu où avaient pris place quatre jeunes filles, portant chacune en ses mains une banderole où figuraient des citations des prophètes, que je n’ai pas pu relever, à cause du rythme rapide du cortège. Après on emmenait un groupe de prophètes habillés à la mode ancienne, enchaînés deux à deux, devant les Juifs adversaires de l’ancienne Loi. Après on portait une montagne où Abraham simulait le sacrifice de son fils Isaac, en même temps qu’un ange au-dessus s’opposait à son exécution ; on ne savait de quelle manière l’ange se maintenait dans les airs en lévitation au-dessus de la montagne. Après on portait, sur de grandes estrades, monseigneur David magnifique sur son char triomphant, suivi par les anciens prophètes richement habillés de toutes sortes de vêtements bigarrés, tenant chacun un sceptre ayant une inscription sur le côté. Après on portait un autel somptueusement orné, supportant huit chandeliers d’argent. Sur le devant, il y avait un ange et sur les marches un ancien, en position de priant, tenant à la main une croix et un grand rouleau où figurait une inscription, mais il me fut impossible d’en lire le texte. Après on portait une tribune sur laquelle quatre enfants somptueusement parés soutenaient un autel sur lequel Notre-Dame tenait son fils dans les bras ; saint Roch était agenouillé devant elle, et un groupe de la confrérie du même nom suivait, les mains pleines de trésors inestimables. En traversant le chœur, lorsqu’ils passaient devant monseigneur le doge, ils criaient à haute voix : « Vive saint Marc ! » Ils étaient bien un millier ; et j’affirme comme certain qu’un terrain de la superficie d’un journal[85] ne suffirait pas pour y entreposer tous les trésors qu’ils portaient. Je n’ai pas la moindre honte de faire semblable comparaison, c’est la vérité qui me contraint à le dire et à le rapporter. Après venaient les moines de Saint-Sauveur, revêtus de robes blanches, sur lesquelles ils portaient de somptueux habits d’église : chasubles, chapes et tuniques tissés de fils d’or et d’argent, de velours, de satin et de damas. Après venaient les moines de l’ordre du Saint-Esprit, portant sur leurs habits de couleur rouge des chapes, des chasubles, des tuniques, des dalmatiques, autant de vêtements en or battu et en velours de couleur rouge sombre, en satin et en tissu damassé.

[16v.] Après venaient les moines de Sainte-Hélène, portant des habits blancs, les moines de Saint-Michel et ceux de Saint-Jean de La Jouvent, tous appartenant à l’ordre des bénédictins réformés. Ils ne mangent jamais de viande. Après venaient les moines de Saint-Georges-le-Majeur, habillés de noir, de l’ordre des bénédictins, tenant en leurs mains un cierge de cire blanche. Ce sont, dit-on, les plus riches et les mieux pourvus en rentes de tout Venise. Après venaient les moines de Saint-Nicolas de Lyon dignement vêtus. Après venaient les chanoines de Saint-Georges d’Alegnis.

Après venait la grande congrégation du Saint-Sauveur, c’est-à-dire les prêtres séculiers de la cité de Venise, tenant en leurs mains des torches allumées, symboles de la lumière du peuple, représentant soixante-deux paroisses. Les prêtres ainsi réunis pour leur fête commune sont bien deux mille, tous vêtus dignement de somptueux habits ecclésiastiques. Il me faudrait avoir dix mains pour vous faire la description de leurs vêtements. Quand le patriarche qui avait dit la messe vit que le cortège de la procession était terminé, il s’avança, mains jointes, revêtu de sa chasuble, accompagné de quatre dignitaires de l’Église, revêtus des mêmes ornements, qui portaient sur leurs épaules un reliquaire de forme plate, orné de moulures, équipé de quatre grandes barres en or fin permettant de le porter. Sur le reliquaire il y avait un gros calice d’or fin d’un poids tel qu’il faut un homme pour le soulever, dans lequel était présenté un riche ciboire, décoré sur sa face avant de fin cristal, où reposait le corps de notre doux Sauveur et Rédempteur Jésus-Christ, que les servants de l’autel qui suivaient, encensaient de leurs six encensoirs d’or. Une fois les derniers passés, monseigneur le doge se leva pour prendre place en fin de cortège, sur le devant de la grande place Saint-Marc, suivi des ambassadeurs, et à leur suite de dix ou douze parmi les plus grands seigneurs, deux par deux. Venaient enfin les autres seigneurs, tous superbes vieillards revêtus de grandes robes de velours ou de satin de couleur rouge foncé ; chacun d’eux emmenait avec lui un pèlerin de notre groupe pour l’accompagner tout au long de la procession, après nous avoir donné à chacun un cierge de cire vierge mesurant environ deux pieds de haut, et de la grosseur d’un bâton de torche. C’est ainsi que nous nous avancions en procession, deux par deux, sous la protection des toiles blanches que l’on avait tendues sur de beaux poteaux de sapin, de manière à protéger chacun de nous des ardeurs du soleil. Quand nous rentrâmes à l’église, les seigneurs rendaient leurs cierges à ceux qui les leur avaient donnés, mais pas nous autres les pèlerins. La raison pour laquelle on ne voulait pas que nous les rendions, c’est qu’ils avaient été fabriqués aux frais de la cité, et qu’on nous les donnait gracieusement à emporter pour notre voyage.

[17] Quand on eut remis Notre-Seigneur en son tabernacle, nous allâmes tous accompagner le doge de Venise jusqu’à son éblouissant palais. Assis sur un siège recouvert d’or, il tendit la main à chacun des pèlerins, nous mîmes la nôtre en sa sienne, et il dit à chacun de nous : « Que Dieu vous accorde un bon voyage. » Autrefois, l’habitude était de servir un dîner aux pèlerins, mais pour l’heure il n’en est pas question. Ce qui nous contraignit à nous retirer à l’hôtel dans lequel nous étions logés pour nous offrir un bon repas, chacun comme nous l’entendions.

Le cinquième jour de juin, nous allâmes voir, dans les faubourgs de Venise, une belle et riche bourgade appelée Murano[86] ; nous y visitâmes l’église de monseigneur saint Étienne, premier martyr, où l’on nous montra un grand nombre de reliques de saints, en particulier les restes de cent Innocents qui furent mis à mort par Hérode d’Ascalon[87]. Une fois la visite des Saints Lieux terminée, le marquis de Vigevone nous fit quérir pour nous offrir à boire dans sa superbe demeure. Nous étions là environ vingt-deux pèlerins. Il nous accueillit avec grand plaisir parce que nous étions français. Il s’était retiré là pour la bonne raison qu’il avait été banni du duché de Milan, étant donné qu’il avait pris le parti de François Ier. Sa femme vint nous saluer ; napolitaine de naissance, c’était l’une des nobles dames d’honneur de Lombardie, magnifiquement parée à la mode des Vénitiennes, femmes expertes en la matière. Prenant le chemin du retour, nous nous engageâmes dans la rue où l’on fabrique les beaux verres de cristal. Il y a là une enfilade de vingt-quatre ateliers jointifs et contigus, où les ouvriers verriers exercent magnifiquement leur profession. J’étais là, devant l’un des fours, assis sur un escabeau (avec l’autorisation du maître d’équipe) à les regarder travailler. Il y a, à chaque four, un groupe de trois ouvriers, y compris le maître d’équipe. Dans le seul but de se moquer de moi, il me firent souffler dans la canne de fer dont se servent les ouvriers verriers, mais en soufflant je n’obtins, en fait de produit fini, qu’un membre viril long de trois pieds et gros plus de trois fois comme mon poing[88]. J’en fus tout rougissant de honte, jusqu’au moment où, sans attendre davantage, un compagnon expert en la chose, d’une mine réjouie, brisa cette masse en mille morceaux. En guise de pourboire, je leur donnai un marcel d’argent de la valeur d’un carolus de France. Les quittant, nous allâmes voir le superbe, luxuriant et merveilleux verger de monseigneur Francisque du Frioul, procureur de Saint-Marc. Il ne me serait pas possible, à moi, de raconter ou de décrire l’extraordinaire manière dont il a été aménagé, étant donné qu’il repose sur des pilotis enfoncés dans la mer, sa superficie étant d’environ un journal de terre.

[17v.] Le lendemain, sixième jour de juin, nous allâmes voir le corps de madame sainte Marine dans son église ; et dans l’église de Sainte-Lucie, nous vîmes son précieux corps, entier, chair et squelette, qui est l’objet de grande vénération ; il s’agit de Lucie de Syracuse[89]. Les religieuses de cette église sont des dames de réputation et de grande dévotion. Ce jour-là même, rentrant de visiter lesdites églises, nous vîmes un gentilhomme de Venise, poursuivi pour un délit qu’il avait commis, que l’on amputait publiquement de la main droite, sur la place où se rend la Justice, devant le palais, sur des tréteaux dressés entre les deux grandes colonnes dont il a été question, au lieu-dit « Halte rippe », ce qui signifie en notre langue « haut rivage ». Le motif de ce châtiment était que, ayant agressé un citoyen de Venise, et croyant l’avoir tué, il l’avait jeté à la mer. Il s’était dissimulé au milieu de la foule, pensant ainsi s’enfuir, mais on s’empara de lui et il fut arrêté. Quand la main fut coupée, il fut à jamais banni de Venise, avec interdiction d’y jamais revenir sous peine d’être écartelé. Cette condamnation était cause d’un grave préjudice, car c’était un homme de valeur, plein de bravoure et d’intrépidité. Nullement ébranlée par l’infamie qu’on infligeait à son mari, sa femme qui était une dame d’honneur proposa aux magistrats de Venise (pour le soustraire à cette sentence) la somme de dix mille ducats d’or. On la lui refusa, conformément à ce qu’était la Justice rendue par eux quotidiennement.

Le mardi, treizième jour de juin, nous allâmes, le groupe des pèlerins, visiter la précieuse relique de monseigneur saint Roch[90], qui est l’objet d’une grande vénération dans son église, près des Grands-Cordeliers. Les membres de la confrérie de l’église firent chanter une messe solennelle, et ils nous emmenèrent en procession à l’offrande, avec les bourgeois de Venise présents, après nous avoir donné à chacun un cierge de cire vierge, et nous eûmes droit à un sermon prononcé dans notre langue française par un des cordeliers, qui étaient venus pour y faire une procession à l’occasion de la fête de monseigneur saint Antoine de Padoue[91] qui tombait ce jour-là. Croyez bien que c’était un homme digne de monter en chaire. Il maniait le latin avec autant d’aisance que sa langue maternelle, marquant les longues et les brèves que c’en était un plaisir à entendre. En peu de mots il fit entendre aux gens de la cité présents d’avoir à prier Notre-Seigneur de nous accorder un bon retour, et à chacun de ne pas manquer à son devoir de charité envers son frère chrétien.

[18] Après le dîner, quelques-uns de notre compagnie, parmi les plus notables, s’en allèrent trouver notre patron et maître de la nave, monseigneur Jean Dauphin. Ils lui firent valoir, hardiment, qu’il n’agissait pas conformément à ce qu’il nous avait promis, qu’il n’avait pas l’attitude d’un homme d’honneur pour ce qui était de notre départ, nous immobilisant depuis trop longtemps à Venise. Constatant notre mutinerie, il se mit à jurer, à grand coups d’imprécation à sa façon lombarde, contre mille ducats d’or, qu’il prendrait la mer le jeudi qui suivait, si le vent le permettait. Nous en fûmes tous quelque peu réjouis. Considérant que nous lui avions déjà donné la moitié de la somme d’argent, qui était, pour chacun de nous, de vingt-cinq ducats[92], que nous dépensions par jour et par tête trente marquets valant quinze carolus de France, que cette dépense mettait rapidement nos bourses à plat et qu’elle gênait principalement ceux qui n’avaient pas l’habitude de ce genre de gaspillage, bref, il ne nous restait plus qu’à hurler avec les loups. Ce jour-là, entendant ces paroles porteuses de joie, nous fîmes transporter nos quatre coffres, en « barquerolle », à bord de la grosse nave, à l’intérieur d’une petite cabine que nous avions fait aménager à nos frais, qui s’étaient montés à quatre ducats d’or pour nous quatre. Il nous fallut aller à plus de deux grands milles de distance de Venise, étant donné que la nave avait été remorquée en haute mer de manière à pouvoir procéder à son chargement plus facilement, et à larguer les voiles quand il le faudrait, le moment venu.

Le jeudi, voyant que notre patron différait l’exécution de la promesse qu’il nous avait faite, un gentilhomme de Paris, monseigneur Ogier Le Danois, qui était un bon légiste, rédigea une supplique en latin, où était décrite la grossièreté dudit patron, et la présenta au doge et prince de Venise appelé André Gritti. Il la reçut avec beaucoup d’amitié, et en réponse à cette supplique, il intima par décret audit seigneur et patron l’ordre de devoir se tenir prêt pour l’appareillage le dimanche 18 juin, dernier délai. Après s’être excusé, il différa jusqu’au mardi suivant, vingtième jour dudit mois, où il nous fit savoir à tous qu’il avait l’intention de partir le soir même, avec l’aide de Dieu. Quel spectacle ! Vous auriez pu voir alors les pèlerins quitter leurs lieux d’hébergement, plier bagages, charger leurs vêtements dans de petites barques et gondoles et faire emmener tout cela jusqu’à la grosse nave. Venaient alors sur le port de Saint-Marc nombre d’habitants de la cité pour assister à notre départ, priant Dieu de nous être favorable et de nous aider à mener à bien notre bon voyage. Pour ce qui était de nous, il n’y avait personne qui ne fût rempli de joie d’avoir à affronter ce voyage marin au péril de notre vie.

[18v.] Mes trois compagnons et moi passâmes un marché avec un bergamas[93] pour conduire nos bagages, à savoir quatre tonnelets de bon vin rouge de Frioul, un tonnelet d’eau douce, pour un ducat de biscottes[94] de farine blanche et la moitié d’un fromage dur et sec[95], et nous quatre. Pour le tout, nous réglâmes cinq marcels d’argent, équivalant approximativement à quinze gros de notre monnaie. Et nous nous en remîmes à la garde du Créateur de l’univers. En passant le long de l’église de madame sainte Hélène, mère de Constantin, nous la saluâmes avec toute la dévotion dont nous étions capables, et puis notre bergamas nous conduisit à travers le goulet entre les deux châteaux près de Saint-Nicolas. À quelque distance de là, nous nous trouvâmes face à face avec une autre embarcation montée par des Slavoniens[96] qui pouvaient bien être dix, armés de crochets de fer emmanchés sur des perches de bois ; ils s’approchèrent de notre propre barque, nous demandant quelque chose, prétextant que l’usage en même temps que les bonnes manières voulaient que nous leur réglions un pourboire. Joignant le geste à la parole, l’un d’eux bondit dans notre barque, s’imaginant qu’il avait affaire à des veaux ou à des femmelettes. Ce que voyant, le seigneur de Clévant, Charles de Condé, et le receveur de Pont-à-Mousson se saisirent de leurs armes et mirent la main à leur épée, bien protégés par leur collier de buffle[97]. La situation était telle que si nos agresseurs ne s’étaient pas retirés, on aurait eu, à mon avis, la démonstration d’une belle épreuve de force. Pour ce qui est de moi, voyant cette affaire, tenant en main un gros manche de rame, je fus bien joyeux de voir comment cela se terminait, la raison étant que je n’étais point habitué à me trouver mêlé à semblable mutinerie, où je risquais de tout perdre. Ce moment de querelle passé, nous nous mîmes en devoir, à grands coups de rames, d’atteindre notre nave. Il était alors quatre heures. À l’aide de grosses cordes et de poulies, on hissa nos équipements sur le pont, et de là on les transporta à l’intérieur de notre cabine qui était située au milieu de ladite nave, et à son centre, près du grand mât haut de dix-huit pieds, deux niveaux en-dessous et deux au-dessus. Nous étions, ainsi placés, ceux de la nave qui souffrions le moins du mal de mer, étant donné notre position au centre. Vous devez bien saisir que ceux que l’on a installés et logés aux deux extrémités de la nave, c’est-à-dire à la proue et à la poupe, ne sont pas ceux qui sont le plus en sécurité, car c’est là que le branle du bateau connaît la plus grande et la plus étonnante des oscillations. Cela, pour informer les lecteurs d’avoir à se souvenir de ces précisions. Vous devez savoir que la minuscule cabine, où nous étions logés, avec nos quatre coffres et nous quatre, était d’une taille et d’un espace où aurait difficilement tenu un destrier du Danemark, que l’on n’aurait pas pu lui passer facilement l’étrille, à plus forte raison pour lui faire faire [19] de grandes ruades. L’heure du souper venue, c’est dans notre cabine que nous prîmes notre repas ; au menu, poulet, rôti de mouton que nous avions apportés de Venise. Le patron de la nave, ce soir-là, offrait à souper à l’ensemble des pèlerins, mais mes compagnons ne désirèrent point se rendre à son invitation, à cause de moi, car ils voulaient rester à mes côtés et me tenir compagnie, parce que d’abord je souffrais d’un bon mal de tête, et qu’ensuite j’étais incommodé autant par la touffeur marine que par le branle de la nave, ce à quoi ne m’avait pas habitué notre climat du Barrois. Néanmoins, ayant remarqué notre absence, le patron nous fit apporter un bocal[98] de vin. Après souper, messieurs mes compagnons m’accompagnèrent sur le pont arrière de la nave. De là nous vîmes plus de cinquante dauphins qui jaillissaient de la surface de la mer à plus de dix pieds de hauteur, et qui replongeaient tout soudain. Beau spectacle que ce ballet ! Au dire des marins, c’était le signe annonciateur de tempête. Cependant, la nuit fut si douce, si calme et si paisible que nous dormîmes aussi tranquillement que si nous avions été sur la terre ferme.


Venise-Jaffa

(22 juin – 4 août)

Le mercredi matin, vingt et unième jour de juin, nous venions de réciter notre bréviaire, versets, antiennes et oraisons. De façon à nous faire patienter au mieux jusqu’au dîner, on nous servit à chacun un trait, autrement dit un verre, de savoureux malvoisie, accompagné d’un petit morceau de pain grillé pour nous rafraîchir l’estomac. Quand l’heure du dîner fut venue, on nous dirigea, pour le repas, vers la grande salle de la nave, longue de trente-six pieds et large de trente-deux, où les tables avaient été dressées. On nous servit un fort honnête menu : bon minestrone, pot-au-feu de bœuf, dont la préparation laissait à désirer ; il manquait de sel et il était sans grand goût ni saveur, du fromage sec, du pain blanc frais et tendre, pour la simple raison qu’il n’y avait que deux jours que nous avions quitté Venise. On nous servit deux sortes de vin. À discrétion. Mais ce bon temps-là ne nous dura pas trois ans. L’heure du souper venue, on nous proposa le même menu qu’au dîner. Le souper terminé et nos grâces récitées à Dieu, nous nous en fûmes dire un Salve regina…[99] sur la galerie supérieure de la nave, jouissant du spectacle offert par les matelots, bergamas, les « gondoliers », le maître d’équipage, le calfateur, le charpentier, les hommes chargés du service des ancres, le nocher, le pilote, le patron, tous à leur poste, experts à hisser les voiles, grosses ou petites, à bander les cordes, à détacher les ancres de la profondeur de la mer, à relever la corde d’évitage, ainsi qu’à exécuter toutes sortes d’autres opérations indispensables pour notre appareillage, autant de manœuvres qui laissaient croire que le départ se ferait cette nuit-là. [19v.] Mais le vent ne nous fut pas le moins du monde propice. Ce qui nous contraignit à passer encore une nuit sur place. Nous en fûmes profondément affectés, à l’idée que nous allions y rester un long moment.

Le lendemain matin, jeudi, vingt-deuxième jour de juin, vint tournoyer autour de notre nave une embarcation, chargée de paillardes et putains vénitiennes, emmenées là par quelques maquereaux mauvais sujets, habitués et entraînés à toutes sortes d’impudeurs et de malhonnêtetés. Elles firent deux ou trois circonvolutions autour de notre nave pour nous dire leurs bonjours et raviver leurs désirs amoureux chez ceux qui appartenaient à la même misérable et maudite corporation. Et de fait, séance tenante, cinq ou six compagnons, pèlerins, Italiens, ou d’autres parmi ceux qui étaient à bord, se firent descendre et conduire auprès d’elles. Je n’en sais pas la raison, juste, injuste…, en tout cas la façon n’était pas honnête. Toujours est-il que le soir qui suivait la chose, un frère mineur, homme de grande austérité de vie, répondant au nom de frère Mathias, qui marchait toujours nu-pieds, prononça un sermon dans lequel il blâmait publiquement, en présence de tout un auditoire fait autant de pèlerins que d’autres gens embarqués, avec force reproches et réprimandes, ces individus pleins de vices. La preuve était faite publiquement qu’il ne craignait pas d’aborder au grand jour ce délit et ce forfait, ajoutant encore au déshonneur desdits coupables. Je ne sais pas si les flèches de Cupidon les avaient frappés ou pas, Dieu seul le sait. Quand cette vive sortie eut pris fin, on nous servit le malvoisie à l’heure habituelle, et puis, au moment requis, nous dînâmes, croyant que nous allions avoir en poupe le bon vent que nous désirions après le dîner, mais les choses furent tout autres, comme cela se produit sur mer, car tel pense avoir de Robin qui a de Marion[100]. Nous venions de souper et nous étions restaurés. Un petit vent se leva, qui imprima un léger mouvement à notre nave. Alors servants, matelots et autres manœuvres se trouvèrent, en un instant, prêts et en mesure de larguer la grand-voile à l’emprise du vent de manière si soudaine que l’on aurait eu grand-peine à entendre Dieu tonner, tellement le bruit fait par eux était grand, auquel il fallait ajouter celui des invocations faites par nous, les gens d’Église, à Dieu et à sa digne, excellente et virginale mère, la Vierge Marie, jointes aux ferventes et humbles prières de tous ceux qui étaient embarqués sur la nave ; nous y étions pour l’heure encore plus de deux cents. Nous nous en remîmes à la volonté divine. Le cap fut mis droit sur la mer Adriatique, prenant nettement nos distances avec le rivage du pays de Frioul, qui produit un bon vin naturel. Ce vent-là ne nous était guère propice. Aussi, durant toute la durée de la nuit, ainsi que du lendemain qui était la vigile de saint Jean-Baptiste, notre allure ne fut pas rapide.

[20] Durant la vigile de monseigneur saint Jean-Baptiste, vingt-troisième jour de juin, de la même façon, nous eûmes une allure qui se traînait, mais pour ce qui est de moi, je fus en proie à un terrible mal de tête et d’estomac, dû au balancement de la nave, étant donné mon manque d’habitude de la mer, ce qui me fit rendre[101] (sauf votre respect) le peu de nourriture que j’avais absorbé la veille. J’avais l’absolue certitude que j’étais plus près de la mort que de la vie, n’eussent été les soins et la grande sollicitude dont je fus l’objet de la part de mes fidèles compagnons. Tandis que j’en étais là de ma souffrance, un matelot, tout à coup, fit une chute du haut de la grand-voile, qui le laissa quasiment brisé et cassé de partout, quoique, sur le coup, c’est vrai, il n’en mourut point. Mais, d’avoir vu de mes yeux cette chute, mon mal s’en trouva grandement aggravé.

Le vingt-quatrième jour de juin, fête de saint Jean-Baptiste, je commençai à récupérer un peu ; mes compagnons à leur tour furent atteints d’un léger mal de tête, ce qui ne les empêcha pas de se comporter comme de vrais hommes, en particulier le receveur de Pont-à-Mousson qui, en se dévouant humblement à notre service à la façon d’un valet, sans qu’on l’en sollicitât, était pour chacun de nous un motif de délassement. Sur le soir, notre nave se mit à s’arrêter par manque de vent, et nous restâmes là, sans bouger, tout le temps de la nuit.

Le dimanche matin, vingt-cinquième jour de juin, nous aperçûmes les monts du royaume d’Istrie, à petite distance, et nous restâmes un fort grand moment à ne pouvoir nous en rapprocher à cause du faible vent que nous avions. Ce jour-là, je commençai à aller mieux, et je m’en fus dîner avec les autres à la table du patron de la nave ; des plats qu’on y servit je ne fis pas grand ravage. Quant il fut quatre heures, voyant que nous ne pouvions pas nous rapprocher de la côte, ledit patron, tout à coup, par ruse et poussé par un calcul d’inspiration lucrative qui était de ne pas nous donner à souper, fit abattre les voiles, disant qu’il était dans l’impossibilité de nous conduire plus loin. La plus grande partie d’entre nous fut contrainte de monter dans le canot[102] pour se faire transporter et amener jusqu’à la cité et bonne ville de Rovigno[103]. Embarqués sur ce canot, nous y fûmes tellement malmenés par le tangage dû à une forte houle, qu’il n’y avait personne, qu’elle qu’ait été sa résistance et son plein de virilité, qui n’en souffrît beaucoup, moi en particulier qui ne m’étais encore pas totalement rétabli du mal qui m’avait accablé au cours des jours précédents. Toutefois, avec l’aide de Dieu, nous étions à Rovigno à neuf heures du soir, ville située à plus de huit grands milles de notre nave, soit quatre bonnes lieues de notre pays et de notre région.

[20v.] Tous les quatre, nous trouvâmes le gîte dans la maison d’un pauvre cordonnier, homme de bien à première vue, mais qui n’était pas des mieux approvisionnés en nourriture ; avec notre argent, il nous trouva pain, vin, viande, en suffisance pour assurer notre collation du soir.

Nous poursuivîmes notre halte à Rovigno le lendemain, vingt-sixième jour de juin, fête des saints Jean et Paul, et le mardi vingt-sept. Chacun des prêtres que nous étions dit sa messe ; pour moi, je dis la mienne (avec la permission du doyen de l’église collégiale) dans une petite chapelle située à l’extérieur de la grande église, dans le cimetière, dédiée à monseigneur saint Michel mon patron, duquel, ce jour-là qui était lundi, je disais les heures de mon bréviaire. Le service divin terminé, on nous fit voir le corps entier de madame sainte Euphémie, sœur germaine de monseigneur saint Tite, disciple de saint Paul, et patron de la grande église de Candie[104]. Le corps de la sainte avait été, par un miracle de Dieu, apporté et conduit depuis la Chalcédoine, suivant sa route par mer, enfermé dans un beau et somptueux cercueil, lourd tombeau de marbre d’un poids étonnant, jusqu’au pied du rocher de Rovigno. La tradition miraculeuse de la flottaison d’une pierre de marbre contrairement aux lois de la nature qui dit que « tout corps, soumis à la pesanteur, est attiré vers le bas[105] » selon Aristote, est étonnamment vulgarisée dans le pays. L’oraison que j’ai transcrite ici est gravée en caractères romains sur une face de son tombeau :

Dieu, qui as transporté intact, sur la mer, depuis la Chalcédoine jusqu’au sommet du mont Rouge, le corps de la bienheureuse Euphémie, vierge et martyre, nous te supplions par l’intercession de ses mérites et de ses prières, de nous préserver de tous les dangers par Notre-Seigneur Jésus…

Notez en outre ceci. Poursuivant votre route en mer Adriatique, vous longez les États et pays suivants : Istrie, Slavonie, Albanie, Dalmatie et ensuite la Grèce, pour finir à Constantinople. Robigno ou Rovigno, sise aux confins du royaume d’Istrie, placée sous la souveraineté de Venise, est située au sommet d’une montagnette en forme de pyramide, désignée en latin sous le nom de mont Rouge, baignée de tous côtés et entourée par la mer Adriatique. L’endroit est désertique et pauvre, couvert de rochers, de pierres, cultivé sur une superficie dont la périphérie ne fait pas plus de six milles. Pour leur approvisionnement, les habitants doivent l’importer par mer. Toutefois, il y a quelques morceaux de vignes disséminés au milieu des arbres, à la manière lombarde. Rovigno est située à dix milles au-delà de Parenzo, lieu où la nave ne fit pas escale. Mention en sera faite au retour[106]. Entre Parenzo et Rovigno, la nave passa au large d’un château-fort nommé Orsere situé à cinq milles de Parenzo, qui appartient à notre Saint-Père le pape.

[21] Sur le territoire de Rovigno, en fait d’arbres, il ne vient que des grenadiers, des câpriers, des amandiers, ainsi que des oliviers de haut vent en fort grand nombre ; y poussent aussi, dans une abondante luxuriance, des joncs utilisés pour la fabrication des clôtures des vergers. Les habitants de la cité sont gens de bien et d’honneur, plein d’une sincère et profonde dévotion religieuse, de rite latin ; ce sont de bons guerriers, à en juger par les armes qu’ils emportent journellement sur eux. Pour ce qui est du droit, ils relèvent de la juridiction de Pula[107], et ils obéissent à l’autorité du patriarche du pays. La cité a été créée et édifiée par l’empereur Justinien[108], l’auteur des Institutes. Il est une chose digne d’être retenue, qu’il faut raconter, concernant Rovigno. Presque toutes les femmes de la cité boitent et sont atteintes de claudication. Cela serait dû à une punition divine. Le motif ? Les habitant refusèrent de me le dire. Toujours est-il que, lorsqu’une femme de grande maison est sur le point de mettre son enfant au monde, elle se fait porter à l’extérieur de la ville, dans la crainte que, si c’était une fille, elle ne naquît boiteuse. Il y en avait pour affirmer que cela ne concerne qu’une seule famille, que Dieu punissait de cette façon, au point que les jeunes garçons en âge de se marier redoutent de contracter alliance avec elle, par crainte de cette malédiction. Il n’y a guère de maison qui ne possède un moulin actionné par un âne. En bordure de mer, on trouve beaucoup de pierres rouges, appelées fèves de mer. Pour les gens, leur exploitation n’est pas d’un grand rapport. Ce qui est la raison pour laquelle ils mettent tous leurs soins à rechercher une autre profession, de manière à pouvoir s’acquitter de l’impôt qu’ils ont à verser à Venise dont ils sont les sujets. La redevance est telle que les Vénitiens les détruisent jusqu’à la racine, tant est grande leur rapacité à percevoir le tribut qui leur est dû.

Ce dit jour de mardi, vingt-septième de juin, quand nous eûmes soupé, nous louâmes une petite barque pour nous ramener à notre grosse nave qui se trouvait à environ deux milles de la ville. La location nous coûta deux marcels d’argent pour nous quatre. Quand nous eûmes rejoint le bateau, nous prîmes notre repos sur nos petits matelas jusqu’au mercredi. Devant ladite ville de Rovigno, du côté de l’est, il y a une montagne située en pleine mer, où l’on trouve les plus belles carrières de pierre du monde, et l’opinion est répandue que tous les édifices de Venise sont bâtis et construits avec des pierres que l’on y extrait. À proximité, il y a une petite montagnette, où résident de misérables gens qui ne vivent que grâce aux salaires versés par les Vénitiens. La nuit, ils allument des feux pour baliser le passage des bateaux qui pourraient perdre leur chemin, en ces lieux extraordinairement redoutables à cause des bancs de roche cachés sous l’eau que l’on ne peut pas déceler sous la surface de la mer. En revenant du côté ville, on trouve à nouveau une autre petite montagne étonnamment aride, où il n’y a aucune habitation, si ce n’est un misérable couvent de frères mineurs dédié à saint André. Selon moi, il me semble bien qu’ils ont beaucoup de mal à subsister. Que Dieu veuille bien venir en aide aux pauvres qui manquent de tout.

[21v.] Mercredi matin, vingt-huitième jour de juin, qui était vigile de la fête de monseigneur saint Pierre apôtre, on leva les ancres et les voiles furent hissées et livrées aux vents. Nous quittâmes les rives de l’Istrie, mettant le cap sur la pleine mer Adriatique, et toujours à bien petit train. C’est à ce moment-là que nous quitta notre patron, monseigneur Jean Dauphin le magnifique, homme de bien et d’honneur, pour rentrer à Venise. Il prit aimablement congé de nous, nous priant tous de veiller à garder paix et bonne entente les uns avec les autres, et cela d’autant plus que nous étions gens originaires de plusieurs pays différents les uns des autres. Nous lui en fîmes tous la promesse, lui certifiant que nous obéirions à son lieutenant et commis jusqu’au moment où nous aurions pris à bord son fils Jéromine Dauphin, jeune gentilhomme, son bâtard, qui avait son domicile en la cité d’Otrante[109], sur le territoire de la Pouille, et qui était la ville située aux confins du royaume de Naples. C’est lui qui devait nous conduire jusqu’à Jérusalem, et nous en ramener, avec la permission de Dieu. Nous en fîmes la promesse audit seigneur Dauphin. Sur ce, il nous quitta, nous manifestant une joie débordante, et nous faisant le baiser à l’un après l’autre. Il nous donna à plusieurs reprises sa bénédiction selon l’habitude des anciens pères de famille. Alors, il embarqua à bord d’une petite caraque, et notre nave salua son départ de cinq ou six coups de canons tonnant à merveille.

Monseigneur le baron Claude d’Haussonville, homme de grande vaillance, qui ne répugnait pas à la distraction, avait, l’accompagnant, un serviteur appelé Nicolas Blommaque, qui jouait du fifre de façon si mélodieuse au moment du départ dudit seigneur Jean Dauphin que beaucoup prenaient un réel plaisir à l’écouter. C’est de cette façon que nous nous quittâmes, lui et nous, et notre navigation reprit en pleine mer, espérant avoir un vent favorable quand cela agréerait à la volonté divine. À partir de là, interdiction fut faite, sur l’ensemble de la nave, à qui que ce fût, quand bien même il aurait été un grand seigneur, de jouer aux cartes ou aux dés, de peur d’encourir l’ire de Dieu et la malveillance de notre patron. Il ne s’écoula que peu de temps avant que nous n’apercevions Pula dont nous avons déjà cité le nom[110]. Les presque trois-quarts de son emprise sont entourés par la mer, le reste est attaché à la terre ferme comme l’indique le croquis qui suit[111]. Selon l’opinion des « maîtres mariniers », Pula est distante de Parenzo de vingt milles. C’était jadis une noble cité, royale et impériale, fondée par l’empereur Justinien, l’auteur des Institutes. Il fit construire là un château-fort de marbre, mais actuellement ce n’est plus que ruines, même si quelques traces en subsistent. La poussée du vent n’était pas assez forte pour ne pas me laisser assez de temps pour pouvoir exécuter au plus près de la réalité un petit croquis de Pula, comme vous le voyez ci-dessus. Tout près, sur le rivage, on trouve une autre petite cité appelée Stridonia[112] ou de son ancien nom Trief, où naquit monseigneur saint Jérôme, docteur de l’Église.

[22] Le jeudi, vingt-neuvième jour de juin, fête de monseigneur saint Pierre, nous eûmes un bon vent, tel que nous pouvions le souhaiter, mais il ne nous servait guère, étant donné qu’il nous poussait en direction du sud ; il dura ainsi jusqu’au soir. Notre patron nous informa, à ce moment-là, que nous venions d’entrer dans le golfe de Quarnero[113], qui commence aux confins du royaume d’Istrie et au début de la Hongrie, dont les côtes montent droit vers le nord.

Ce golfe en longueur mesure bien, à la fois en largeur d’est en ouest et du sud au nord, quarante milles, et c’est l’un des plus dangereux couloirs de circulation qui soit dans la mer Adriatique, à l’origine des plus belles peurs à affronter en cas de tempête. Mais, grâce à Dieu, la mer était fort tranquille et paisible ; mais ce beau calme tranquille, nous le payâmes si cher lors du retour, comme vous l’apprendrez ci-dessous, que même un fils n’aurait pas voulu risquer sa vie pour y aller sauver son père. Parce qu’il faisait doux et beau, et aussi pour célébrer la fête de saint Pierre qui est le chef de l’Église triomphante, nous, les gens d’Église, ainsi que d’autres qui ne l’étaient pas, nous chantâmes vêpres et complies à haute voix et un Salve regina. Ces prières terminées, un prêche, de fort bonne tenue, fut fait par un moine[114] de l’ordre de saint François, déjà mentionné ci-dessus, qui menait une vie qui laissait penser qu’elle était plus divine qu’humaine. À la minuit qui suivit, nous sortîmes dudit golfe sans avoir encouru ni danger ni tempête. Dieu en soit remercié et loué.

Le lendemain vendredi matin, trentième et dernier jour de juin, le temps était beau et clair, le soleil fort ardent, mais autant dire que nous n’avancions pas, tellement les vents étaient inexistants. Nous mîmes plus de douze heures à faire environ une lieue. Mais au beau milieu de la nuit, une extraordinaire tempête s’éleva, coups de claquements de tonnerre, éclairs de feu fondant du ciel, pluie, trombes de grêle, qui faisait chanceler notre nave à ce point, tellement était grande la furie des eaux, que patron, pilote et marins redoutaient fort que pareil ouragan ne nous fît reculer et ne nous rejetât dans ledit golfe de Quarnero (où notre perte à tous eût été garantie). Ordre immédiat fut donné d’amener toutes les voiles de la nave jusqu’au bas du mât, sans attendre davantage pour ancrer le bateau, ce qui est autant dire la solution de désespoir, le seul recours, dans un tel moment, n’étant plus qu’à s’en remettre à la grâce, à la protection et à la miséricorde de Dieu.

Pareille crainte plongeait les pauvres pèlerins dans des abîmes d’étonnement, d’autant plus qu’ils n’avaient pas la moindre connaissance de ce type de risques et de semblables dangers encourus. Mais il ne s’était pas écoulé deux heures à partir de cette situation pleine de périls et de dangers que le bon Jésus (dont la nature est d’être miséricordieux) [22v.] nous avait envoyé un bon vent qui nous était favorable ; lequel aidant, les voiles furent hissées et livrées à la grande puissance du vent ; trois grandes heures durant, nous l’eûmes en poupe, ce qui nous mit définitivement à l’abri des grands dangers encourus et des passes marines pleines de périls.

Le samedi matin, jour de fête de saint Thiébaut, et premier de juillet, le vent nous fit tellement défaut que notre nave ne donnait même pas le plus petit signe de mouvement ni le moindre frémissement. Nous n’avions alors pas d’autre passe-temps que de regarder les dauphins qui en grand nombre bondissaient hors de l’eau à plus de dix pieds de hauteur pour venir y respirer. Ils s’approchaient si près de notre nave que nous les aurions facilement atteints d’une pierre, si leur rapidité et leur souplesse nous en avaient laissé la possibilité.

Nous restâmes en cette situation jusqu’au lendemain après le dîner, qui était le dimanche, second jour de juillet et fête de la Visitation de la Sainte Vierge et immaculée Marie mère de Dieu. Nous l’avions tous ensemble implorée et appelée à notre secours, durant la lecture de l’office du jour de la messe : en trois jours nous n’avions pas parcouru quinze lieues. Après le dîner, à l’heure environ de midi, se leva un vent du nord qui nous poussait droit en direction du sud, relativement rapide ; cela durant l’espace de quatre heures. Quand arriva le soir, nous pouvions facilement apercevoir les hautes montagnes d’Ancône, ce qui fut pour nous tous cause de grand étonnement, à l’idée que nous avions parcouru si peu de distance durant tant de temps. Le soir, une discussion tournant en altercation s’éleva entre les Flamands (qui étaient ivres) et l’interprète de notre nave qui était de même nationalité, mais qui résidait à Venise. C’était un homme fort honorable de sa personne. Le différend dégénéra au point que certains d’entre eux voulaient le tuer, la raison étant qu’il avait voulu leur faire éteindre les lumières de leurs chandelles qui leur permettaient de jouer aux dés, par crainte et danger du feu. La querelle finit par s’apaiser le lendemain lundi matin, troisième jour de juillet, grâce à la médiation du lieutenant du patron, nommé Francisque Bon, un gentilhomme. Il faisait partie de la seigneurie de Venise, et c’était un homme honorable et une personne de grande érudition. Pour apaiser l’affaire qui était cause de litige, il leur donna, à boire ensemble, une fiasque de savoureux et liquoreux malvoisie. Ils promirent soumission et obéissance, au même titre que les autres qui étaient de nationalités différentes. Il n’y avait personne, parmi nous, qui ne fût fort marri, autant à cause de cette discussion et querelle que par suite du manque de vent qui était cause que nous perdions notre temps.

[23] Cedit jour, troisième de juillet, à environ trois heures de l’après-midi, un vent se leva, si violent et si puissant qu’il fallut sans attendre abattre la grande poutre dite traversaine qui supporte la grand-voile, par crainte de voir notre nave chavirer. Le grain était tel qu’il n’y avait personne, si formé qu’il fût au métier de marin, qui ne se sentît en danger. C’était surtout notre cas, à nous autres pèlerins ; nous étions tous remplis de frayeur, et la plus grande partie d’entre nous malades et atteints. Pour ce qui est de moi, je ne fus pas le dernier à en avoir ma part, car je fus dans l’impossibilité de souper et le lendemain de dîner, tellement mon mal de tête me faisait souffrir. Cette tempête dura jusqu’au lendemain mardi 4 juillet.

Le vent nous était toujours propice et de la plus grande utilité, mais il soufflait avec trop de violence, source pour nous de malaises et de violents maux de tête. Sur le coup de dix heures, ce jour-là, nous longeâmes le royaume de Dalmatie, et trouvâmes deux îles du royaume de Slavonie. L’une s’appelait Saint-Avère, où il n’y avait comme habitation qu’un seul ermitage, l’autre Lissa, avec trois bourgades, toutes les trois du royaume de Slavonie, et sous la domination de Venise. C’était l’heure de vêpres, approximativement, quand nous passâmes au large d’un rocher nommé Péragouse[115], qui est l’un des endroits les plus dangereux de l’Adriatique ; mais nous étions tellement poussés par la violence du vent marin qu’en peu de temps nous aperçûmes les monts d’Apulie. Toujours est-il que nous vîmes au loin la belle, grande et haute montagne de Gargano[116], où se trouve l’endroit même où saint Michel apparut lorsque le taureau fut atteint de la flèche tirée par son maître qui était à sa recherche. Cedit endroit situé en haut du mont se dit en italien L’Angelico. Plus bas, au pied de la montagne, est la bonne ville munie de belles tours et à l’abri d’imposantes murailles, appelée Manfredonia[117], anciennement Sisponte. La dite montagne de Gargano s’étend bien sur environ vingt lieues. Lucain en parle dans son quatrième livre : « Garganus d’Apulie finit dans les ondes adriatiques ».

Le mercredi, cinquième jour de juillet, il était environ trois heures de l’après-midi lorsque, sans crier gare, deux vents vinrent frapper en sens contraire les voiles de notre nave avec une telle violence que nous croyions que c’en était fait de nous tous. Et nos maîtres mariniers étaient unanimement étonnés et impuissants, ignorants qu’ils étaient de l’origine de cette venue si soudaine d’un tel phénomène, en l’absence d’orage ou de tonnerre. Si les [23v.] matelots n’avaient pas mis toute leur diligence à abattre les voiles, selon notre patron, il n’y avait plus de remède (hormis la miséricorde de Dieu) au chavirement de la nave de l’un ou de l’autre côté. Mais ce mouvement tempétueux (Dieu soit loué) ne dura pas une demi-heure, ce qui n’était pas attendu, et qui fut pour nous un grand soulagement.

Un certain nombre de gens de notre nave allaient disant avoir vu et trouvé ce matin-là sur le château avant de notre nave deux coquins italiens en train de se livrer à la sodomie et aux pratiques en cours à Gomorrhe[118]. Cette affaire méprisable, monstrueuse et détestable, n’avait été ni communiquée ni portée à la connaissance générale, par crainte de la grande colère qu’auraient manifestée les pèlerins, car ils n’auraient jamais ni toléré ni admis une conduite, pareillement inspirée de Satan, et qui les aurait amenés à demander qu’on les précipitât du haut de la nave jusqu’au fond de la mer, que le patron ait donné son accord ou non. Ledit seigneur patron, en guise de réponse, dit aux auteurs de cette accusation, que dès l’instant où il accosterait, il congédierait ces garçons avec engagement de ne jamais les reprendre. Cette promesse les apaisa et les calma. Après cela nous eûmes un vent relativement fort qui nous imprimait une bonne allure, et cela jusqu’au point du jour du lendemain, jeudi matin 6 juillet. À ce moment-là, un vent se leva à nouveau, soudain et violent, puissant et extraordinaire, accompagné d’éclairs et de tonnerre, au point que chacun se recommandait à Dieu, avec toute la dévotion dont il était capable. Je vous certifie, et je vous l’assure, vous auriez pu trouver en notre compagnie bon nombre de gens qui se seraient reconnus bons chrétiens pour peu que cette situation ait duré quelque temps. (Dieu veuille qu’ils le soient.)

En pareil moment, nous ne pouvions être comparés qu’à des vers prisonniers des pattes des poules. Mais (loué soit Dieu), aussi subitement que la tempête était survenue, aussi soudainement cessa-t-elle ; grâce à la volonté divine, elle lâcha prise, et nous allâmes, progressant dans notre navigation, pour nous trouver à quatre milles des monts de la Pouille. Messieurs les lecteurs devront prendre patience, je les prie de m’en excuser, si je ne fais pas ici mention des royaumes de Slavonie, de Dalmatie et d’Albanie, ainsi que des villes portuaires situées et établies sur les côtes de ces pays, telles Zara, Raguse, Corfou[119] et Modon, la raison en étant que nous étions contraints, bien malgré chacun des pèlerins, de gagner Otrante, afin d’y prendre à notre bord le fils bâtard de notre patron monseigneur Jean Dauphin, qui devait assurer le commandement de notre nave et nous conduire, ce qui nous obligea à un détour de plus de deux cents milles (mais la force l’emporte sur le droit), loin des lieux ci-dessus cités. S’il plaît à mon Rédempteur de m’accorder la grâce de revenir, j’en ferai un récit si détaillé que je donnerai à beaucoup le courage et la volonté d’entreprendre le voyage qui les y conduirait.

[24] Le vendredi au soir, septième jour de juillet, nous vînmes placer et immobiliser notre nave si près des murailles et de la côte d’Otrante qu’un bon bras aurait pu facilement lancer une pierre sur le rivage, ce qui nous mit en très grand danger de faire chavirer notre nave, ou du moins de la briser en cent morceaux, pour la raison qu’il ne manquait pas six pieds pour que la nave vînt s’échouer sur les rochers du fond de l’eau. La faute de ce danger couru incombait au penèse de la nave, c’est-à-dire celui qui a la responsabilité de la manœuvre des ancres, et qui doit les jeter à l’instant et à l’heure adéquats. Il s’amusait à regarder la ville et les brandons que l’on était en train d’y allumer. Mais grâce à Dieu et à Notre-Dame de Lorette[120], à laquelle chacun, dévotement, se confia, nous sortîmes de cette périlleuse passe. Notre patron fit attacher et bander une grosse corde à une autre nave qui était à l’ancre au dit port pour dégager la nôtre de la côte et des rochers, et lui donner davantage d’aisance en la tirant en eau plus profonde.

Le lendemain matin, samedi, huitième jour de juillet, le second de notre patron, de son nom monseigneur Francisque Bon, nous quitta ; il demanda une barque pour se faire conduire à Otrante, afin de solliciter son congé et l’autorisation de partir auprès du gouverneur et du capitaine, représentant du haut, puissant et invincible prince l’empereur Charles régnant, cinquième du nom, fils de Philippe de Castille[121], et aussi pour lui demander des vivres et solliciter de sa part pour les pèlerins la permission de débarquer. Il obtint gain de cause sur tous les points de sa demande. Immédiatement, et sans attendre davantage, il nous fit quérir avec de petites barges fort périlleuses quant à leur stabilité sur l’eau, à un moment où le vent était fort violent. Mais Dieu nous fit la grâce de parvenir à ladite cité, qui est étonnamment fortifiée, quasiment imprenable, à cause de sa situation, comme vous pouvez le constater en regardant le croquis qui suit[122]. Une des parties de la ville repose sur les gros rochers de la mer, l’autre est constituée par de puissants remparts et des fossés à fond de cuve[123], ce qui lui confère une puissance défensive inestimable. La cité est le siège d’un archevêché, et l’église cathédrale est dédiée à l’Annonciade. Pour l’heure, l’archevêque se nomme Jean Capuacous. L’église a été totalement détruite par les Turcs ; en particulier les voussures sont percées et les pavements brisés, qui étaient de magnifiques mosaïques à motifs de toutes sortes d’animaux, constituées par des assemblages au mastic de menus carreaux de marbre multicolore, aussi somptueuses, peut-être même davantage, que ce que l’on trouve à Saint-Marc de Venise. [24v.] Située à droite de cette église, il y a une chapelle, dans sa presque totalité richement décorée à l’or fin. C’est là que sont conservés les ossements, auxquels adhèrent encore quelques morceaux de chair, des glorieux martyrs chrétiens inhumainement soumis à une mort cruelle par les Turcs et les Infidèles. La châsse où sont conservés ces ossements est surmontée d’une couronne d’or fin de plus de dix pieds de long. Dans la chapelle on trouve de beaux panneaux où est écrit le texte suivant[124] :

Une immense flotte turque se présente pour faire le siège de la place fortifiée, l’année du Seigneur mil quatre cent quatre-vingt, le vendredi, vingt-huitième jour de juillet, à l’aube blanchissante. Les citoyens, alors que la fortune du combat venait de changer, continuent à offrir une farouche résistance, livrant combat pour la défense de la religion chrétienne et l’étendard royal. Après quinze jours et autant de nuits, l’ennemi s’empara de la ville, massacrant les habitants dans leur presque totalité. Leurs ossements ont été rassemblés ici, et le peuple d’Hydronte[125] fit ériger cette châsse, aidé par la générosité du roi.

Une fois la ville prise, le duc de Calabre, fils du roi Alphonse[126], se présenta pour la reprendre à la tête d’une armée de terre conjuguée avec ses forces navales. Il brilla d’une belle gloire au cours de cette campagne. Il lui arriva plus d’une fois d’affronter en combat singulier l’ennemi au pied des murailles, et ne quitta pas le combat avant la reddition spontanée de l’ennemi terrorisé et réduit à une situation désespérée, l’année du Seigneur mil quatre cent quatre-vingt-un, le onzième jour du mois de septembre.

Les maisons de la cité sont toutes distantes l’une de l’autre, ce qui ne manque pas de surprendre ; elles sont munies de créneaux et de meurtrières dans leur partie supérieure, à la manière des châteaux-forts. L’intérieur n’est pas trop bien relevé ni mis en valeur, leurs occupants n’étant pas excessivement curieux de posséder des salles et des pièces d’apparat revêtues de riches garnitures, selon la mode française.

Les silos à grains où ils entreposent leur blé (dont ils sont relativement bien pourvus) se trouvent au milieu des rues devant leurs maisons ; ce sont de grandes fosses creusées dans le sol, taillées de fort belle façon, aussi lisses que du marbre, recouvertes ensuite de grosses et larges dalles de pierre sur lesquelles et tout autour est étendue de la terre, ce qui fait que le blé peut s’y conserver dix-huit ou vingt ans, sans macule ni perte aucune de qualité. Il y a encore bien d’autres choses, en cette cité, qui mériteraient d’être notées par écrit, mais je renonce à ce projet, pour la raison que je redoute de fâcher et d’ennuyer les lecteurs. Le soir venu, chacun s’efforça de trouver qui une barque, qui une gondolette pour se faire reconduire à la nave ; l’obligation nous en avait été signifiée, parce que, à minuit passé, on devait hisser les voiles et quitter les lieux. Cette grande hâte qui nous animait fut à l’origine d’un énorme danger qu’encoururent quelques-uns de nos compagnons. En effet une brèche [25] s’étant produite dans la coque de l’une de ces berguettes, il fallut, sans perdre de temps, la colmater, ce que l’on fit en y mettant un manteau de fine toile noire bordée de velours, qui était la propriété d’un gentilhomme de Paris, docteur en l’un et l’autre droit[127]. Et si une autre barque ne s’était pas portée au secours de ses occupants, c’en était fait d’eux. Mais le manteau, oublié au fond de la berguette qui regagna Otrante, fut emmené par ces gens sans loi, ces pervers et vauriens de barqueroliers. Une fois que ces messieurs les pèlerins eurent tous regagné la nave, se présenta à nous, pour prendre le commandement de la nave, monseigneur Jéromine Dauphin, que nous avions pris à notre bord à Otrante, comme cela a été dit, fils bâtard de monseigneur Jean Dauphin, un homme d’importance de Venise. L’essentiel de ses propos fut de nous rassurer avec une grande bonté, et de nous promettre qu’il nous traiterait aussi bien, voire mieux que ce à quoi s’était engagé son seigneur de père. Nous en fûmes joyeux et tout ragaillardis (bien que, par la suite, la vérité des faits ait été à l’opposé des promesses).

Il avait fait un énorme marché à Otrante, durant le temps où il attendait notre retour : pain, vin, eau douce, viande de bœuf, mouton, citrons, melons, oranges, laitue, pois, fèves, lentilles, huile, fromage et autres produits nécessaires à tout intendant. Il n’y a pas lieu de s’étonner de cette grande quantité de provisions ainsi faite car, chaque jour, tant en frais de gages et de salaires du personnel qu’en dépense pour nous et pour ces gens, il lui fallait bien vingt ducats d’or, ce qui, calculé sur un long temps représenterait une somme extraordinaire. Sur le soir, monseigneur le capitaine d’Otrante, accompagné des plus importants officiers de la cité, vint nous donner le « bon soir » et dire adieu à notre capitaine monseigneur Jéromine ; il amenait avec lui dans sa suite deux valets, tout nus dans l’eau, et qui nageaient en toute liberté comme bon leur semblait, mais toutefois en calquant leur allure sur celle de la barque qui avançait de toute la vitesse de ses rames. Ils firent deux ou trois passages autour de notre nave, et quand ils eurent pris le rafraîchissement qui leur fut offert, ils prirent le chemin du retour, accompagnant leur capitaine. Au moment où il nous quittait, il fut salué tout soudainement de deux gros coups de bombarde et de quatre de canon. Quel plaisir eût été le vôtre de voir surgir ces deux folâtres et audacieux gaillards par-dessus les ondes marines, puis monter, puis descendre au gré des vagues, avec autant de souplesse et d’aisance que s’ils avaient marché sur la terre ferme. Aussi dit-on que, de naissance, le propre de ces gens-là est de savoir nager parfaitement et en toute sécurité. Quand nous aperçûmes qu’eux et leurs maîtres étaient rentrés dans la cité, à grand renfort de bruits et de soubresauts, [25v.] les ancres furent levées et les voiles offertes au vent et à la grâce de Dieu. Nous quittions alors la mer Adriatique, laissant derrière nous le pays et la province hydrontine et napolitaine pour mettre le cap droit sur la haute mer Méditerranée, en direction de Zante[128]. Et notre train fut si bon que nous nous rapprochâmes des hauts, grands et prodigieux monts de la Chimère[129], situés en Albanie, où vivent toutes sortes de rassemblements de gens, qui n’ont jamais été ni vaincus ni conquis par les Turcs ou par les Vénitiens, étant donné la dangerosité des courants marins qui bordent les côtes de ce pays, et aussi parce qu’ils se dissimulent dans des cavernes qui leur servent de demeure et de lieu de vie. Ils se disent chrétiens (mais Dieu seul sait quels Chrétiens ils sont). Ils ont la réputation d’être les plus fourbes et les plus rusés au monde pour ce qui est de l’art de pratiquer le négoce, ce qui est la raison pour laquelle personne ne veut faire de commerce avec eux. On prétend que les monts de la Chimère crachent la nuit des flammes et du feu, comme l’Etna en Sicile, et souvent les poètes les prennent pour un monstre marin et lui donnent ce nom-là. Ovide, en son neuvième livre des Métamorphoses[130], dit :

[…] les hauteurs où habitait la Chimère, le monstre qui lançait des flammes par le milieu de son corps et qui avait la poitrine et la tête d’une lionne et la queue d’un serpent.

Le dimanche, neuvième jour de juillet, il se faisait une chaleur dont on ne pouvait se faire une idée, et la distance parcourue ne fut pas bien grande, environ vingt milles, aux dires de l’équipage, étant donné le calme plat et la bonace sans le moindre souffle de la mer. C’est de cette façon voulue par Dieu que s’écoula cette journée.

Lundi, dixième jour dudit juillet, le temps ne changea point. Toutefois nous avancions un tant soit peu, et quand ce fut environ l’heure de midi, nous aperçûmes les hautes montagnes situées aux confins de la Grèce. Tout le pays-là est actuellement aux mains du Turc régnant nommé Solimanousultan Solimagnent[131]. Du haut de ces montagnes, les voiles de notre nave pouvaient très facilement être repérées. Aussi notre patron ordonna-t-il à quatre matelots de monter au haut de la hune ou gaba du grand mât, pour y faire bon guet et regarder si l’on n’apercevait pas des navires ou des galères turques et mauritaniennes, afin de nous mettre en état de bonne défense, au cas où nous serions attaqués.

Le mardi, onzième jour de juillet, et fête de la Translation de saint Benoît, nous eûmes un fort vent, mais il nous était très contraire ; et il nous malmena tellement, à cause de la forte houle qu’il suscita, que la plus grande partie d’entre nous en fut fort incommodée. Cette tourmente dura tout le jour et toute la nuit suivants, au point que nous reculâmes sur une distance de plus de trente milles. Cela nous causa un grand dommage, parce qu’il nous condamnait une fois de plus à perdre notre temps inutilement. Mais il fallait prendre la chose avec patience, puisque tel était le bon plaisir de Notre-Seigneur Jésus.

[26] Le mercredi, douzième jour de juillet, vers midi, nous fûmes servis par un vent si bon et si propice, qui soufflait en poupe, qu’il aurait été quasiment impossible d’en souhaiter un meilleur. Ce qui fit qu’il nous fallut peu de temps pour nous rapprocher de la belle et grande île de Sfalonie, ou « barbarement » Céphalonie[132], qui est une île très fertile et riche tant en céréales qu’en vin. Elle appartient aux Vénitiens, et elle leur est d’autant plus soumise qu’elle est proche des Turcs. Située en mer Ionienne, elle tire son nom de Cephalus, compagnon d’Amphitryon. Son périmètre est de cent cinquante milles, et elle est distante de l’île de Zante de trente milles. Il n’existe sur son sol qu’une seule ville close de murailles et étonnamment fortifiée, qui porte le nom de l’île : Céphalonie, mais elle possède soixante-quatre villages grands producteurs de fruits, à cause de la grande chaleur de la région. Le bon vent, identique à celui que nous avions ci-avant, dura et nous accompagna jusqu’au moment où il se mit à souffler dans un sens totalement contraire à notre marche, qui nous contraignait à reprendre la direction de notre point de départ. Notre patron se résigna à subir pour un peu de temps ce vent-là, mais tout soudainement, grâce à son habileté et à son sens de la manœuvre, il fit virer de bord la grand-voile, nous remettant ainsi sur notre première route.

Le lendemain, jour de la fête de sainte Marguerite, treizième de juillet, nous accostâmes au port de ladite île de Zante. Tous les pèlerins descendirent à terre ; et pour chacun d’entre nous c’était à qui trouverait le plus rapidement refuge au fin fond des tavernes. Nous trouvâmes là plusieurs sortes de fruits qui nous étaient inconnus, et qui étaient d’un goût merveilleusement savoureux, mais la prudence, par crainte du flux diarrhéique, recommande de les consommer avec modération.

Nous restâmes à Zante toute la journée jusqu’au soir, où il nous fallut sonner la retraite. Nous fûmes visiter plusieurs églises, toutes de rite grec, ainsi que le puissant château qui surplombe la ville. Dans l’île, il n’y a qu’une seule cité, et elle n’est aucunement close, ni entourée de murailles munies de portes, pour la raison qu’elle est située sur le rivage ; pour sa défense, sur la hauteur, surplombant la ville, il y a un château aux puissantes fortifications d’une étendue égale à celle de la cité ; il est en train de dangereusement menacer ruines. L’île a cinquante milles de long et trente de large[133]. Sur la partie située sur la côte, il n’existe pas d’endroit fort fructifère, mais sur la partie située au-delà du château il y a des terres labourables et des villages à souhait, où l’on pratique la culture de toutes sortes de fruits. On y trouve en abondance du raisin de muscat, et qui est bon à manger.

L’île appartient aux Vénitiens, mais le Turc depuis dix ans y prélève un impôt de mille ducats par an ; et, selon ce qui nous fut dit, peu de temps se passera avant qu’il soit aboli et supprimé. Les maisons sont fort basses et fissurées, car il s’y produit souvent des tremblements de terre qui sont à l’origine de l’effondrement de bon nombre d’édifices. Les habitants nous racontaient que, deux jours avant notre venue, il y avait eu des secousses tellement fortes que plus de quatre-vingts maisons en avaient été toutes crevassées [26v.] et détruites, comme on nous le faisait voir, autant les églises que les habitations privées. C’est la raison pour laquelle les habitants de l’île ne construisent pas de maisons de plus d’un étage de haut ; c’est pour cela qu’ils leur donnent un fort empattement fait d’énormes pierres. Ils sont tous grecs, et ce sont des gens qui sont volontiers belliqueux. C’est un pays étonnamment chaud ; il n’y a guère d’eau douce, et il faut l’acheter quand on veut en boire. Vous en aurez une mesure pour un bagatin[134]. En cette cité, le hasard mit sur notre chemin un seigneur, capitaine d’une troupe albanaise, du nom de monseigneur Acthéon[135], qui était un homme de bien. Il s’adressa à monseigneur le baron d’Haussonville et à mes compagnons dans un français parfait, et il se mit à leur faire le récit et la relation complète de la journée au cours de laquelle les Luthériens avaient été anéantis auprès de Saverne, parlant de cela comme saint Jean le faisait de l’Apocalypse, et à la façon de celui qui avait eu à commander une troupe de gens d’armes albanais durant ce combat. Et effectivement, ils se reconnurent réciproquement, si bien qu’il fit tendre une grand-voile de bateau en travers de la rue, de façon à nous ménager de l’ombre en-dessous. C’est là qu’il nous fit servir du bon vin et qu’il nous traita somptueusement, la raison en étant que c’était le jour où l’on célébrait les noces de sa fille. Et là, de citer par leurs noms les princes de Lorraine aussi bien que moi qui les fréquente journellement. Il nous raconta que, dix jours seulement auparavant, six bateaux turcs avaient pris d’assaut une nave vénitienne amarrée dans le port de Zante, à petite distance de là où nous étions. Les assaillants avaient tué le patron du bateau ainsi que plusieurs membres de l’équipage, même s’ils avaient été énergiquement refoulés, mis en fuite et pourchassés par les gens de Zante qui s’étaient portés au secours des Vénitiens. La nave était encore là, ainsi que la cargaison qu’elle emportait, dans l’attente de la venue des héritiers des Vénitiens, qui en étaient propriétaires, pour la ramener. Pour en savoir davantage, sachez que cette île est située dans la mer Ionienne. Virgile, au livre 3 de l’Énéide[136], dit :

Voici qu’au milieu des flots apparaît Zante couverte de forêt, puis Dulichium, puis Same et Néritos dont les rochers en rendent l’accès difficile. Nous évitons les écueils d’Ithaque, patrie de Laërte…

Le jour prenait fin. Une soirée fraîche, belle et claire s’en était venue. Chacun se fit un devoir de se retirer de bonne heure dans la nave ; et quand la pleine nuit fut là, et que nous avions déjà dormi deux heures, les ancres furent remontées du fond de la mer, les voiles hissées et offertes au vent qui nous était favorable à souhait. Si bien que très vite nous perdîmes de vue l’île de Zante.

Le lendemain matin, qui était vendredi quatorzième jour de juillet, à environ dix heures, nous vîmes, se rapprochant à main droite, une belle, jolie et fertile île nommée Strophade[137], à trente milles de Zante ; sa circonférence, approximativement, ne fait que quatre milles. L’île, d’une fertilité inégalée, n’a, en fait d’habitation, qu’un monastère de religieux de l’ordre de Saint-Basile, dédié à Notre-Dame, de rite et de langue [27] grecs, et la communauté compte toujours, autant que possible, cinquante moines. L’endroit est à ce point fortifié, qu’on dit que ce monastère est inexpugnable ; les seigneurs du voisinage donnent leur parole que jamais jusqu’alors le Turc n’a pu s’en emparer, vu la résistance de ces moines. Ladite île et le pays appartiennent à ces religieux en toute propriété, sans de leur part reconnaissance ni aveu à quiconque, parce que les Vénitiens les ont rendus quittes de toutes obligations pour la grande et fervente piété qui est la leur, mais aussi pour le zèle et le courage qu’ils mettent à résister aux Turcs et aux Infidèles.

Le samedi, quinzième jour de juillet, nous avions le vent en poupe, et relativement favorable ; pour ce qui est de sa force, il n’en avait guère. Toutefois, nous fîmes si bien qu’avec l’aide de Dieu nous passâmes au large de la Morée[138], dans l’une des dangereuses passes marines qui s’appelle le golfe de la Morée. Ce n’est pas un endroit totalement entouré d’eau ; il est relié à la terre ferme du royaume de Grèce. La mer entoure la Morée, à l’exception d’une petite partie dite isthme, large à peu près de quatre milles. L’endroit est étonnamment fourni en villes et en belles cités ; j’en ferai plus ample description ci-dessous, lors de notre retour. Poursuivant notre route, après avoir doublé la Morée, nous atteignîmes les parages de l’île de Cérugo, ou Cythère, alias Cythérée, qui appartient aux Vénitiens. Elle est distante de la Morée de vingt milles. C’est une île riche d’une production diverse, en particulier en cire. Ses habitants manifestent un esprit d’intelligence, d’invention et d’habileté dans toutes leurs entreprises. Ce bras de mer ouvre la route de la grande cité de Constantinople. Le poète dit que c’est dans cette île que Pâris, fils du roi Priam de Troie, vint enlever et ravir la belle Hélène, fille du roi Ménélas de Grèce.

Le dimanche, seizième jour de juillet, fut beau et lumineux ; le vent nous était relativement propice jusqu’aux environs de dix heures. Nous traversâmes en toute sécurité les îles et les rochers des Cyclades qui sont au nombre de cinquante-trois[139], le compte en est exact. C’est un passage plein de tous les dangers. Si cela avait été de nuit, nous aurions eu vraiment de quoi souffrir, et le plus assuré d’entre nous n’aurait point été fort à son aise, étant donné que la situation de ces îles disséminées en forme de cercle fait qu’il faut passer par là ou par la fenêtre. Virgile en parle ainsi : « à travers les Cyclades semées au travers de la mer[140] ». Vers midi, le vent ne cessait de pousser les voiles pour tout à coup s’arrêter, incapable de parfaire sa poussée, faisant ainsi « sauteler » notre nave, un coup en avant, un coup en arrière. Cela dura [27v.] de cette façon toute la journée et la nuit suivante, tant et si bien que durant tout ce temps nous ne fîmes pas quatre milles. Nous en fûmes tous tellement titubants et chancelants que la plus grande partie des pèlerins ne savaient se retenir de vomir ni manger ; le seul profit en revint à notre patron parce que le soir au souper ses frais en furent réduits d’autant ; tous les reliefs allèrent au personnel de service.

Le lundi, dix-septième jour de juillet, une fois derrière nous tous les risques encourus et les passages remplis de dangers, aux premiers rayons du soleil, un bon vent comme il faut se leva, et peu de temps après nous nous rapprochâmes de la grande île du royaume de Crète, alias Candie, grande et spacieuse. Nous pouvions bien encore être à environ soixante milles de la cité de Candie, et nous fûmes tous réjouis de voir la côte. La manœuvre que nous amorcions, et qui nous maintenait toujours en présence des montagnes, fut telle que, grâce à la volonté divine, aux environs de minuit, nous arrivâmes près de Candie, et les ancres de la nave furent jetées à un demi-mille seulement des murailles. Nous nous serions bien rapprochés davantage jusqu’à l’intérieur du port, mais notre patron craignait les bancs de sable du fond de l’eau ainsi que les rochers du pied des murailles. La raison de cette crainte était due au fait que la nave était extraordinairement chargée, tant à cause des pèlerins que des marchandises de toutes sortes qu’elle transportait.

Le mardi matin, dix-huitième jour de juillet, quand la nave fut solidement ancrée, nous fûmes conduits, à bord d’une barque, dans la cité de Candie. Nous y restâmes ce même mardi, et le mercredi, le jeudi, le vendredi, le samedi, jour de la glorieuse sainte Madeleine, ainsi que le dimanche qui suivait, visitant chaque jour ladite ville et cité, tant les églises intra muros que celles des faubourgs, faisant chère lie aux frais de nos bourses. Il faut savoir que ceux qui n’étaient pas trop bien pourvus ni munis pécuniairement n’avaient pas la situation la plus facile.

Candie, ancienne dénomination de la Crète, est une belle et grande île située dans la mer Pontique ; elle est sujette de Venise, ayant au nord la Grèce, au Midi l’Égypte. Anciennement, elle s’honorait de posséder cent belles cités, selon Strabon et d’autres auteurs, en particulier Virgile qui disait[141] : « La Crète, l’île du grand Jupiter, s’étend au milieu de la mer ; là est le mont Ida, là le berceau de notre race. On y habite cent villes puissantes, c’est le plus riche des royaumes. » Mais pour l’heure il n’y a plus que neuf cités, dont Candie qui possède le siège de l’archevêque métropolite ; la grande église qui y a été construite est dédiée à monseigneur saint Tite, l’un des soixante-douze disciples[142] de Notre-Seigneur, frère de madame sainte Euphémie[143] dont le corps repose à Rovigno comme nous l’avons ci-devant dit, et disciple de monseigneur saint Paul [28] qui lui a adressé de nombreuses épîtres « à Tite »[144].

L’archevêque de Candie, pour l’instant, se nomme Jean Landes, et relève de la cour de Rome, parce que la grande église cathédrale est de rite latin ; les huit autres évêchés dudit royaume relèvent tous de l’archevêché. Ce sont : Cania, Rethema, Sythia, Cydonia, Cheronissa, Lampa, Rassama, Cortina, maintenant Gnossa. Cette île est le berceau de la découverte de la rame et de la navigation par mer, des armes et des flèches pour la guerre, des lois fondatrices du droit. En Crète il n’y a ni cerfs ni biches ni chevreaux ou très peu, si tant est qu’il y en ait, ni loups, ni renards ; il n’y a point de bêtes venimeuses comme les serpents, couleuvres et cela jamais (par la grâce de saint Paul, selon les habitants) ; de chat-huant hurlant la nuit, il n’y en a point, et si d’aventure on en introduisait un, il mourrait dès le lendemain pour cause d’acclimatation. Mais pour ce qui est des autres animaux, l’île en est fort bien pourvue : brebis, moutons, lièvres, lapins, sacres[145], faucons, poules, chapons, perdrix rouges en grand nombre, céréales, fruits de toutes sortes ; ce qu’on y trouve le plus abondamment, de façon admirable, c’est en particulier le bon, suave, doux, délicieux et savoureux malvoisie dont la production est tellement importante qu’un grand nombre de pays et de régions s’en fournissent et l’apprécient. Candie possède le plus beau port et havre capable d’accueillir à quai naves, navires et toutes sortes d’autres bateaux qu’on puisse voir. On peut les y amarrer tous, l’entrée étant commandée par une solide et grande chaîne de fer tendue en travers du chenal d’un quai à l’autre. Le bastion contigu à la mer, le plus près de la muraille, est en réfection ; il est fortement renforcé, voire tellement puissant et grandiose que ceux qui ne l’ont pas vu pourraient à grand-peine s’en faire une idée. Il y avait là, présents, un bon nombre de pèlerins, originaires de la plupart des pays d’Europe, qui disaient que jamais ils n’avaient vu de leurs propres yeux, et qu’ils n’avaient jamais entendu parler, de remparts à ce point fortifiés. Et ils estimaient peu de chose, comparées à celles de Candie, les défenses de Milan ou du château Saint-Ange de Rome, et cependant les gens qui tenaient ces propos se vantaient d’avoir passé une partie de leur vie tant en France et en Allemagne qu’en Angleterre et en d’autres pays. Si la nécessité se fait sentir d’un pareil potentiel défensif, c’est que chaque jour les gens de Candie craignent et redoutent ces maudits [28v.] Turcs et Infidèles. À l’heure actuelle la plus grande partie de la cité est quasiment détruite et à terre, ce qui est l’un des gros dommages au monde après Rhodes. La cause première de cette destruction est la suivante. En l’an mil cinq cent neuf, se produisit à Candie et quasiment sur la totalité de l’île un tremblement de terre aux secousses tellement violentes et extraordinaires qu’il renversa et réduisit à l’état de ruines environ deux mille maisons, si soudainement que leurs habitants n’eurent à aucun instant ni le temps ni la possibilité de pouvoir ou bien se sauver ou bien s’en mettre à l’abri. Ce fut une grande catastrophe irréparable, et actuellement les ruines en sont encore visibles, et l’on y voit leurs héritiers chaque jour fouillant les lieux et faisant procéder à des recherches afin d’y retrouver leurs parents, leurs amis ainsi que leurs biens, lors de la reconstruction qu’ils sont en train de faire. Il se passera un long espace de temps avant que les choses aient retrouvé leur état ancien. Et sachez de façon certaine que, du temps de son intégrité, elle n’était pas inférieure en taille à Venise. Sont encore là, à Candie, un grand nombre de belles et grandes églises, tant de rite grec que latin, comme la grande église cathédrale Saint-Tite, deux belles églises des Cordeliers, grandes et spacieuses, dont les uns sont réformés, les autres pas. Les prêcheurs, les carmes, les augustins sont tous latins. Toutes les autres églises sont de rite grec, le nombre en dépasse la centaine. Si leur importance n’est rien, comparée à celles des églises latines, selon moi (qui ai été spectateur de la chose), elles ne sont pas l’objet de moins de manifestations de piété et de cérémonies. Pourtant l’infatuation n’est pas la qualité dominante chez les prêtres, vu qu’ils sont pauvres, ne percevant ni dîme ni contribution de toute autre sorte, se contentant d’offrandes dues à la générosité de leurs paroissiens. Sur toute l’île, il y a plusieurs couvents. Tous les moines portent une robe noire tirant sur le gris, de la couleur de la toison des brebis, chacun d’eux ayant la tête recouverte d’une coiffure de serge noire à la façon d’un domino[146] tombant jusqu’à la ceinture, et présentant sur la partie avant deux petites cornettes ayant chacune un pied et demi de longueur. Ces moines-là suivent la règle de saint Basile.

On s’approvisionne à bon marché en pain, vin, oranges, citrons, choux-cabus[147], raifort, poires et raisin que l’on trouve en abondance. Les vins y sont si forts qu’il faut couper une chopine de malvoisie d’une pinte d’eau, pour le rendre buvable et profitable, sinon le cerveau se comporterait en mutin refusant d’obéir. Sur la totalité de l’île, les brebis portent deux fois l’an, à savoir en janvier et [29] en juin, et à chaque portée elles font deux agneaux, quelquefois trois. Les céréales, de la même façon, se sèment et se récoltent deux fois l’an, en mars et en juillet. Les vignes sont couvertes de raisin en telle abondance que cela ne manque pas de vous émerveiller, et elles ne sont point tuteurées avec des échalas comme le sont les nôtres, mais elles rampent sur le sol, et produisent des grappes de la taille d’une tête d’homme. Les cépages, dans leur totalité, produisent du malvoisie ou du muscat. Les vins rouges prennent le chemin de la Flandre ou de l’Angleterre. Les grains de raisin ne sont point recouverts de taches provenant de leur contact avec le sol, car il n’est pas trempé de pluie pour la bonne raison qu’il se passe quelquefois quatre ou cinq mois sans qu’il tombe une seule goutte d’eau. L’eau douce se prend à une demi-lieue de Candie, et il faut l’acheter si l’on désire en boire pour se rafraîchir. Dans les tavernes et dans les cabarets, on vous offrira, dès que vous y entrerez, l’eau en même temps que le vin, par crainte de vous voir mourir de soif.

Depuis Candie, est visible une haute montagne aux pentes étonnamment abruptes à la façon d’une pyramide, distante de la ville d’environ dix milles. Sur cette montagne, tout à son sommet, on a construit et se dresse une belle et jolie petite église grecque, dédiée à la Sainte Croix et dotée d’un logement suffisant pour un ermite (à condition qu’il y ait de quoi grignoter) ; il y a aussi une petite citerne approvisionnée en eau fort bonne à boire par manque d’une meilleure, et, dit-on, c’est là que monseigneur saint Paul fit sa résidence un grand moment après la Passion de Notre-Seigneur et la conversion de saint Tite ; là aussi qu’il rédigea les Épîtres tant aux Corinthiens, aux Colossiens, à Tite, qu’aux autres. C’est pour cela que me vint le désir et la curiosité d’aller voir et visiter ce lieu-là, persuadé que ce n’était ni si haut ni si loin que je me l’étais imaginé. En tout cas j’amenai six de mes compagnons à se joindre à moi pour faire cette visite ; mais il y en eut cinq, pour des raisons de fatigue due au franchissement de lieux escarpés et de passages pleins de dangers, à cause de la véhémente chaleur qu’il faisait, et aussi parce que la nuit approchait, qui se mirent à se regarder l’un et l’autre, disant : « Retournons là d’où nous venons. » Sitôt dit, sitôt fait. Mais un homme d’église, chanoine de Privas[148] dans le Bourbonnais, nommé monseigneur Gilbert, et moi, décidâmes de mener à bien notre aventure, ce qui n’était pas rien, étant donné que je n’avais pas encore recouvré toute ma forme, et que je n’étais pas encore remis de l’indisposition dont j’avais souffert durant les jours qui précédaient. En outre nous n’avions ni guide, ni pain, ni vin, [29v.] ni eau, rien sauf une grappe de raisin blanc pour nous deux, qu’un brave homme nous avait donnée dans les vignes de Candie. La chaleur était telle que nous croyions devoir en mourir. C’était pour moi une vraie folie, sans provisions, de me lancer dans une pareille aventure en plein pays étranger. En tout cas, avec l’aide de Dieu, de colline en colline, nous atteignîmes le pied de la montagne. Arrivé là, je fus contraint de m’étendre sur le sol, à la façon d’un homme plus près de la mort que de la vie. Mon compagnon, qui était plus résistant que moi et qui avait davantage de forces, portait ma robe par pitié et charité pour moi, ne cessant ainsi de soulager ma propre faiblesse. Toujours est-il que de caillou en caillou, nous parvînmes au haut de la montagne, sans trouver ni sentier ni chemin. Une fois nos oraisons, aussi brièvement que possible, terminées, il nous fallut nous rafraîchir en buvant de l’eau de la citerne à satiété, et au maximum de nos possibilités. Et nous reprîmes la descente, toujours sans chemin ni sentier. De là-haut, notre vue portait sur un grand nombre de régions et contrées de l’île, étant donné que nous étions là au point culminant de la Crète. Entre autres lieux, nous vîmes au loin, en direction du Midi, celui où se trouve le Labyrinthe du Minotaure réalisé par Dédale, comme tout érudit peut en prendre connaissance. Ovide en fait le récit dans son huitième livre des Métamorphoses. Pareillement Virgile, dans son sixième livre de l’Énéide[149], dit : « Ici, le cruel amour du taureau, Pasiphaé sous le déguisement qui l’abuse, leur sang mêlé, leur fruit biforme, le Minotaure : il est là, monument d’une Vénus affreuse ; puis cette demeure qui coûta tant d’efforts et son lacis inextricable ; mais prenant en pitié le grand amour d’une reine, Dédale lui-même dénoue les artifices et les ambiguïtés du palais, guidant d’un fil des pas aveugles. Toi aussi, en un si grand ouvrage, tu aurais place importante, Icare, si la douleur le permettait ; deux fois il avait essayé de figurer tes malheurs dans l’or, deux fois les mains paternelles tombèrent. Ils allaient examiner successivement tous ces tableaux… »

Le soleil commençait à quitter le zodiaque, et se dirigeait vers les régions occidentales, nous contraignant à faire retraite ou à rester au milieu des buissons, pour le grand dommage de nos bourses et, qui plus est, de nos personnes. En connaissance de cause et tout bien considéré, nous nous mîmes en grand devoir de descendre directement à travers les hauts et énormes rochers sans nous préoccuper de nous mettre à la recherche d’un sentier ou d’un chemin. Avec l’aide de Dieu, nous atteignîmes le pied de la montagne, toujours face à Candie, que l’on apercevait à une distance qui n’était que de cinq ou six milles, tandis que le soleil continuait sa course jusqu’à atteindre les contrées de Favonius et de Zéphyr. Ce qui nous incitait à faire des enjambées plus de deux pieds plus grandes que la normale. Après avoir traversé plusieurs villages et bourgades, nous vînmes demander asile (avec l’aide de la lune qui était belle et resplendissante) dans un petit [30] village situé approximativement à deux milles des faubourgs de Candie, alors qu’il était environ minuit. Je vous certifie, c’est ce que je pense, que l’endroit où nous nous trouvions logés était pour nous bien dangereux, vu que l’on nous soupçonnait d’avoir sur nous plus d’or et d’argent que nous n’avions en réalité, quoique le maître de la maison et sa concubine, pour la durée de la nuit, et afin de nous loger, eussent quitté volontairement leur maisonnette, après nous avoir donné du bon pain et du bon vin.

Il prit son arc turquois, son carquois, et puis sa maîtresse par le bras ; ils s’en furent loger comme ils l’entendaient, je ne sais où, mais ce qu’il y a de certain c’est que je croyais qu’ils allaient chercher quelque autre « aventurier » pour me couper la gorge, ce qui fut cause que je ne fus guère rassuré pour cette nuit-là. Toutefois, grâce à la protection de Dieu, la chose se passa mieux que je ne le pensais. En effet, le lendemain matin, à leur retour, alors que nous voulions régler notre écot à l’hôte des lieux, il nous répondit qu’il ne voulait rien recevoir de nous, et que c’était pour Dieu qu’il nous offrait gratis la restauration qu’il nous avait ménagée, et aussi pour que nous ayons une pensée pour lui quand nous serions à Jérusalem. Notre joie fut grande d’avoir échappé à pareil danger et péril. Et puis, aussi gais que des perroquets, nous fîmes notre entrée à Candie à l’heure du dîner, où nous attendaient nos compagnons, qui croyaient que jamais plus ils n’entendraient parler de nous. Il faut que vous sachiez que cela ne se passa pas sans que nous fussions vertement tancés par eux, pour avoir entrepris une aventure pareillement folle. Mais voilà, gens curieux ne seront jamais assouvis[150].

À douze milles de Candie – soit six lieues, selon notre système de mesure – se trouve le Labyrinthe dont il a été question ci-dessus, où était enfermé le monstre Minotaure. À l’heure actuelle, il subsiste dans toute son intégrité, aux dires des habitants de la région. Aussi un grand nombre de pèlerins, curieux de le voir, voulaient m’y entraîner avec eux. Effectivement, les ânes étaient déjà loués pour nous y emmener le lendemain, mais je craignais que le patron ne donnât l’ordre du départ de la nave plus tôt que nous ne le pensions ; ce qu’il fit en réalité, interdisant ainsi la réalisation de leur projet. Ils s’en trouvèrent bien, car ils ne seraient jamais rentrés à l’heure pour regagner la nave, et le patron et capitaine ne les aurait jamais attendus, la raison en étant que maintenant on ne fait plus d’appel d’après les listes d’inscrits : « Jean, Thiébaut, Martin… Présent ? Absent ? », comme cela se pratiquait au temps passé, selon la bonne habitude d’alors. Ce fut mon avis qui pour cette fois l’emporta.

[30v.] On nous a dit que l’église des Grands-Cordeliers était dotée des plus belles orgues de la Chrétienté. Le facteur en est maître Vincent Colomb de Montferrat[151]. La cité de Candie est à ce point riche de tant d’autres choses somptueuses, qu’il me serait impossible d’en faire le recensement complet.

Le jeudi, vingtième jour de juillet, dans cette église des Cordeliers, les chanoines de Gannat-en-Bourbonnais[152] chantèrent en polyphonie une messe de Notre-Dame, qui était fort agréable à entendre. Il y avait là, en personne, le duc de Candie nommé Nicolas Contarin, plusieurs seigneurs de Venise et de Candie, ainsi que nous, tous les pèlerins réunis. C’est moi, malgré mon indignité, qui fus désigné, par défaut, pour dire et célébrer cette messe, bien que d’autres plus titrés que moi eussent été présents, comme un évêque de Normandie et un abbé de mon ordre, Jean de Charansonnay, abbé de Notre-Dame de Talloires[153], en Savoie, du diocèse de Genève, qui n’étaient pas au mieux de leur personne. La messe fut dite selon notre rite et usage latin, à la manière française, et elle plut merveilleusement à ces gens qui étaient de rite grec, ou du moins le laissaient-ils croire. Ce jour-là, les Cordeliers n’eurent aucune autre grande messe célébrée sur le maître-autel ni ailleurs.

Dans l’arc insulaire crétois, qui est fort étendu, il y a, dit-on, dix-huit mille tant villes que châteaux-forts et villages, peuplés tant de Chrétiens, de Juifs, de Turcs que de toutes sortes d’autres ethnies et populations. Tous, autant qu’ils sont, s’acquittent de l’impôt et obéissent à Venise. Jason, qui conquit la Toison d’or en Colchide, était de Candie.

Le lundi au soir, vingt-quatrième jour de juillet, la plupart des pèlerins embarquèrent à bord de la grande chaloupe, pour regagner notre nave, mais les marins et le maître à bord nous maintinrent sur place plus de trois heures, tant et si bien que nous fûmes réduits à protester auprès du capitaine, qui intima aux marins l’ordre de bien vouloir, sans attendre, nous transporter et nous conduire rapidement à la nave. Ce qu’ils firent. Mais, alors que nous étions persuadés que nous allions sortir en empruntant le goulet du port, nous nous heurtâmes à la grande chaîne tendue d’un quai à l’autre. Les gardes du port portèrent à notre connaissance qu’il s’agissait là d’un ordre émanant du duc de Candie. Il nous fallut alors lui envoyer une délégation de personnalités les plus marquantes de notre groupe, afin de le faire revenir à de meilleurs sentiments, argumentant à coup de paroles toutes pleines d’humilité, et le suppliant de bien vouloir nous faire la grâce de nous laisser sortir et de nous permettre ainsi de mener à son terme notre voyage. Il écouta nos propos avec humanité, et donna généreusement son accord à la manœuvre de descente des chaînes au fond de la mer, de manière à assurer à notre barque un passage aisé. Ce qui nous causa la plus grande joie du monde.

[31] Et il nous fut dit par une autre personne interposée que l’interdiction et la défense qu’il avait prises à l’encontre de nous, les pèlerins, répondaient à sa volonté de nous signifier que c’était lui, pour l’heure, qui était le maître et le chef. Que d’autre part la cause en était que le père de notre capitaine et seigneur, et le frère dudit duc, avaient eu, pour des raisons de jalousie, une altercation qui les avait opposés à Venise, étant l’un et l’autre en compétition pour le transport desdits pèlerins[154]. « Ils furent plusieurs à concourir, mais un seul gagna. » Durant le temps que les messagers et commissaires se rendaient auprès du duc de Candie afin de négocier notre autorisation de sortie, et que notre barque était immobilisée à l’intérieur du port devant la chaîne, un de nos matelots qui avait la tête et le ventre tellement pleins de malvoisie que plus rien n’aurait pu y pénétrer, tomba la tête la première dans la mer, et, n’eût été l’éclat de la lune qui brillait et la blancheur de sa chemise, il fût resté là pour ce qu’il était, comme un homme de sa race. Mais à aucun moment je ne le perdis de vue, parce qu’il était assis tout près de moi ; et lorsqu’il réapparut à la surface, je l’agrippai tout soudain par les cheveux et le tirai à l’intérieur de la barque, à ce point mouillé au-dedans comme au-dehors qu’il ne savait pas combien de doigts il avait à la main gauche. Il se produisit alors une telle clameur et un tel éclat de rire que les gardes et le poste de guet en étaient à se demander ce que cela pouvait bien être. Le pauvre « patient » riait en même temps que nous, sans savoir pourquoi.

Le mardi, vingt-cinquième jour de juillet, fête de messeigneurs saint Jacques et saint Christophe – l’opération d’embarquement dans la nave s’étant faite au mieux pour chacun d’entre nous –, nous eûmes en poupe un vent fort comme jamais encore nous n’en avions eu : mais peu de temps après, tout à coup, se produisit un tourbillon qui emmêla toutes nos voiles, et nous nous imaginions tous que nous allions périr noyés. Le patron s’écriait : « Jésus, sainte Marie de Lorette[155]… », et plus aucun espoir n’était permis. Aussi soyez véritablement assurés que nous autres, les pèlerins, n’étions point fort à l’aise de voir les « maîtres mariniers » en proie à une pareille peur. Grâce à Dieu, le grain, l’instant d’après, s’était apaisé ; alors chacun de nous reprit ses esprits en décrivant à son compagnon la peur commune qui s’était emparée d’eux tous sans exception. La chose était plaisante à entendre. C’est en toute sûreté que nous longeâmes les côtes de Karpathos[156] ou Scarpanto, qui appartient à Venise.

Le mercredi, vingt-sixième jour de juillet, notre vent fut aussi favorable que le jour précédent, et nous parcourûmes une distance étonnamment fort longue. Toujours est-il que la nuit, un prêtre de Savoie, qui était chapelain de monseigneur de la Chassagne[157] notre compagnon, s’était couché dans une des berguettes de notre nave, à l’air libre, pour être plus à son aise. La force du vent était si véhémente qu’elle projeta une ondée marine à l’intérieur [31v.] de la barquette où notre homme s’était couché ; sous le coup de la fraîcheur de l’eau, il se mit à s’éveiller, s’imaginant qu’il était à la mer, que notre nave s’était disloquée et qu’elle était brisée. Ce qui fit qu’il se mit soudainement à crier et à braire si fort, tel un nigaud, que tous les passagers étaient affolés et violemment troublés à l’idée qu’ils allaient tous périr. Ce fou de traître-là allait répétant : « Nous sommes tous perdus, nous sommes tous perdus… » Tout cela pour un mauvais tonneau d’eau de mer qui avait pénétré par la large fenêtre qui ouvrait sur le réduit où se trouvait la barquette dans laquelle il avait pris place, la noyant sous environ un pied de hauteur d’eau. Nous voyant en train de l’entourer, le malheureux malotru hurlait toujours de plus en plus fort, tellement était grande son épouvante. Imaginez de quel secours serait un tel héros pour les valeureux champions emmenant à bord de leurs grosses galères, à travers les vagues de la mer, cinq ou six cents hommes de guerre ! Cette peur et cette séance de rire une fois derrière nous, chacun s’en retourna en son coin pour dormir. En tout cas celui qui le pouvait. Nous avions toujours un bon vent en poupe, plus fort et plus régulier qu’auparavant. Aux environs de minuit, nous étions au large de l’île de Rhodes[158] qui fait parler d’elle journellement avec l’intensité que l’on sait, à travers toute la Chrétienté, à cause de ce grand malheur et de l’injure que le Turc régnant nous a infligés en l’arrachant à notre sainte religion pour la contraindre sous le joug infidèle. À l’heure où l’aube pointait, nous entrions dans le golfe de Satalie[159], dont la longueur est de plus de cent milles. Je ne le vis point, car j’étais immobilisé couché dans ma cabine, en proie aux poussées de fièvre qui me causaient force souffrances et tourments, doutant que Dieu me permît jamais de fouler les Saints Lieux hiérosolymitains.

Le lendemain, jeudi vingt-septième jour de juillet, la force motrice du vent se mit à baisser d’intensité, et nous étions encore à nous attarder au beau milieu dudit golfe de Satalie, écrasés par la plus grande chaleur que l’on puisse imaginer. Il n’y avait, sur notre nave, qu’une eau si puante et si empoisonnée qu’il était impossible d’y goûter, à l’exception du contenu d’un petit tonnelet que nous avions dans notre cabine, que j’avais fait embarquer à Candie, contrairement aux autres qui n’en avaient pas fait provision, persuadés que nous ferions escale plus tôt que nous ne le fîmes en réalité. Durant toute cette journée-là, aucune terre n’était en vue, si bien que le patron fit monter en haut de la hune quelques matelots, leur demandant d’essayer de voir s’ils apercevaient une terre. Mais rien. Malgré leur grande expérience dans le domaine des arts marins, nos hommes de mer et le pilote étaient incapables de faire le point exact de leur position. Allez donc demander, dans ces conditions, pour nous les pèlerins, quelle était l’ampleur de notre frayeur et de notre stupeur.

[32] Le vendredi, vingt-huitième jour de juillet, se leva un soupçon de petit vent, et à l’approche de la vêprée nous aperçûmes une terre. Les « maîtres mariniers » eurent l’absolue certitude qu’il s’agissait de l’île de Chypre. Et nous fîmes tant et si bien qu’avec l’aide de Dieu, nous nous trouvâmes au large de la ville de Baffa[160] ; nous longions alors la montagne où se trouve la galerie souterraine taillée dans le roc où s’étaient réfugiés et étaient restés les sept dormants[161], à savoir Maximien, Malech, Marcien, Denis, Jean, Serapion et Constantin. Ils étaient restés endormis en Jésus-Christ pendant trois cent soixante-douze ans, pour échapper et se soustraire à la folie meurtrière qu’ils redoutaient de l’empereur Dèce[162]. Ils étaient natifs d’Éphèse. Ils avaient été alors ressuscités de leur endormissement grâce à la supplication et aux prières de l’empereur Théodose[163]. On peut en avoir plus ample description dans la légende qui les concerne.

Le samedi, vingt-neuvième jour de juillet, nous avions toujours sous nos yeux les côtes de Chypre, dans leur partie méridionale. C’est alors que se présenta sur notre route un gros galion de Venise qui montait la garde pour parer aux attaques toujours possibles de corsaires et d’écumeurs de mer. C’était l’un des galions de Saint-Marc avec environ six cents hommes embarqués. Ils mirent par amitié leur canot avec cinquante hommes à notre disposition, pour nous porter secours en nous tirant, à coups de rames, hors de l’endroit où l’absence de vent nous avait immobilisés. Nous les saluâmes de quatre coups de canon bien sonores. Quand cela fut fait, le soir s’en venant, nous arrivâmes en la cité de Limassol[164], où l’on nous servit une bien pauvre collation, étant donné l’indigence du lieu, ce qui ne nous fut pas d’un grand secours. L’ensemble de la cité est semé de ruines ; cette destruction est due aux Maures et aux Sarrazins, qui ont abattu les murs tant des églises que des bâtiments particuliers, même s’il subsiste encore pour l’heure deux églises et un château-fort dont la reconstruction a été entreprise. L’église cathédrale est dédiée à Notre-Dame, et, lorsque nous y étions, il n’y avait seulement que l’évêque et trois chanoines pour assurer le service journalier des heures canoniales, qui étaient dites en latin. La deuxième église est de rite grec. À présent vous y apercevez les anciennes fresques peintes sur les murs lacérées, coupées à coup de haches, d’armes et de toutes sortes d’instruments contondants à usage de guerre, les unes à hauteur du visage, les autres au niveau du tronc, offrant un spectacle pitoyable, vu l’énormité d’une semblable irrévérence imputable aux maudits Turcs, sectateurs de Mahomet.

Le dimanche, trentième jour de juillet, il nous fut impossible de quitter Limassol, le vent ne nous étant pas favorable, et nous fûmes réduits à endurer la plus grande et la plus véhémente chaleur qu’aient jamais supportée de pauvres Chrétiens. Il n’existait [32v.] pas d’ombrage assez épais pour pouvoir nous prémunir contre semblable température. Le soir venu, chacun se mit en devoir de se retirer dans ses appartements sur la nave, à l’exception de ceux dont le contrat stipulait que le terme de leur voyage était uniquement Chypre, et qui furent fort effrayés de devoir choisir, entre ou bien être contraints de rester dans l’île, ou bien passer un nouvel accord aux conditions du patron, pour poursuivre, avec nous, au-delà de Chypre. Certains avaient voulu négocier une formule d’île en île, pensant ainsi trouver de meilleures conditions. Il leur avait semblé qu’agissant ainsi, ils étaient plus malins, plus astucieux et plus finauds que nous autres, mais je crois que leur ruse leur fut de peu d’utilité, car ils furent contraints de se soumettre, exactement comme nous autres. On dit communément que les plus malins sont le plus souvent ceux qui sont trompés et qui se trouvent attrapés.

Le lundi, trente et unième et dernier jour de juillet, de bon matin, les ancres furent remontées du fond de la mer, les voiles hissées. Le vent était fort convenable et dura ainsi toute la journée jusqu’au milieu de la nuit qui suivait ; mais voici que la plupart de nos compagnons pèlerins se trouvèrent si indisposés et si malades que pour notre capitaine et patron les nourrir n’avait pas grand coût. La cause en était la viande qui était mal accommodée, le vin de Chypre, coupé avec le bon vin de Venise, qui sentait la poix à pleine bouche. Au diable les méchants coquins à qui ne viendra pas à l’esprit d’avoir quelque geste amical pour les pèlerins. Il n’y avait personne, parmi les membres de l’équipage, qui ne traitât de la pire façon possible les pèlerins, à l’exception de monseigneur le baron d’Haussonville qui leur avait tellement rempli leurs boursettes de ducats vénitiens que tout ce qu’il demandait, fût-ce au cuisinier, au responsable des vins, à l’intendant, il l’obtenait et toujours du meilleur. Du groupe des joyeux compagnons il était toujours le premier, sans jamais, quels que soient les aléas de notre situation, témoigner le moindre abattement. Pour ce qui me concerne, tenez pour assuré qu’il n’y avait pas de tout mon corps un seul membre capable de me tenir debout, tant ma maladie m’avait cassé, eu égard au fait que je n’étais nullement formé à pareille situation et manière de vivre. La vérité est que je n’étais pas seul à être en proie à pareil malheur et semblable infortune. Il y en avait bien vingt-cinq, parmi ceux-là, qui auraient bien voulu avoir un morceau de lard de leur maison, à condition qu’il fût bien accommodé, et un verre de quelque petit vin naturel, accompagné de pain bis cuit au four de sa maison ; mais voilà, la déraison est grande de désirer ce qu’il est impossible d’avoir.

[33] Le mardi, premier jour du mois d’août, fête de saint Pierre-aux-liens, le bon vent continuait à souffler de façon fort satisfaisante. Après le dîner, nous fûmes tous conviés par notre capitaine à nous rendre dans sa cabine pour lui régler le solde de la somme d’argent que nous lui devions, qui se montait à vingt-cinq ducats d’or[165]. À propos de ce règlement, certains, dans un mouvement de protestation, voulurent qu’il fût reporté, disant que nous n’étions point encore à Jaffa, que c’était là que nous étions tenus de payer cette somme (ils ne faisaient que dire la vérité), mais tout bien vu et bien considéré, pour être quittes avec lui, nous le payâmes, à l’exception de quelques avares et « grippe-pain » auxquels depuis lors il tint des propos de fort grande dureté, en leur « faisant le poil », comme savent bien le faire les bons, justes, fidèles et loyaux Lombards !

Le mercredi matin, second jour d’août, fête de saint Étienne, pape et martyr, et patron de notre bonne ville de Saint-Mihiel[166], au duché de Bar, et diocèse de Verdun, nous aperçûmes la Terre Sainte. On nous l’indiqua ainsi que le port de Jaffa[167], cette terre que nous avions tant désirée, et depuis tellement longtemps, poussés que nous étions par le fervent désir d’y parvenir, et aussi pour échapper aux mauvais traitements dont nous étions l’objet sur la nave. À peine avions-nous reconnu cette Sainte Terre, que nous nous mîmes à chanter à haute voix, malades, bien portants, guéris, le Te Deum laudamus, nous prosternant à deux genoux, comme les bons et vrais Chrétiens catholiques doivent le faire et en ont l’obligation. Il nous semblait que nous avions recouvré la santé, tellement nous nous sentions à l’aise et remplis de joie. Il était aux environs de huit heures. Notre capitaine, accompagné de l’interprète turc qu’il avait embarqué en Crète, ainsi que deux pèlerins d’Otrante au pays de Naples, quittèrent la nave pour se rendre à Rama[168] afin d’y rencontrer le lieutenant du soubachi[169] de Jérusalem pour lui demander notre sauf-conduit. La petite « gondole », à cette fin, fut rapidement mise à l’eau. Elle ne mit pas beaucoup de temps pour atteindre la rive ; elle revint vers midi, sans nos éclaireurs qui s’employaient activement à obtenir notre passeport. Les voiles furent alors pliées et solidement fixées à la poutre dite traversaine, selon l’habitude, les ancres furent descendues au fond de la mer, et nous étions là, en toute sécurité, attendant l’heureuse issue des événements. Nous étions ancrés à environ deux milles, quasiment prisonniers, fâchés, accablés et tourmentés autant à cause de l’impatience qui était la nôtre que du retard pris par nos missionnaires.

[33v.] Le lendemain jeudi, troisième jour d’août, qui était fête de l’Invention du corps de monseigneur saint Étienne, premier martyr, à l’heure de vêpres, notre capitaine revint de Rama à notre grande satisfaction. En effet, il nous informa que le lendemain, trois heures avant le lever du jour, nous aurions à quitter la nave pour gagner le port de Jaffa (ou Joppen). Tenez pour assuré que, si pour nous cet instant du matin se faisait attendre, c’était aussi la même chose pour le capitaine, qui ne voyait venir ni l’heure ni le jour où il n’aurait plus à nous nourrir à ses frais, ce qu’il faisait d’ailleurs bien mal, car il nous traitait durement, chichement et méchamment, trahissant ainsi à tort les engagements que son seigneur de père nous avait faits quand nous étions à Venise.


Jaffa-Jérusalem

(4-8 août)

Le vendredi matin, quatrième jour d’août, la lune brillait belle et claire. Les pèlerins ne se firent point appeler deux fois. Nous fûmes, chacun de nous, prêts très tôt pour parfaire notre sainte, dévote et sacrée entreprise. Une fois installés dans le canot, nous fûmes conduits à Jaffa, qui est un port de mer où il est très dangereux d’accoster à cause des énormes rochers et des écueils dissimulés sous l’eau près de la côte, et aussi parce que la mer était alors extraordinairement déchaînée. On dit que ces énormes quartiers de roche proviennent de la destruction des grosses tours et des murailles de Jaffa, qui dans l’Antiquité avaient été érigées et bâties d’une hauteur extraordinaire et de somptueuses dimensions par Japhet, troisième fils de Noé. Depuis, elles ont été détruites et jetées à bas par les empereurs Titus et Vespasien lors de la conquête de Jérusalem, quand ils vinrent venger la mort et la Passion de notre Sauveur et Rédempteur Jésus-Christ. Pour l’heure, il n’y a plus, en fait d’habitation, que deux grosses tours carrées de fort belle hauteur, nullement contiguës, distantes de trente pas, situées sur une colline, dominant les cavernes où l’on tient enfermés les pèlerins. Ces tours sont la résidence du lieutenant-capitaine du gouverneur de Rama, auxquels les Maures sont étonnamment soumis, comme nous avons pu de façon évidente nous en apercevoir. À l’instant où nous nous approchions du port, la mer était fort déchaînée, et nous eûmes beaucoup de peine pour passer entre les rochers dont nous avons parlé à cause de la violence et de l’impétuosité des vagues. Toutefois, grâce à Notre-Seigneur et à son bon plaisir, notre canot franchit ces obstacles et nous amena au port, où déjà étaient à pied d’œuvre, nous attendant, une grande foule de Turcs, de Maures, de Chrétiens de la Ceinture[170], de Géorgiens, ainsi que les ânes tout prêts pour nous emmener sur leur dos. [34] Il nous fallut d’abord en passer par l’accueil de nos hôtes. À peine étions-nous débarqués, qu’un groupe de Turcs et de Maures saisirent chaque Chrétien par le bras (comme fait un sergent pour un criminel) pour nous emmener en de grandes cavernes creusées sous terre en forme de caves voûtées, comme celles de nos pays où nous entreposons les vins. Ils portaient, chacun, une brassée d’herbe sèche ou de fenasse[171], dont ils jonchaient le sol et sur laquelle ils nous faisaient asseoir, en nous disant une sorte de : « Reste là ! », comme fait une mère à son enfant. C’est en cet état et de cette façon qu’il nous fallut rester là-dedans un grand moment, jusqu’à cinq heures du soir, pendant que notre patron mettait au point l’accord avec ces messieurs les Maures, concernant notre passeport et notre libération. À ceux qui nous y avaient amenés et qui nous avaient réparti l’herbe sèche, nous dûmes verser à chacun deux marquets en paiement. Ce n’est plus la mode maintenant de tenir un registre comportant la liste nominale des gens, comme par le passé[172]. Pourquoi ? C’est que le capitaine et le patron, sous la foi du serment, fournissent l’effectif des pèlerins à raison, pour eux, de dix ducats par personne, que le capitaine doit débourser personnellement, conformément au contrat signé à Venise, stipulant que cette somme était comprise dans les cinquante-deux ducats[173] à régler par chacun de nous. Ladite somme d’argent versée ainsi au seigneur soubachi, c’est-à-dire le lieutenant du Grand Turc, correspond aux prestations qu’il doit assurer et qui sont les suivantes : la fourniture par pèlerin d’un âne pour notre transport tout au long de nos déplacements à travers l’ensemble de la Terre Sainte dans les lieux convenus pour notre visite, une protection de quatre-vingts ou cent Turcs parfaitement équipés de leurs armes légères, de façon à assurer notre défense contre les maudits Arabes, sur la route de Jérusalem, sur les bords du Jourdain, à Jéricho, à Bethléem, dans les montagnes de Judée et ailleurs, au Saint-Sépulcre lors des visites prévues trois jours et trois nuits durant, non continus, mais espacés de trois ou quatre jours entre deux séjours. Le soubachi, tout au long de notre séjour et de nos besoins, est tenu d’être lui-même présent, afin d’assurer en personne notre défense et de nous secourir, en veillant à ce que personne ne nous moleste de quelque façon que ce soit.

Durant tout le temps de notre séjour dans ces fameuses cavernes, il y avait un certain nombre de gens qui se disaient Chrétiens de la Ceinture, ou des Géorgiens, qui nous apportaient du pain blanc, de l’eau, du raisin, des œufs « cuits dur »[174] et de grosses pastèques[175], de la taille d’une tête d’homme, contenant quasiment une pinte de jus, fort rafraîchissantes ; mais gare aux fièvres si vous vous avisiez d’en trop manger.

[34v.][176] Jaffa (ou Joppen) était une cité maritime sise sur la mer de Palestine, datant d’avant le Déluge. Sur sa côte se trouve l’endroit où Jonas le prophète, sur ordre de Dieu, embarqua pour aller annoncer aux gens de Ninive la destruction de leur cité. À proximité desdites cavernes, il y a, à un jet d’arc, une petite chapelle en forme d’oratoire, sur le bord immédiat de la mer ; c’est le lieu où saint Pierre vint de Lydda, près de Rama, pour ressusciter une femme, en hébreu Tabitha, en grec Dorcas et en latin Damula. Vous trouvez cela dans les Actes des Apôtres, au chapitre IX : « Pierre, s’agenouillant, se mit en prières, et s’étant tourné vers le corps, il dit : “Tabitha, lève-toi.” Elle ouvrit les yeux et, à la vue de Pierre, s’assit sur son séant. » C’est là que se trouvait saint Pierre pour pêcher, lorsqu’il dit à Notre-Seigneur : « Seigneur, sauve-nous, parce que nous périssons. » Serait-il vrai Chrétien celui qui, entendant de ses oreilles tant de merveilles dignes d’être rapportées, et qui, voyant de ses yeux les lieux où se sont déplacés les précieux pieds de Notre-Seigneur, ne croirait pas en Lui ? N’aurait-il pas le cœur dur comme un diamant s’il ne pleurait pas de joie, en se rappelant le verset de David (Psaume 131) : « Nous entrerons sous sa tente, et nous tomberons en adoration à l’endroit même où il a mis ses pieds. » En se souvenant aussi que c’est là que notre Sauveur et Rédempteur Jésus a enduré Ses souffrances et a été supplicié pour notre Rédemption ; et en se remettant en mémoire que c’est sur cette Terre Sainte-là que Notre-Seigneur a accompli des prodiges et des miracles sans nombre, et qu’Il l’a ennoblie par Sa présence, Ses prédications, Sa glorieuse Passion, l’effusion de Son sang et une mort qui L’a étreint de son angoisse. C’est sur cette terre-là qu’Abraham, abandonnant sa maison familiale, toute sa parenté et sa lignée, vint s’installer à Hai, Gerara et Bersabée, et que sur ordre de Dieu il se fixa dans la région d’Hébron (Genèse, chapitres XII, XIX, XX). C’est pour cette terre-là que, de la même façon, Ézéchiel quitta les fleuves de Babylone. C’est là que parvint la très Sainte Vierge, mère de Dieu, enceinte du Saint-Esprit et grosse du Fils de Dieu (ce dont atteste saint Luc, chapitre II), au terme d’un voyage de trois grandes journées, où elle pressa le pas et se hâta, et qu’elle arriva à Bethléem. C’est en cette terre aussi que Jacob et Joseph, les très vénérables patriarches, reposèrent après leur mort, n’ayant pas pu la visiter durant leur vie, comme cela est écrit en Genèse, chapitre XLIX.

[35] C’est pour cette terre-là que Moïse préféra partager avec ses frères la persécution plutôt que de jouir de l’usufruit plein des agréments et des plaisirs tout éphémères du palais du Pharaon, comme cela est écrit en Exode, livres VI et VII. C’est par respect pour cette Terre Sainte-là que le très vénérable saint Jérôme se cacha et se dissimula dans l’étable de la crèche de Notre-Seigneur à Bethléem, au mépris des délices de Rome. Exemple suivi par saint Paul. La Terre Sainte qui est sous nos yeux est cette terre-là que, jour et nuit, durant tout le cycle annuel, notre mère la Sainte Église cite, rappelle et mentionne à travers toutes nos heures du bréviaire, par les lectures, les psaumes, les chants et les instructions, ce qu’elle fait de la même façon au cours du service divin. C’est pourquoi nous devons avoir pour elle, avant toutes choses, ferveur, amour et piété ; pour elle nous devons être remplis de tristesse et d’affliction à constater que, pour l’heure présente, elle est polluée et infectée par les souillures, les ordures et les immondices de ces maudits Turcs et Sarrazins, et demander à Dieu en même temps, avec ferveur, qu’il Lui agrée d’inspirer au cœur des bons et fidèles princes chrétiens la volonté de la reconquérir vite, afin d’accroître pour toujours le rayonnement de notre sainte foi catholique, et d’éteindre et de faire régresser la fausse et perverse religion des sectateurs de Mahomet[177].

Mais revenons à notre sujet. Il était environ quatre heures. Nous étions là, enfermés dans nos cavernes, à attendre toujours notre libération, quand nous aperçûmes notre seigneur le capitaine quittant la nave, ce qui nous causa beaucoup de joie, car nous étions persuadés que nous allions rester séquestrés toute la nuit. Il nous rejoignit. Accompagnés de notre interprète turc, nous quittâmes ledit Jaffa, montés sur les ânes que les Maures de Rama nous avaient amenés, sur ordre du lieutenant du seigneur soubachi. À califourchon sur les ânes, eux revêtus de leur bât, nous ayant aux pieds des planchettes en guise d’étriers, à la manière des lépreux de nos pays, bien installés et accompagnés par une forte troupe de Turcs préposés à notre protection, par crainte des Arabes, nous nous mîmes à pousser et à presser nos montures sur un beau chemin tout poussiéreux, à travers la plaine, tout droit en direction de Rama. Si bien que pour la nuit nous étions parvenus à proximité d’un vieux village nommé Valloth, distant de Jaffa de quatre bons milles. Nous aurions souhaité continuer, parce que la chaleur du soleil s’était dissipée, mais nos guides et gardiens s’y opposèrent. Il nous fallut nous soumettre, et nous coucher sur la dure, après avoir rendu nos ânes aux âniers.

[35v.] Il fallait que nous connaissions leurs noms et que nous les retenions de manière à pouvoir ravoir les ânes (qu’ils pansaient à leur guise) plus facilement le lendemain, chaque fois que nous en avions besoin. Le nom de mon ânier était Lalilou, et, quand j’en avais besoin, je criais comme un perdu : « Lalilou ! Lalilou… » Alors il venait à moi, il me présentait l’âne, me tendait les étrivières, me troussait ma robe et me rendait tout un tas de petits services pleins de gentillesse. Ce qu’il faisait d’autant plus volontiers que je ne montais jamais en selle – c’était la même chose quand j’en descendais – sans lui glisser un pourboire de quelque menue monnaie. Je n’y étais nullement tenu, étant donné que ces services étaient compris dans le salaire qu’ils percevaient du propriétaire de l’âne. Mais voilà, vous gagnez toujours à être généreux. Et je crois que les autres ne l’étaient pas moins que moi.

En pareille situation, celui qui n’avait de quoi se sustenter était bien inspiré de s’en aller à travers les rues à la recherche de nourriture. Pour moi, je ne l’aurais jamais conseillé à quiconque, de crainte d’en revenir trop tard, et d’y encourir les plus grands dangers sur sa personne. Même là où nous étions tous regroupés, semblables aux moutons de Champagne, nous n’étions pas en sûreté, en dépit de la garde qui nous protégeait. Pourquoi ? C’est que nos ennemis étaient ceux-là mêmes qui étaient chargés de nous conduire. Il y avait aussi à cela une autre raison. C’est que nous n’étions point accompagnés par le gardien du couvent de Sion à Jérusalem, comme nous aurions dû l’être, car nous avions été fort mal informés de la procédure à suivre. En effet, nous ne devions pas quitter la nave sans en avoir reçu l’autorisation dudit gardien et sans l’attendre. Il agissait en cela avec une délégation de pouvoir du pape, ce qui est d’un grand poids sur la terre de Jérusalem. Mais la faute en revenait à notre capitaine qui était un jeunot vaniteux, d’une habileté peu ordinaire pour ce qui était de faire du commerce et de gagner de l’argent.

Nos Maures se faisaient un devoir de nous fournir en paille, en herbes, en fenasse et en feuillée, autant pour nourrir les ânes que pour nous servir de coussins où reposer nos têtes. À proximité de l’endroit où nous campions, il y avait une mosquée remplie de Turcs. Toute la durée de la nuit, ils ne firent, à l’intérieur de ce lieu de prières, que manger et chanter en s’adonnant à leurs pratiques mahométanes. Quand un groupe de dix ou douze avait chanté et hurlé à hauts cris : « Hyo, halo, hyo, halo ! », ils s’arrêtaient et puis s’attablaient autour de tapis étendus sur le sol, sur lesquels on avait disposé leur repas. Puis, durant le temps qu’ils se goinfraient, les autres les relayaient, et chantaient de plus en plus fort jusqu’au point du jour. Telles sont leurs pratiques chaque vendredi soir, à cause de la fête du sabbat du jour suivant[178] samedi. Quelques-uns d’entre nous [36], dans le plus profond silence et en cachette, voulurent aller voir quel était ce divertissement à soubresauts, mais il furent repérés par les Turcs, à moins que ce ne fût par nos propres guides, et pour un peu ils auraient été happés au collet par ceux qui étaient dans la mosquée ; ils eurent tout intérêt à prendre la poudre d’escampette. Ils y perdirent qui un soulier, comme monseigneur de Chassagne en Savoie[179], qui son bonnet, comme monseigneur du Bar son voisin. Ce fut là une bonne occasion pour nous de plaisanteries et de moqueries à leur encontre.

Le samedi, cinquième jour d’août, un peu après minuit, la lune s’était joliment levée, nous inondant de sa lumière frisquette. Chacun de nous monta sur son âne, à condition toutefois de l’avoir trouvé. En ce domaine, certains eurent fort à faire pour reconnaître le leur. Peut-être la veille au soir s’étaient-ils laissés surprendre par le vin, ce qui fait qu’ils avaient oublié le nom de leur Maure. Toutefois, Dieu aidant, tout le monde se trouva à nouveau sur sa monture ; et nous allions, toute la troupe, avançant d’un bon train droit sur Rama, à travers un beau pays, étonnamment fertile, riche en céréales, coton, dattiers, oliviers et orangers, un pays uniformément plat comme la plaine de Champagne. Sur notre route, nous trouvâmes un certain nombre de bâtiments à usage religieux, appelés mosquées, avec voûtes et coupoles à fond de chaudière[180]. Toujours est-il qu’au point du jour nous étions à Rama. C’est une grosse bourgade, vieille et pauvre, totalement ruinée, à l’exception de quelques bâtisses qui méritent qu’on en fasse quelque peu mention, comme une très belle tour ayant appartenu à l’église Saint-Georges, ainsi qu’un certain nombre d’autres édifices qui laissent supposer que c’étaient, lorsqu’ils étaient intacts, de beaux bâtiments, conçus à la mode ancienne. Mais la plupart d’entre eux sont à terre, et personne en la cité, tellement est grand l’état de pauvreté et de misère des gens, n’a le souci de les relever.

Avant de pénétrer dans la ville, il nous fallut mettre pied à terre et rendre nos montures à leur ânier ; puis l’on nous mena et conduisit au grand hôpital, compartimenté en petites chambres voûtées, le tout atteignant bien quatorze ou quinze pièces. C’est le bon duc Philippe de Bourgogne[181] – puisse Dieu lui pardonner ses fautes –, le père du duc Charles[182] qui trouva la mort sous les murs de Nancy, qui en ordonna la construction. D’autres libéralités lui sont encore dues, et qui méritent d’être mentionnées, par exemple les tapis de Turquie et les petits coussins de cuir remplis de coton dont il fit don audit hôpital. Mais les religieux, gardiens de Sion, propriétaires du lieu, les ont, par crainte des Turcs, faits transférer à Jérusalem, destinés à être offerts aux pèlerins lorsqu’ils se disposent à passer la nuit à l’intérieur du Saint-Sépulcre.

Tandis que nous étions là, enfermés à l’intérieur de l’enceinte de l’hôpital, Turcs, Maures et autres, avides de faire de l’argent, venaient nous offrir du pain, du raisin, des poulets, des oranges, des œufs « cuits dur »[183], [36v.] de l’eau plate à boire, qui était conservée, pour notre usage, dans deux belles citernes creusées dans le sol, auxquelles on ne touche point ou fort peu, si ce n’est en cas de nécessité, hormis la période où les pèlerins sont là, et une fois qu’ils sont repartis. L’intendant l’utilise alors pour les besoins de la maison ; et durant la saison froide qui suit, les citernes se remplissent du ruissellement des eaux de pluie qui s’abattent sur le bâtiment ; emmenées par de beaux corps[184] de ciment, elles rejoignent la profondeur des citernes.

Les dimensions de la porte de l’hôpital, tout comme celles de Rama et de Jérusalem, n’atteignent pas en hauteur la poitrine d’un homme, ce qui contraint à baisser bien fort la tête pour y passer. Quand nous sommes à l’intérieur, nous sommes en sécurité, parce que c’est une demeure qui continue à rester, comme elle l’était du temps passé, une maison franche, mais à l’heure actuelle les bonnes et louables coutumes disparaissent, et je ne m’y fierais pas beaucoup. La raison en est que, lors de notre retour, j’ai assisté à la scène suivante : on s’empara d’un pèlerin flamand, on lui administra une volée de cinq ou six coups de bâton, puis on l’emmena en prison, sans que quiconque, aussi courageux fût-il, osât élever la moindre protestation. Pourquoi cela ? Je vous le dirai dans mes notes concernant le retour.

Certains parmi nous autres avaient un soupçon de vin dans leurs cruchons, mais ils se le réservaient pour eux-mêmes – ce en quoi ils avaient bien raison, car ici le vin est introuvable, étant donné que nous avons affaire à des Turcs qui n’en boivent jamais une goutte, parce qu’il n’y en a pas, ou du moins parce que la religion de Mahomet le leur interdit. On nous présentait du vin de grenade, obtenu en pressant de grosses pommes de grenade pour en extraire le jus, et il y a des gens, étant donné les grands vergers qu’ils possèdent, qui en font provision quelquefois chez eux en utilisant des récipients d’argile d’une contenance allant jusqu’à dix ou douze poinçons, selon nos mesures de France. Je crois que c’est une boisson à faire danser le diable, tellement elle est âpre et fière[185]. En aucune façon je ne voudrais y porter les lèvres. Monsieur le baron Claude d’Haussonville se mettait en devoir de faire venir du vin depuis la nave même, et c’était un effet de sa bonté de ne pas me le mesurer. Il confiait à nos Maures la mission d’aller à dos d’ânes y faire provision de malvoisie par barils de quinze ou seize quartes chacun peut-être, que l’on coupait avec de l’eau à volonté. N’allez surtout point penser autrement : j’étais très lié à lui, et lui réservais toujours une bonne mine, mais je n’étais pas le dernier à rompre avec lui. Il lui arrivait même de me faire prendre dans son propre cruchon mon vin de presse[186], que je trouvais fort bon, parce qu’on en avait peu et qu’il était rare. Imaginez combien était grande, pour des gens de bonne maison, l’épreuve de vivre dans un pays étranger, si loin et sans trouver ce dont ils ont le plus besoin.

[37] Derrière le bâtiment, on trouve un jardinet doté de six beaux édicules en pierre de taille, fort profonds, où les pèlerins se rendent pour leurs besoins ô combien fréquents. Il faut se garder d’y aller derrière une personne atteinte du flux diarrhéique, épidémie que nous appelons « chac sang », et qui fait des ravages aussi redoutables que la peste en nos pays. Lors de notre voyage de retour, plusieurs personnes moururent de cette maladie contagieuse[187]. Puisse Dieu recevoir leurs âmes.

Depuis l’hôpital on peut apercevoir l’ensemble de la ville et tout le pays environnant qui est l’un des plus beaux pays du monde, uni et plat comme un pavé, jusqu’aux hautes montagnes qui l’enserrent tant en direction de Jérusalem que de Gaza. Vous y voyez tant de variétés d’arbres que c’en est chose merveilleuse : palmiers de haute taille qui portent les dattes à grosses « trochées »[188] et touffes semblables, par leur forme, à des sortes de grappes de raisin dont une seule suffirait pour remplir un demi-boisseau, grands sycomores portant de petits fruits disposés en carrés comme le fusain, chez nous, porte ses graines, grands cyprès d’une hauteur incalculable, oliviers, orangers, grenadiers, et tant d’autres espèces d’arbres que je ne connais pas et qui sont inconnues de moi, dont je ne saurais rien vous dire.

Nous fûmes visiter la ville par groupes de dix ou douze, les uns derrière les autres ; nous y vîmes les commerçants qui n’étaient pas grandement approvisionnés en produits de valeur, si ce n’est de grandes quantités de froment que l’on chargeait à dos de chameau, des noix, du lait et quelques marchandises et productions de diverses sortes. Lorsque nous passâmes devant les ateliers où se vendaient tissus, coton, futaines, j’eus le sentiment que les vendeurs se moquaient de nous en émettant avec leur bouche de petits bruits dont on aurait dit que cela venait de la partie postérieure de leur personne. Quant à nous, il faut dire la vérité, nous leur adressions de belles et brèves bénédictions à voix si basse qu’ils ne pouvaient pas entendre ; de plus nous redoutions de recevoir des horions. Trop aller au soleil n’est point la meilleure des solutions ; il faut s’en protéger le plus possible, par crainte d’une commotion cérébrale due à une insolation, car cela entraînerait, en fin du processus, une affection grave. Pourquoi ? C’est que nous ne sommes pas habitués comme ces gens-là à ce type de climat.

Rama est une cité fameuse dont parlent les saints Évangiles et le prophète Jérémie, lorsqu’il dit : « Une voix, à Rama, a été perçue ; c’est celle de Rachel pleurant ses fils, et qui ne peut pas être consolée, parce qu’ils ont disparu[189]. » En la Sainte Écriture, vous trouverez beaucoup d’autres citations, mais certains ont été induits en erreur et se sont trompés sur ce nom ; ils croyaient qu’il s’agissait de Rama dont il est question ici. Ce n’était pas cela, mais Rama située auprès de Tecman (?) sur la route d’Hébron, et une autre Rama, dans la tribu de Nephtali, à proximité de la forteresse de Sephet.

[37v.] Ce dit jour, samedi cinquième d’août, aux environs de neuf ou dix heures du matin, nous rejoignit le gardien du mont Sion, homme de sagesse, de grande distinction et de belle prestance, portant une barbe qui lui descendait jusqu’à la poitrine, accompagné des frères dudit couvent. Il était fort irrité et fâché contre notre capitaine, parce qu’il nous avait amenés si loin à l’intérieur du monde turc, sans avoir obtenu de lui ni la permission ni l’autorisation de débarquer, et qu’il ne lui avait pas laissé ce soin du convoyage des pèlerins, en totale sécurité, après avoir reçu de lui l’absolution générale de leurs péchés au nom de notre Saint-Père le pape dont il tenait le pouvoir en sa qualité de patriarche. Il nous apprit que le résultat en était que nous tombions sous le coup de l’excommunication majeure pour avoir quitté la nave sans sa permission et nous être risqués sur cette terre devenue à l’heure actuelle terre profane[190].

L’annonce de cette sentence remplit chacun d’entre nous de stupéfaction, et moi en premier, qui ne pouvais qu’être au comble de l’angoisse. Quand il fut rentré dans sa chambre, j’eus l’audace et la hardiesse de l’y rejoindre. Le capitaine était là ; sous ses yeux, je me prosternai à ses pieds, lui montrant le congé à moi donné par l’abbé, mon supérieur. Il l’examina avec bienveillance, à en juger par sa mine, disant que le texte en était clair. Il fut particulièrement sensible à la clause qui stipulait : « […] en aucune façon ne relève de la Curie romaine ». Après cela, il nous convoqua tous à venir le rejoindre, nous fit nous prosterner et nous agenouiller à deux genoux, et nous enjoignit de dire, les mains jointes, le Confiteor et l’Ave Maria. Après quoi il nous donna une absolution générale pour la totalité de nos fautes, par délégation de pouvoir du Saint-Siège apostolique. Mais nous ne pouvions saisir parfaitement et intelligemment ses paroles, parce qu’il ne les proférait pas à haute voix. Quand cela fut terminé, il nous congédia, nous laissant aller vaquer à nos occupations et à nos affaires, soit faire oraison, soit aller prendre une collation.

Après le dîner, ce dit jour de samedi, la chaleur atteignait des cimes, et était suffocante. Ledit seigneur gardien abandonna notre groupe, accompagné de son adjoint, en même temps que du commis [turc] de notre capitaine, pour regagner notre nave qui était au port de Jaffa, afin de donner l’absolution à tous ceux qui y étaient toujours, le motif étant qu’ils tombaient, tout comme nous, sous le coup de l’excommunication, pour avoir débarqué en même temps que nous. Ils ne furent pas plutôt arrivés qu’ils durent constater que notre nave avait été arraisonnée et mise sous séquestre par les Maures. Eux-mêmes furent arrêtés. On s’empara d’eux et on les maintint en détention audit port, sentence qui leur fut signifiée par le scribe du gouverneur de Jaffa, qui est seigneur de Rama. La raison de cette arrestation était que notre capitaine [38] avait tellement envie de nous voir hors de ses mains qu’il nous avait emmenés sans s’acquitter de la taxe due par nous audit gouverneur de Jaffa, à savoir, par tête quatre sous, soit deux carolus, lors du report de nos noms sur les registres d’inscription. C’est ainsi que notre capitaine, Iscarioth vaniteux et fourbe comme l’est un Maure d’Arabie, ne fit pas coucher nos noms sur les registres et n’attendit pas l’arrivée du scribe préposé à l’opération. Pour cette énorme faute, il réclamait à chaque pèlerin une amende de vingt-huit sous, ce qui représentait une belle somme d’argent. Nous fûmes contraints, pour ravoir notre gardien, d’envoyer des émissaires à Jérusalem au seigneur soubachi, lieutenant du Grand Turc, pour arranger l’affaire. Telle est la raison pour laquelle nous restâmes trois jours à Rama, à faire la visite de la vieille ville. Néanmoins, notre capitaine fut contraint de céder, de payer et régler le scribe. Quel fut le montant de ce règlement ? Je n’en sus rien, car il fut pris sur la bourse de notre patron et capitaine.

Le lendemain dimanche, sixième jour d’août, et fête de la Transfiguration de Notre-Seigneur Jésus, nous étions fort inquiets de n’avoir aucune nouvelle de notre gardien. Nous ignorions l’heure de notre départ ; et la chaleur était si accablante que nous pensions quasiment en mourir, sans recours auprès de quiconque, ce qui nous causait une énorme peur, vu et bien considéré qu’il y avait trop longtemps que nous étions entre les mains de ces maudits Turcs et Infidèles, à la façon des malheureuses brebis et de leurs agneaux regroupés au coin du bois, à la merci de la gueule des loups. Nous n’osions pas vraiment sortir de l’hôpital ni nous faire voir, à moins d’être en groupe compact. Toutefois, le désir pieux nous prit d’aller visiter une église, dédiée à saint Georges, située à deux milles de Rama, dans une ville du nom de Lydda, où monseigneur saint Pierre guérit une femme paralytique nommée Enéas. Une messe y fut dite en grec. Et l’on nous fit voir la pierre sur laquelle monseigneur saint Georges fut décapité. On nous réclamait, par personne, un marquet, mais certains des Maures qui étaient nos guides et qui nous accompagnaient refusèrent absolument que nous payions quoi que ce soit, de crainte d’enfreindre l’ancien usage. Ceux qui nous demandaient que nous nous acquittions d’une taxe étaient pour la plupart des Chrétiens renégats ; ils nous étaient plus hostiles en toutes choses que les Turcs et les Sarrazins d’origine. Aux environs de six heures, nous reprîmes le chemin de Rama, sous une telle chaleur qu’il n’y avait aucun de nous qui n’eût englouti une pinte de bon vin de deux traits, à condition bien sûr de pouvoir en trouver.

[38v.] Au retour de notre visite à Lydda, nous retrouvâmes à Rama le gardien qui avait été libéré, mais notre commis maure y était demeuré comme otage, à travers sa personne, pour tout notre groupe ; nous fûmes contraints de rester encore à Rama, ce qui nous fut fort pénible. Mais, en toute adversité, il faut savoir pratiquer la vertu de patience. C’est de cette façon que se passa la nuit.

Le lundi, au point du jour, septième jour d’août, mourut en notre groupe un bon gentilhomme de Savoie, du nom de monseigneur Jean de Genève, seigneur de Bouringe[191], qui avait un revenu annuel d’environ six cents livres de bonne monnaie. Il avait laissé à la maison neuf filles à marier, et un fils qui l’était. N’eût été la négligence de notre capitaine, il aurait bien atteint Jérusalem, ce qui fut pour notre malheureux seigneur cause de profonds regrets[192]. Immédiatement, le gardien s’empara de l’or et de l’argent qu’il avait sur lui, affirmant que cela revenait au couvent des religieux de Sion, avançant, comme raison, la clause d’une bulle qui stipulait que, lorsque des pèlerins venaient à mourir et à trépasser en Terre Sainte, c’étaient les frères mineurs de Sion qui étaient les seuls et légitimes héritiers de l’argent qu’ils possédaient sur eux. Je ne parle point de ce qui est gardé en réserve sur la nave. En tout cas, solution de force, solution de droit, le gardien eut la jouissance de cette somme d’argent, qui pouvait bien, à elle seule, s’élever à cent vingt ducats d’or. Il y préleva toutefois, pour chacun de ses serviteurs – ils étaient trois – dix ducats. Mais lesdits serviteurs, estimant que cela n’était pas suffisant, refusèrent. Ils finirent cependant par céder, la devise du gardien étant : « À force de patience on arrive à tout », vu et bien considéré que le capitaine avait déjà reçu à Jaffa le règlement des frais de leur retour.

Ledit seigneur fut inhumé à l’hôpital de Rama, en un lieu éloigné, auprès d’un gros figuier et à l’écart, parce que tout laissait croire qu’il était atteint de la lèpre. Lorsqu’on creusa sa fosse, on tomba sur un beau cercueil où l’on avait déjà, il y avait bien longtemps, déposé un corps. La cérémonie funèbre se résuma à peu de chose ; nous ne fûmes que quelques-uns à accompagner le corps en récitant le Pater noster, l’Ave Maria, etc.

Sur le coup de deux heures après midi, sous une chaleur qui vous interdisait quasiment d’aller au soleil, on nous amena nos ânes ; nous montâmes en selle, et la troupe s’ébranla, sous la conduite de nos gardes, qui mettaient tout en œuvre pour assurer un bon trajet. Ceux d’entre nous – du moins ceux qui en avaient – vidaient leurs cruchons, en cachette, de manière à ne pas être aperçus. Nous passâmes ainsi le long de quelques sépultures seigneuriales, à proximité de Rama. Sur chacune d’elles, il y a une pierre en forme de pyramide, haute d’environ trois pieds, à la façon des croix que nous mettons, nous, sur nos propres tombes.

[39] Nous étions là, traversant au rythme précipité du pas de nos ânes la luxuriance d’une belle plaine aux champs remplis de sauge et de fenouil, et d’une multiplicité d’autres plantes aromatiques étonnantes, qui croissent comme chez nous les herbes ordinaires. C’est ainsi que nous parvînmes à un petit village, en situation, pourrait-on dire, de château-fort, sur une colline, en langue hébraïque Quebabe, distant de Rama de quatre milles. À deux milles de là, nous passâmes sous les murs d’une petite ville, pareillement sur les hauteurs, du nom de Latronne, presque en ruines. Les gens rencontrés avaient beau être Turcs ou Sarrazins, ils nous offrirent dans de grands récipients d’argile de l’eau douce bien faite pour nous rafraîchir ; il y avait là, de la part d’Infidèles, des gestes empreints de beaucoup d’humanité. À partir de cet endroit, nous amorçâmes notre descente par une gorge ravinée entre deux montagnes inaccessibles à la fois aux hommes, aux chevaux et à ceux qui auraient l’intention d’en faire l’ascension. Pour traverser ces lieux désertiques, notre progression fut fort pénible ; si nous, nous étions en nage, nos pauvres ânes, eux, enduraient le martyre, et nous devions avancer à la queue leu leu. Il y avait vraiment lieu de rire à grands coups, si toutefois quelqu’un trouvait le moindre instant pour cela : l’un tombait de sa monture, pour un autre, c’est son âne qui trébuchait, d’autres laissaient échapper leurs petits bagages. Ceux-là surtout qui avaient une mauvaise monture, et ceux qui n’étaient pas très experts dans l’art de se tenir en selle, enduraient les pires tourments. En plus, on nous disait que c’était là l’endroit le plus dangereux entre Rama et Jérusalem, car c’est là que nous risquions de rencontrer des Arabes. Toutefois, Dieu aidant, nos efforts furent récompensés, et à dix heures du soir nous débouchions dans une vallée fort fertile, riche en cultures et en arbres de belle venue, appelée Val de Jérémie le prophète, le lieu même où il vint au monde. Il y a là une fort belle source d’eau potable et fort bonne, la seule, à peu près, que l’on trouve en bordure des chemins, sur tout le territoire de la Terre Sainte. C’est ce qui fait que l’on trouve l’eau bien meilleure. Il y a là aussi une bâtisse ancienne dont les vestiges prouvent que ce fut dans le passé un lieu fort riche. Pour l’heure, ce n’est que ruines totales, résultat de la campagne dirigée par le Turc au pouvoir contre le sultan qui était le gouverneur de Jérusalem. C’est là que, assis serrés sur la dure, par crainte des dangers que nous encourions, nous prîmes notre collation du soir, puisque tel était le bon plaisir de Notre-Seigneur. Qui avait un quignon de pain à manger, il avait bien de la chance, car en pareil lieu il n’y avait qu’un pauvre métayer qui disposait juste du nécessaire pour sa propre subsistance. Durant la nuit, un interprète qui était de Jérusalem, un vieux « diable », ne cessait de nous répéter [39v.] en guise d’avertissement et pour notre plus grand bien : « Messieurs les pèlerins, prenez garde à vos bagages ! Messieurs les pèlerins, prenez garde à vos bagages… », voulant par là nous signifier de ne pas relâcher notre attention sur nos paquets, si petits fussent-ils, par crainte que, pendant notre sommeil, les Maures et les Turcs, y compris ceux-là mêmes qui assuraient notre convoyage, ne nous volent et ne nous pillent quelque chose. Assurément, cet avertissement était judicieux, et en plusieurs occasions cet interprète turc-là nous a rendu beaucoup de services et nous a été bien utile.

Le mardi matin, huitième jour d’août, quand la lune se fut levée, et que nous eûmes pris quelque quatre heures de repos, il n’était pas aisé à chacun d’entre nous de récupérer son âne, parce qu’il ne faisait pas suffisamment jour pour qu’il nous soit possible de l’apercevoir et de le reconnaître. Nous nous mîmes alors à appeler nos Maures par leurs noms, tels que nous les avions retenus. Finalement, tout le monde se trouva en selle, et à l’heure susdite nous quittions ledit Val de Jérémie, pour nous lancer sur des pentes escarpées et à travers des espaces de tous les dangers. Il arrivait que les auteurs de nos ennuis et des vols dont nous étions les victimes soient nos guides eux-mêmes ; ils s’emparaient de tout ce qu’ils pouvaient avoir de nous, en le subtilisant discrètement, lorsqu’ils se rendaient compte que le groupe s’était un peu disloqué, par exemple des cruchons, des couteaux, des gibecières, des cierges, des bourses, et de tas d’autres choses que nous portions suspendues à la ceinture. Il faut être sur ses gardes quand on est dans ce cas-là, car la chose la plus dangereuse qui soit c’est de se trouver trop en avant ou trop en arrière. On raconte ce qui suit. Lors du retour, il est arrivé quelquefois que l’on ait retrouvé des corps de personnes que les Sarrazins avaient, en toute discrétion, tirées hors du chemin et dissimulées dans les buissons, et que là, ne reculant pas devant un meurtre, ils les avaient fait mourir de façon ignominieuse. Occuper la position centrale est toujours la meilleure solution, en collant aux autres, et ce, en n’hésitant pas à piquer à grands coups d’aiguille de bois son âne sur le gras de l’encolure, pour éviter la plus petite trace de sang sur les flancs de la bête, ce que ne manqueraient pas de remarquer les Turcs. Cela pourrait vous en cuire, et vous pourriez bien alors recevoir une jolie volée de coups.

Nous longeâmes la bourgade de Ramatha, d’où était originaire Joseph d’Arimathie à qui appartenait le sépulcre creusé dans la colline du Calvaire, dans lequel Jésus fut enseveli. Au pied de la montagne, nous vîmes sur notre route un vieux château en ruines, bien qu’il en reste quelques vestiges, ainsi qu’un bon nombre de jardins et de vergers apparemment fort florissants, où coule un beau ruisseau. On nous dit que c’est là que David avait défait le grand philistin, Goliath le géant. Puis nous nous engageâmes sur la route qui conduit à Jérusalem, tracée au milieu de la montagne qui la borde des deux côtés, les uns derrière les autres comme à la procession. Nous passâmes devant le château nommé Emmaüs[193], où Notre-Seigneur apparut aux deux pèlerins, appelés l’un Cléophas, l’autre Luc, [40] l’évangéliste, et qui fut reconnu par eux lorsqu’il rompit le pain, avant de disparaître.


Jérusalem et les Lieux Saints

(8-21 août)

Nous étions à deux milles de la Sainte Cité de Jérusalem quand nous vîmes venant à notre rencontre une troupe de Turcs à cheval – parfaits cavaliers harnachés à la mode turque – pour nous accueillir et nous accompagner selon la tradition. Ils exécutaient en avant de nous de hautes voltiges dont on aurait pu croire que les chevaux restaient à demi-suspendus dans les airs, tellement elles étaient rapides et lestes. C’est ainsi qu’ils nous menèrent jusque par devant le château de David, situé à l’intérieur de l’enceinte de la ville, dont on est en train actuellement de renforcer les moyens de défense. Lors de notre séjour à Jérusalem, il y avait là plus de trente ouvriers chaque jour qui y étaient employés à des travaux de maçonnerie. Lorsque, de loin, nous aperçûmes la Sainte Cité, ce ne fut chez nous tous que larmes et demandes de pardon à Dieu, et il y en avait parmi nous certains qui voulaient descendre de leur monture pour baiser le sol et se prosterner à deux genoux ; mais l’autorisation leur en fut refusée, par crainte qu’ils n’aient pas le temps à la suite de cela de rejoindre rapidement le groupe, voire qu’ils ne se soient retrouvés en fâcheuse posture. Quand on a affaire à une situation difficile et qui n’admet pas de retard, il ne faut pas tenter son Dieu. C’est donc groupés que nous fîmes notre entrée à Jérusalem, pleins de joie et de soulagement, remerciant Notre-Seigneur de nous avoir accordé la grâce de traverser tant et tant de périlleuses passes et de nous avoir fait parvenir jusqu’à ce Saint Lieu qui était l’objet de tous nos désirs. C’est là que, en un instant, nous nous trouvâmes pied à terre, près de nos ânes qu’il fallut rendre à leurs propriétaires. Et c’est en rangs que nous fûmes conduits par monseigneur le gardien devant le château de David, d’où nous pouvions facilement apercevoir l’église du Saint-Sépulcre de Notre-Seigneur. On nous demanda de nous agenouiller. Nous étions là, adressant nos plus humbles prières à Dieu, quand le gardien entonna d’une sainte voix le Te Deum laudamus repris pieusement en chœur, par les gens d’Église et ceux qui ne l’étaient pas. Et en cet instant-là, il n’y avait personne, quand bien même il aurait eu le cœur aussi dur que le roc, qui ne versât un torrent de larmes. Les manœuvres qui approvisionnaient les maçons se moquaient et riaient bruyamment de nous, mais nous n’étions pas venus là pour répondre aux provocations. Laissons à Dieu le Juste, le bon soin de Se charger de la punition.

Une fois nos prières terminées, on nous emmena au mont Sion ; nous y assistâmes à la messe solennelle du Saint-Esprit. La messe terminée, nous passâmes de missa ad mensam[194], où l’on nous servit dans une extrême opulence, et en abondance, pour le repas de midi, du pain blanc, du vin d’une exquise finesse, de la viande savoureuse, des poulets rôtis, du raisin tout frais cueilli. Il y avait bien longtemps que nous ne nous étions pas trouvés rassasiés de pareille façon, et, pourquoi ne pas vous le dire, il y en avait quelques-uns qui avaient les parois de leur estomac bien garnies. Après le dîner, on nous fit visiter la maison, puis la sacristie. C’est là que l’on [40v.] distribua à chacun de nous un tapis de Turquie ainsi qu’un petit coussin de cuir rempli de coton destiné à être placé sous notre tête pendant le sommeil. C’est dans ces conditions que l’on nous fit pénétrer à l’intérieur de l’hôpital Saint-Jacques-le-Majeur, qui est l’endroit où il fut décapité. C’est une maison bien tenue, desservie et embellie par des moines arméniens de la règle de saint Basile. On nous y attribua des chambres par groupe de quatre ou six, et par nationalité. Les premiers arrivés ne prenaient point les plus mauvaises. On nous remit les clés, pour que nous fermions les portes quand nous sortirions de nos chambres, de manière à y laisser nos bagages en sécurité. C’est là que nous fûmes hébergés jusqu’à notre départ de Jérusalem, durant tout le temps où nous allions visiter jour après jour les Lieux Saints, tels que vous allez les découvrir ci-après. Sur le coup de six heures du soir, le gardien nous fit livrer, par personne, un pain de plus de deux deniers, et une mesure de bon vin blanc qu’il fallait couper d’eau à volume égal.

Les habitants de Jérusalem, tous confondus, Turcs, Maures, Juifs, Chrétiens et d’autres encore, nous offraient, contre paiement, tellement de choses que nous avions tout ce que nous désirions, à l’exception de lard pour barder les perdrix que l’on nous proposait en si grand nombre que cela en était un sujet d’étonnement. Quand nous les rôtissions, nous étions contraints de les arroser d’huile d’olive, puisque nous n’avions pas le plus petit morceau de lard, pour la bonne raison que les Turcs n’en consommaient jamais point, allant même jusqu’à ne point tolérer que les autres en mangent en leur présence. Après le souper, nous montions sur les terrasses qui courent sur l’ensemble des bâtiments où nous étions hébergés, nous adonnant à nos exercices de piété avec toute la ferveur dont nous étions capables et conformément à l’enseignement reçu de Dieu. De là-haut, nous avions vue sur toute la terre de Promission, car Jérusalem domine tout le pays, ce que les Saintes Écritures également vous confirmeront. Quant arrivait l’heure convenable d’aller prendre notre repos, nous rentrions dans nos modestes chambres voûtées à la manière des maisons de Rama, et là nous nous étendions sur nos tapis de Turquie, dormant qui pouvait, dans un confort bien moindre que si cela avait été sur de doux et moelleux lits de plumes[195].

Le mercredi matin, neuvième jour d’août, vigile de monseigneur saint Laurent, le gardien nous fit venir au mont Sion. Une fois la messe ouïe, il mit à notre disposition deux religieux, prêtres, dont l’un était italien et l’autre français, appelé frère Guillaume, avec mission pour eux de nous conduire et de nous guider tout au long de notre visite des Lieux Saints.

[42][196] La raison était que lui personnellement ne pouvait pas venir avec nous parce qu’il n’était pas remis des grandes fatigues et des tracas que nous lui avions causés, à la suite des embarras desquels il avait dû nous tirer, au cours des jours précédents. Pour ce jour d’aujourd’hui, voici le programme de notre pèlerinage dans la ville de Jérusalem[197].

Premièrement, au sortir du couvent de Sion, direction plein sud, et puis immédiatement au coin d’une rue, après avoir pris la direction du soleil levant, nous vîmes l’endroit où les Juifs félons voulurent déposséder les apôtres du corps de la Vierge Marie alors qu’ils le transportaient dans le tombeau du Val de Josaphat. Plusieurs de ces méchants y perdirent la main au moment où ils la portaient sur le corps de Marie.

Un peu plus en avant, on nous montra la grotte où saint Pierre pleura amèrement après qu’il eut renié Notre-Seigneur pour la troisième fois dans la maison d’Anne. Plus bas, à gauche, se trouve le temple de Zorobabel, où eut lieu la présentation de la Vierge Marie âgée de trois ans pour y être instruite en compagnie des filles du temple.

Plus bas, au fond du Val, se trouve le pont du torrent du Cédron, où l’on nous fit voir une roche qui porte les empreintes des pieds de Notre-Seigneur, quand Il vint boire audit torrent. Tout contre l’arche du pont se trouve le sépulcre d’Absalon, le fils de David, et jamais les Turcs n’y passent sans lancer une pierre contre le tombeau parce que, c’est la raison qu’ils avancent, il s’était lancé dans une guerre mortelle contre son père David.

Avançant toujours, à gauche, en direction du sud, se trouve l’endroit où monseigneur saint Jacques le Mineur se dissimula pendant trois jours et trois nuits, attendant la Résurrection de Notre-Seigneur. C’est là qu’il y a le sépulcre du prophète Jérémie.

Montant un peu, à droite, on trouve l’endroit où il y avait le figuier qui fut maudit par Notre-Seigneur parce qu’il ne portait pas de fruit. Pour rappeler le fait, il n’y a plus maintenant qu’un gros tas de pierres de roche.

Avançant toujours, sur le côté du chemin du Val de Syloé, face au mont Sion, vous avez la maison de Judas le traître, fort mal en point, réduite pour l’heure à une sorte de carrière où l’on prend la pierre. À côté, il y avait le « seugnon »[198] auquel il se pendit. Mais on n’en voit plus la moindre trace.

En haut du versant du mont des Oliviers, au sud, près du chemin de Béthanie, est la maison forte où Salomon tenait ses concubines, celles qui le conduisirent à l’idolâtrie. Ledit édifice est encore à l’heure actuelle, me semble-t-il, en bon état, et il a encore belle apparence. Il sert de résidence à l’un des notables de Jérusalem.

[42v.] Plus bas, en descendant de cette hauteur, à environ un mille, se trouve la maison de Simon le lépreux, où vint dîner Notre-Seigneur. C’est là que Le rejoignit Marie-Madeleine pour se faire pardonner ses péchés, répandant un parfum de prix sur Ses pieds, et en Les essuyant de ses cheveux, comme cela est écrit en saint Marc, chapitre XIV. Plus bas, nous trouvâmes la maison de Lazare, frère de la Madeleine, aux murs fort épais et solides, jadis, mais réduite pour l’heure à un pan de muraille étonnamment résistant ; son authenticité paraît établie. En poursuivant notre route, en direction de Béthanie, à une distance de deux milles de Jérusalem, nous fûmes voir une petite église fort ancienne, dans laquelle on descend en empruntant un escalier de plusieurs marches de pierre. C’est là que l’on trouve le sépulcre dudit Lazare, de belle facture. On n’y pénètre que nu-pieds, et moyennant deux marquets. Les Turcs témoignent d’une grande révérence pour ce lieu. À six pieds de distance de ce sépulcre, du côté de l’est, est l’emplacement où Notre-Seigneur Se retira pour pleurer, disant : « Lazare, sors ! » Qu’il soit clair pour tous que ce sépulcre est autant révéré des Turcs et des Maures que l’est celui de Jésus-Christ. Il est recouvert de menus carreaux de marbre, ce qui est une chose admirable à voir, d’une hauteur, au-dessus du sol, d’environ trois pieds. À côté, sur un tableau fixé au mur, était reproduit l’extrait suivant de La Guerre juive[199]. Voici ce texte :

Saint Lazare, frère de Marie-Madeleine et Marthe, avait un corps magnifique, un visage long empreint de sérénité, une barbe-fleuve que de la main il partageait en deux parties égales, un nez fin et rectiligne, un front dégagé, des yeux de lion, des sourcils longs d’une presque demi-paume ; il était à ce point grand et élancé qu’il dépassait par la taille les plus grands de toute la tête ; il avait des bras et des jambes aux muscles saillants. Chevalier, comte, baron de grande noblesse, expert en droit, il était généreux envers les pauvres ; autant saint Lazare était le plus beau d’entre les hommes, autant ses sœurs étaient les plus belles d’entre les femmes. Pour ce qui était de boire, il était d’une rare sobriété. Sa force était telle que, droit sur ses jambes et sans la moindre flexion, d’une seule main, il levait de terre jusqu’à hauteur de sa tête un homme de guerre revêtu de son armure. Sa vie, sa culture, ses mœurs faisaient de lui le modèle du sage. Obligeant vis-à-vis de tous, quelqu’un l’aurait-il aperçu en colère qu’il aurait pris immédiatement la fuite, terrorisé. Ainsi disait Josèphe de Lazare.

[43][200] Plus bas, sur le flanc de la montagne, se trouve la ville de Béthanie, fréquentée par Notre-Seigneur. C’est un endroit, selon moi, plein de grande misère et de pauvreté, et qui tombe en ruines faute d’entretien. Les habitants sont de pauvres gens sans aucune pratique ni savoir-faire, si ce n’est, et encore étonnamment peu, qu’ils cultivent la terre à la houe et à la pioche, et qu’ils font un peu de vigne. Je me demande avec étonnement comment et de quoi ils peuvent bien vivre, eux et leurs familles.

Un peu plus loin à gauche, est le château Magdalon, qui appartenait à Marie-Madeleine. Nous fûmes le visiter. Nous y trouvâmes un pauvre homme, sa femme et ses enfants, occupés à parer du coton destiné à la vente.

En revenant en ville, nous trouvâmes la maison de Marie et de Marthe, où Notre-Seigneur avait été reçu. C’est encore, actuellement, l’endroit le plus notable de l’ensemble, jouxté par un minuscule jardinet planté de quelques figuiers et oliviers. Près de la maison, en montant légèrement, il y a une pierre sur laquelle Notre-Seigneur était assis pour prendre un peu de repos lorsque Marie-Madeleine Lui dit : « Seigneur, si Tu T’étais trouvé ici, mon frère ne serait pas mort », etc.

Montant toujours, en direction de Jérusalem, sur le versant du mont des Oliviers, au sud, se trouve la petite ville de Bethfagé, où les prêtres de la Loi avaient établi leurs quartiers. C’est de là que Notre-Seigneur demanda à deux de Ses disciples de se rendre à Jérusalem, pour préparer le repas de la Cène, leur disant : « Allez à cette maison forte qui est en face de vous… » Puis nous nous mîmes en route pour atteindre le haut du mont des Oliviers ; avant de parvenir au plus haut du sommet, il faut gravir seize hautes marches de pierre, et avant de pénétrer dans le petit oratoire, vous devez payer deux marquets. Cet oratoire est de fort belle facture, de style moderne, au plafond à fond de chaudière[201]. Sur le pavé, est toujours visible la place d’où notre Sauveur et Rédempteur monta aux cieux le jour de Sa glorieuse Ascension. Encore maintenant, on peut apercevoir les empreintes de Ses précieux pieds, dans la pierre, profondes de plus de trois doigts. C’est là que fut pieusement dite par nous l’oraison suivante :

Oraison de saint Grégoire de Nazianze[202]

Dieu des vertus et de gloire, Jésus-Christ, soleil de justice, Tu as accompli l’itinéraire de la Rédemption de l’Homme sur le mode de la marche du soleil au firmament. [43v.] On dit de lui qu’il se lève et qu’il se couche, en poursuivant son sens giratoire par le Midi et par l’Aquilon, éclairant l’univers durant sa marche circulaire qui le ramène à sa grotte, bouclant ainsi sa révolution. De la même façon, Toi qui es l’éclat et le reflet sans tache de la lumière éternelle, Tu T’es levé avec la lumière de l’Évangile, Tu as continué ta course, par le Midi de l’amour le plus pur, Tu as infléchi Ton chemin par l’Aquilon de Ta Passion pleine d’amertume et Tu as terminé Ta révolution par Ta glorieuse Ascension. Nous Te supplions, Toi qui sièges sur le trône le plus élevé au milieu des élus du Père, depuis l’endroit foulé par Tes pieds, de tirer à Toi nos cœurs, et au terme de notre course, de nous faire goûter aux effluves de Ton parfum, là-haut, où Tu sièges à la droite de Dieu, Jésus-Christ, Sauveur du monde, qui avec le Père et le Saint-Esprit vis, règnes et gouvernes pour les siècles des siècles. Amen.

Une fois nos oraisons terminées avec toute la piété dont nous étions capables, nous entamâmes notre descente sur Jérusalem proche du lieu ci-devant cité. Nous visitâmes une vieille maison en ruines qui avait été, au temps jadis, une église, où les apôtres composèrent les douze articles de notre sainte foi catholique, à savoir : Credo in Deum patrem omnipotentem, etc. À côté, au sud, se trouve une caverne en forme de crypte profonde où sainte Pélagie[203] s’infligea force pénitence.

Un peu plus bas, à un jet de pierre environ, se trouve une ruine qui était l’église où Notre-Seigneur apprit à prier à Ses benoîts apôtres, en composant l’oraison dominicale qui est : Pater noster, etc.

Tout près, au nord, est l’endroit où saint Thomas reçut la ceinture de la Vierge Marie au moment où elle montait glorieusement dans les cieux le jour de son Assomption[204]. Au-dessus se trouve le château de Galilée où Notre-Seigneur apparut à Ses disciples après Sa Résurrection, lorsqu’Il leur dit : « Je vais vous précéder en Galilée… »

En revenant du côté du jardin des Oliviers, vous apercevez le lieu où l’ange annonça à la glorieuse sainte Vierge Marie l’heure à laquelle elle mourrait, en lui remettant la branche de palmier.

Encore plus bas, en ligne droite sur le jardin des Oliviers où les apôtres s’étaient endormis, se trouve le lieu où notre Sauveur pleura amèrement sur la cité de Jérusalem, disant : « Si seulement toi aussi, tu avais connu… »

[44] Un peu plus bas se trouve l’endroit, au jardin des Oliviers, où Notre-Seigneur laissa Ses trois apôtres, à savoir saint Jean, saint Jacques et saint Philippe, leur disant : « Vous pouvez dormir maintenant et vous reposer… »

Plus bas, vers Gethsémani, se trouve l’emplacement où les Juifs mirent la main sur Jésus, et où Il devint leur prisonnier. Au moment où Il Se livrait à eux, Il leur demandait : « Qui cherchez-vous ? » Environ huit pas plus bas, vous trouvez l’endroit où saint Pierre coupa l’oreille à Malchus.

Tout en bas du Val de Josaphat, situé entre deux hauteurs, l’une, orientée à l’est, appelée le mont des Oliviers, l’autre à l’ouest, Moria, sur laquelle est construit le temple de Salomon ; en ce Val donc, tout droit en-dessous du château de Galilée, il y a une crypte naturelle dans la roche nullement due à la main de l’homme qui est l’endroit précis où Notre-Seigneur adressait à Dieu son Père Sa supplication : « Père, si c’est possible, éloigne de moi ce calice… », et où Son corps Se couvrit d’une sueur d’eau et de sang. C’est là qu’Il revint sur Ses pas de nouveau au jardin des Oliviers pour Se présenter aux Juifs félons.

Plus bas, à un jet de pierre, se trouve une belle église ancienne que fit construire dans un beau geste de piété madame sainte Hélène, où est posé le vénérable sépulcre de la glorieuse Vierge Marie, mère de Dieu, qui est une réalisation somptueuse, en aucune façon inférieure au tombeau de Jésus-Christ pour ce qui est de la richesse de son marbre blanc, même s’il diffère par son orientation et son emplacement. Si le sépulcre de Notre-Seigneur est placé parallèlement à la nef de l’église, à l’ouest, celui de Notre-Dame l’est perpendiculairement, à l’est de ladite église. Deux petites portes y sont aménagées, l’une par où l’on entre, l’autre par où l’on sort. Sa longueur n’excède pas celle de l’autel, sur laquelle on dit la messe, et sa largeur est juste suffisante pour laisser le passage à une seule personne derrière le prêtre quand il officie pour le service divin. En outre, on y accède par quarante-huit marches[205], et la rampe de l’escalier entre les deux murs du bâtiment a dix-huit pieds de largeur. De l’un des côtés de l’escalier il y a le sépulcre de saint Joachim, et de l’autre celui de sainte Anne. Cette église-là est totalement enfouie sous terre. Dans l’ancien temps, elle était nettement à l’air libre ; mais lors du sac de Jérusalem par Vespasien et Titus, la terre des grands fossés qu’ils firent creuser pour enclore ladite cité fut dans sa totalité versée dans le Val de Josaphat, et la masse ainsi transportée est telle que, depuis le pont du Cédron jusqu’au-delà de l’église Notre-Dame, tout le val a été comblé jusqu’au faîte du bâtiment. Il est quasiment incroyable que des mains d’hommes aient été capables de réaliser une pareille esplanade à l’endroit d’une dépression de terrain telle que le Val de Josaphat.

[44v.] Si vous voulez y entrer, vous devrez donner deux marquets. Lorsque vous êtes à l’intérieur, dans le fond, vous voyez un puits alimenté en eau de source fort agréable à boire pour ceux qui sont incommodés par la grande chaleur. Le torrent du Cédron, durant la saison d’hiver et au temps du Carême, lorsque les eaux ruissellent des montagnes, passe sous la terre exactement en-dessous des murs de ladite église ; c’est là que se trouvait le pont dont on tira le propre bois qui servit à la confection de la Sainte Croix de notre Sauveur et Rédempteur Jésus, que la reine de Saba[206] connut quand elle vint rendre visite à Salomon pour solliciter ses conseils de sagesse. Depuis ce moment-là, ce bois fut mis de côté en réserve et enfoui en terre à l’endroit où se trouve maintenant la piscine Probatique à Jérusalem, dans laquelle les pauvres malades venaient se baigner pour recouvrer la santé et repartir guéris après le mouvement de l’eau que l’ange suscitait chaque jour. Par la suite, durant le temps de la Passion de Notre-Seigneur, ce bois-là sortit de terre et vint faire surface sur l’eau de la piscine, et on en tira le montant de la Sainte Croix. Plus haut, en remontant vers Jérusalem, se trouve l’endroit où saint Étienne, le premier martyr, fut lapidé. Douze pas environ plus haut, il y a l’emplacement où saint Paul était assis, veillant sur les vêtements des criminels qui mettaient à mort monseigneur saint Étienne. Après cela, en montant tout droit, nous pénétrâmes à l’intérieur de Jérusalem par la porte Saint-Étienne, vulgairement appelée porte Sterquilinienne[207]. C’est la porte par où se fait la décharge des immondices et des déjections utilisés comme engrais pour les terres maraîchères. En progressant à l’intérieur de la cité, nous vîmes la piscine Probatique dont-il a été fait mention ci-dessus, sous laquelle resta enfoui si longtemps le bois de la Vraie Croix, où aboutit la collecte des eaux de pluie de la cité, pour pourvoir à la consommation des gens au temps de la saison de grande chaleur, et permettant de parer à leurs besoins. De là, on nous emmena à la maison de sainte Anne, construite à la façon d’une église, mais qui abrite pour l’heure une école-mosquée où les Turcs et les Maures instruisent les enfants dans la religion de Mahomet. En avançant encore un peu, vous tombez sur la maison du roi Hérode auquel on amena par dérision Jésus-Christ : « Et Hérode et Pilate devinrent amis. » À droite, pas bien loin de cette maison, il y a le palais de Pilate, le gouverneur, celui qui condamna Jésus à mort. La galerie qui courait sur la façade est à présent démolie, mais le reste est encore en bon état. Elle sert de résidence au grand soubachi, le lieutenant du Grand Turc, et actuellement, il faut encore passer en-dessous de l’arche du prétoire où Pilate dit aux Juifs : « Voici l’homme ! »

[45] La pierre sur laquelle était assis Jésus-Christ est parfaitement apparente, scellée dans le mur ; la seconde, où avait pris place ledit gouverneur Pilate pour rendre son faux jugement qui condamnait Jésus, et qui se trouve à proximité immédiate de la première où était assis Notre-Seigneur, est placée et encastrée dans la paroi du mur. Ce sont là deux pièces, objets de grande mémoire et de réflexion.

Le texte du jugement qui avait été rendu était gravé dans la pierre, mais actuellement l’inscription a été détruite et presque totalement effacée. La voici :

Nous, Ponce Pilate, juge à Jérusalem, sous le règne du très puissant monarque Tibère César, dont le Très-Haut veille à l’heureux déroulement de la vie, à tous, salut. Siégeant en notre tribunal, au service de la justice et de la synagogue du peuple juif, nous eûmes à juger de Jésus de Nazareth, cité devant nous pour propos et assertions inconsidérés tels que : « Il prétendait être le Fils de Dieu, bien que né d’une pauvre et misérable femme ; il se disait roi des Juifs ; il se vantait de détruire le temple de Salomon, soulevant en outre le peuple contre la vénérable religion de Moïse. » Après examen de tous les griefs énoncés à son égard, et à l’issue d’une délibération sanctionnée par un vote, nous avons décrété contre lui la condamnation au gibet de la croix, en compagnie de deux voleurs. Allez, il est à vous.

Je ne voudrais pas oublier de rapporter une chose digne d’être retenue, à propos de ce jugement que je cite ici. Un frère du mont Sion me fit voir un texte figurant au dos d’un vieux parchemin, dans lequel le gouverneur Pilate s’excusait personnellement auprès de l’empereur Tibère et utilisait à l’encontre des Juifs des termes qui les accusaient gravement. Voici cette lettre[208] :

Ponce Pilate, à l’empereur Tibère.

Ponce Pilate, à Claudius, salut.

La preuve a été faite par moi, il y a peu, que les Juifs, mus par la jalousie, ont scellé pour eux-mêmes et pour leurs descendants une cruelle condamnation. Celui-là même dont les pères avaient reçu la promesse que leur Dieu enverrait son saint sur terre en le faisant naître d’une femme, ce qui lui vaudrait de mériter le titre de leur roi, a été, sous mon mandat, effectivement envoyé en Judée. Lorsqu’ils l’ont vu guérissant les lépreux, faisant se lever les paralytiques, chassant les démons, ressuscitant les morts, commandant aux vents, marchant à la surface de la mer, et accomplissant quantité d’autres miracles, les princes des prêtres furent pris de jalousie contre lui. C’est pour cela qu’ils me l’ont livré, sous des prétextes divers plus mensongers l’un que l’autre ; il était selon eux un mage, il incitait à la rébellion contre leur propre religion. J’ai cru que les faits étaient bien ce qu’ils en disaient. Pour leur plaire, je l’ai fait flageller, eux l’ont crucifié, et des gardes furent placés à l’entrée de son sépulcre. Mais lui, alors que c’étaient mes propres soldats qui montaient la garde, ressuscita le troisième jour. La perfidie des Juifs, qui brûlait leurs cœurs contre lui, était telle qu’ils proposèrent de l’argent aux gardes pour qu’ils disent que c’étaient ses disciples qui avaient enlevé le corps. Mais eux, qui n’avaient pas la force de réaliser eux-mêmes ce qui avait été fait, ont juré qu’il était bien lui-même sorti de son tombeau, qu’ils avaient bien vu des anges, et qu’ils avaient reçu de l’argent offert par les Juifs. Si je t’envoie ce courrier, c’est pour que personne ne tienne pour vraie la version mensongère des Juifs.

Je prie les lecteurs de bien vouloir me pardonner la longueur de ce rapport.

[45v.] Quand nous eûmes franchi cette arche constituée de grosses pierres de taille, à petite distance de cet endroit, on nous montra une belle pierre carrée encastrée de chant dans le mur, à droite ; c’est la pierre même sur laquelle la glorieuse Vierge Marie resta longtemps en pâmoison, lorsqu’elle s’évanouit au moment où elle rencontra son fils Jésus qui portait sa Croix. Que tous les lecteurs sachent bien que cette pierre-là était restée, depuis le temps où Notre-Seigneur souffrit sa Passion, reposant à plat sur le sol au milieu de la rue jusqu’à une date récente, où le gardien de Sion offrit de l’acheter pour deux cents ducats d’or au soubachi, afin de l’installer dans l’église de Sion, et de l’y faire révérer et honorer, mais il se heurta à une fin de non-recevoir. Du moins obtint-il du soubachi l’autorisation de faire dresser cette pierre dans la muraille, pour éviter qu’elle ne soit foulée aux pieds et piétinée par ces maudits chiens exclus de la communauté chrétienne[209]. Cette autorisation lui coûta cinquante ducats qu’il régla audit soubachi.

Tout au bout de la rue, on nous montra l’endroit précis où Notre-Seigneur s’affaissa et tomba sous le poids de Sa grosse Croix. Voyant les femmes de Jérusalem pleurer, il leur dit : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez bien plutôt sur vous-mêmes, etc. » Un peu plus loin, au carrefour où aboutit le chemin, est situé l’endroit où les Juifs invitèrent Simon le Cyrénéen à aider Jésus à porter Sa Croix. Un peu plus loin, on trouve l’emplacement où Notre-Seigneur pardonna ses péchés à Marie-Madeleine. À un coin de la rue, vers l’est, à main gauche, on voit encore, bien apparente, la maison du mauvais riche[210] qui refusa de faire l’aumône au pauvre lépreux dont le corps était couvert de pustules, de plaies et d’ulcères. Tout laisse croire que c’est à l’intérieur un superbe et merveilleux bâtiment.

À quelque distance, sur cette route, à main droite, vous trouvez l’escalier de quatorze ou quinze marches, qui conduit à la maison de la sainte femme Véronique, qu’elle descendit pour se trouver sur le chemin de Notre-Seigneur. C’est là qu’elle essuya sa précieuse face d’un linge blanc, sur lequel s’imprimèrent miraculeusement les traits et la propre image de Jésus-Christ, comme cela peut encore être vu de tous à l’intérieur de Saint-Pierre de Rome, et qui constitue une relique et un joyau de fort grand prix[211].

De là, nous passâmes dans une rue recouverte de magnifiques voussures, à la mode antique du tout-Jérusalem, destinées à [46] préserver de la forte chaleur ; elles sont uniquement percées d’ouvertures carrées de quatre pieds de côté, par où filtre le jour. Ladite rue est à main gauche, quand on prend la direction du Midi. C’est de là que nous fut montré le puissant, merveilleux, glorieux, magnificentissime, riche et somptueux temple de Salomon. L’entendement d’un grand savant serait rapidement mis dans l’incapacité d’entreprendre la description de la magnificence du bâtiment. Nous restâmes là un long moment, sans pouvoir le quitter du regard, tellement il était beau. Nous pouvions facilement le voir du dehors, car, d’une pierre, me semblait-il, que j’aurais jetée, j’aurais pu l’atteindre dans sa partie intérieure, là où il y a tant de lampes allumées, jour et nuit, que l’éclat de leur rayonnement est une pure merveille. Il y a là (selon les propos de notre interprète maure) plus de cinquante hommes, chaque jour, dont la seule occupation consiste à alimenter les lampes en huile, et à veiller à ce qu’elles restent allumées, en les maintenant en bon état de fonctionnement et en les entretenant comme et quand elles le requièrent. Pour ce travail, ils perçoivent un bon salaire. Quand ce sera le temps et le moment, avant de quitter Jérusalem, je vous en ferai une approche de description, au plus près possible de la vérité que j’aurai pu en apprendre et découvrir, à la fois à partir de mes propres notations visuelles et des sources écrites que j’aurai pu consulter[212].

En nous retournant, nous nous trouvâmes devant la porte de la prison dans laquelle saint Pierre avait été incarcéré ; sur l’huisserie, en pierre de taille, tout autour, sont visibles d’anciens rinceaux de feuillages entrelacés. Un peu au-delà, à main gauche, jouxtant une ancienne arche de portail, sous laquelle il faut passer, il y a la belle maison où naquit saint Jean l’Évangéliste. C’est là, il y a un temps, qu’étaient hébergés les pèlerins. Mais, à présent, ils le sont à l’hôpital Saint-Jacques-le-Majeur, comme cela a été précisé ci-devant. C’est là que, pour cette fois, il fallut nous rendre, tous fort fatigués de chaleur et accablés de faim et de soif. Il fallut nous y contenter de la collation qu’il plut à Notre-Seigneur de nous réserver, réfection bien légère et sans grande débauche, comme vous pouvez bien vous l’imaginer. À fin de recueillement, je me rendis, tout « seulet », dans l’église de notre lieu d’hébergement qui est merveilleusement belle, de type arménien. L’ensemble du chœur, là où se tiennent les moines pour chanter, est surmonté d’une verrière, en forme de coupole de dix pieds de diamètre, constituée d’un assemblage de verres taillés de forme cylindrique, fort habilement réalisée[213]. Contigu au chœur, à main gauche, il y a un petit autel sous lequel est situé l’emplacement même où saint Jacques le Majeur fut décapité, par ordre et décret du roi Hérode Agrippa. Cet endroit est l’objet de grande dévotion de la part des Chrétiens. Voici transcrite ici l’inscription en latin qui y figure : [46v.]

Notez bien, vous qui êtes pèlerins et vous qui adhérez à la foi au Christ, que l’église où vous êtes porte le vocable de Saint-Jacques-le-Majeur, fils de Zébédée, frère de saint Jean l’Évangéliste, et fils de Marie Mineure, sœur de Marie la mère du Christ, qui fut, sous le règne d’Abiatar, grand pontife pour cette année-là, sur ordre du roi Hérode Agrippa, décapité sous l’autel de cette petite chapelle, dont le corps fut transporté miraculeusement en Galice[214] à bord d’une embarcation sans rameur ni quelque aide que ce soit si ce n’est celle de Dieu, et après avoir été mis dans un bloc de pierre finit par se transmuer en cire liquide. Le même sort en outre fut réservé à Josias le scribe.

Le jeudi, dixième jour d’août, fête de monseigneur saint Laurent, dans un grand élan de dévotion, nous nous rendîmes tous au mont Sion, nous préparant, nous les gens d’Église, pour la plupart à célébrer la messe, dans l’attente de la bonne nouvelle qui nous serait signifiée d’entrer dans le Saint-Sépulcre. Effectivement, monseigneur le gardien de l’hôpital nous octroya l’autorisation, au nom du pouvoir de notre Saint-Père le pape, de prendre chacun un confesseur, à notre choix selon notre langue d’origine, afin d’obtenir de lui l’absolution plénière de toutes les fautes commises, quelles qu’elles aient été, pour pouvoir avec plus de joie, en toute humilité et sainteté, pénétrer dans le Saint-Sépulcre. Nous croyions que nous pourrions y entrer le soir même, mais monseigneur le soubachi, représentant à Jérusalem du Grand Turc, différa quelque peu la chose, la raison en étant que notre capitaine (plein de ruse et de subtilités comme un singe de quinze ans) ne se souciait guère de nous présenter audit monseigneur le soubachi avec toute la diligence nécessaire, et aussi que nous avions en notre compagnie un certain nombre de femmes qui n’avaient guère de quoi régler la redevance qui était demandée. C’est ainsi que lorsque tout fut terminé, oraisons, messes et prières, il nous fallut rejoindre notre lieu d’hébergement et y attendre le bon plaisir dudit soubachi.

Le lendemain vendredi, onzième jour d’août, sur le coup de six heures du matin, chacun de nous, fort dévotement, se retrouva au mont Sion. Qui le voulut célébra la messe. Alors il nous fut signifié d’avoir incontinent à nous regrouper et bien en ordre pour nous rendre en ce lieu tant désiré qu’était le Saint-Sépulcre. De fait, sans plus attendre, chacun de nous retourna dans sa chambre pour y prendre les tapis de Turquie et les petits coussins de coton que l’on nous avait distribués pour nous servir de couche et d’oreiller lorsque nous serions au Saint-Sépulcre la nuit suivante.

Tandis que nous allions traversant les rues en rang les uns derrière les autres, [47] c’était merveille d’entendre les propos et de voir les gestes fielleux de tous ces Mahométans sectateurs de la monarchie de Lucifer, qui ne poussaient toutefois pas l’audace ni la hardiesse à aller jusqu’à s’en prendre à nos personnes, parce qu’ils voyaient que nous avions pour nous guider et nous conduire leur maître et seigneur qu’accompagnaient un groupe de dignitaires et quelques autres appartenant à leur religion perverse. Parvenus devant ladite église, nous n’eûmes pas longtemps à attendre l’ouverture des portes par les responsables de l’administration de la ville. Nous y pénétrâmes alors pieusement, selon un ordre protocolaire réglé par le gardien de l’hôpital sous la conduite de qui nous étions, à savoir les religieux premièrement, deuxièmement les membres du clergé séculier, troisièmement les gens de la noblesse, les marchands et les autres, notamment les femmes, qui appartenaient à notre groupe de pèlerins, ou pour certaines d’entre elles, qui étaient de Jérusalem même.

Depuis le seuil immédiat de la porte nous nous mîmes en marche, sans exception, nu-tête, nu-pieds et à genoux jusque devant le Saint-Sépulcre construit à l’entrée du chœur de la vaste église. Parvenus là, et une fois les prières terminées, ceux qui avaient la pieuse intention de dire la messe s’y préparaient soit au Saint-Sépulcre, soit au Calvaire, soit en la chapelle Notre-Dame. Cette dernière est desservie par les religieux de rite latin dudit couvent de Sion, par roulement mensuel de quatre. Lorsqu’ils ont accompli cette rotation d’un mois complet, le gardien de l’hôpital les rappelle et il en renvoie quatre autres pour les remplacer. Durant tout le temps où ils y sont assignés, ils assurent le service divin chaque jour par la pieuse récitation des sept heures canoniales et la célébration de la messe. Ils sont fort décemment approvisionnés en produits de qualité : pain, vin, viande, etc. Ce sont eux-mêmes qui nous en ont donné confirmation.


Déroulement rituel du « pèlerinage » à l’intérieur du Saint-Sépulcre[215]

Cedit jour, onzième jour d’août, aux environs de l’heure de vêpres, il y eut une belle et solennelle procession à laquelle prenaient part tous ceux qui visitaient les vénérés lieux constitués par l’église du Saint-Sépulcre. (a) Voici relaté le détail de la cérémonie :

En tête, le gardien de l’hôpital, revêtu du surplis porté sur son habit, suivi de ses frères, et nous derrière eux, allions deux à deux, tenant en main un grand cierge de cire vierge allumé. Au pied du Saint-Sépulcre, le gardien de l’hôpital, qui était un homme de grande sainteté, entonna le Salve regina, mater misericordiae à haute voix, repris en chœur par chacun de nous, du moins par ceux qui le connaissaient. Les autres priaient avec toute la ferveur dont ils étaient capables. C’est de cette façon que nous nous rendîmes en procession jusqu’à la chapelle Notre-Dame, du côté gauche du chœur (b), qui est le lieu où Notre-Seigneur Jésus apparut à Sa mère la première le jour de Sa Résurrection.

[47v.] Le Salve regina terminé, fut dit le verset : « Priez pour nous, sainte mère de Dieu, afin que nous soyons dignes, etc. », suivi de l’oraison : « Dieu, qui par la Résurrection de Ton Fils unique, Ton fils Notre-Seigneur Jésus-Christ, as daigné remplir de joie Ta famille, accorde-nous, nous T’en prions, grâce à l’intercession de Sa vénérable mère Marie, de connaître les joies de la vie éternelle. Par le même Seigneur, etc. » Dans cette chapelle Notre-Dame, sur le côté droit, enfermé à l’intérieur d’une fenêtre à barreaux de fer, il y a une partie de la colonne à laquelle on avait lié notre Sauveur Jésus durant le temps de sa flagellation. Il y a là l’obtention d’une indulgence en rémission plénière « du châtiment et de la faute ». En cet endroit, on chanta l’antienne suivante : « Pilate s’empara de Jésus, Le fit attacher solidement à la colonne et ordonna qu’on Le flagellât… » Verset : « Il accepta de supporter vraiment sur Sa personne nos propres faiblesses. » Répons : « Et Il prit sur Lui-même nos propres douleurs. » Oraison : « Assiste-nous, Christ Sauveur, par le châtiment de Ta flagellation et par l’éclaboussure de Ton précieux sang répandu goutte à goutte, efface nos péchés, accorde-nous Ta grâce, protège-nous de tout péril et de toute adversité, et conduis-nous aux joies de la vie éternelle. Toi qui vis et règnes avec Dieu le Père dans l’unité du Saint-Esprit qui est le même Dieu, à travers tous les siècles, etc. » De l’autre côté, à gauche de l’autel, il y a une fenêtre identique à la première, en laquelle sainte Hélène fit poser et enfermer une grande partie de la Vraie Croix. Il y a là l’obtention d’une indulgence de sept ans et sept quarantaines.

Au pied du grand autel de cette chapelle Notre-Dame, se trouve l’endroit (c) où sainte Hélène fit apporter, afin d’identifier celle de Notre-Seigneur, les trois croix et un cadavre. Sur le corps, on fit poser la croix du mauvais larron nommé Gestas, pour savoir si c’était celle du vrai Messie, mais sans résultat. Ensuite, de la même façon, on installa la croix du bon larron nommé Dismas. Aucun miracle ne se produisit. On mit sur le corps ensuite la troisième croix. Incontinent, par un effet de la grâce divine, le mort ressuscita. La conclusion fut immédiatement établie que c’était Dieu qui avait permis de reconnaître la Vraie Croix de notre Sauveur Jésus. La preuve de la vérité était établie.

Quittant la chapelle, après avoir descendu quatre marches d’un escalier, on trouve une pierre de marbre de forme ronde, percée en son milieu d’un minuscule trou de quatre doigts de diamètre. (d) C’est l’endroit où Notre-Seigneur, après Sa Résurrection, apparut à Madeleine, habillé en jardinier. Un peu plus loin, à douze pieds de distance, il y a la même pierre, mais sans trou ; c’est là qu’était Marie-Madeleine quand elle vit Jésus-Christ sous Son déguisement et qu’elle Lui dit : « Seigneur, si c’est Toi qui l’as enlevé, dis-le-moi, etc. » (e) Elle reconnut à la voix que c’était Notre-Seigneur. Comme elle voulait L’approcher et Lui baiser les pieds, [48] Notre-Seigneur lui répondit aimablement : « Femme, ne me touche pas. » En cet endroit, on chanta l’antienne suivante : « Jésus ressuscité à la première heure du sabbat apparut d’abord à Marie-Madeleine de laquelle Il avait chassé sept démons. » Verset : « Marie, ne me touche pas. » Répons : « Je ne suis pas encore monté auprès de mon Père. » Oraison : « Très bienveillant Seigneur Jésus-Christ, l’alpha et l’oméga, Toi qui à la première heure du sabbat T’es montré plein de tendresse à Marie-Madeleine qui pleurait en silence, lorsque Tu T’es adressé à elle de manière pleine d’affection, et que Tu lui as montré un visage accueillant, accorde-nous, à nous qui sommes Tes indignes serviteurs, de pouvoir contempler, par les mérites de Ta Résurrection, Ta Sainte Face pleine de grâce dans la gloire du ciel. Toi qui vis et règnes… »

Quittant ledit lieu, et longeant le chœur de l’église, à main gauche, après être passé devant les commodités et les latrines (f), nous pénétrâmes à l’extrémité de l’église, dans une petite chapelle voûtée comme mon dessin l’indique ci-contre[216], que l’on atteint en descendant un escalier de trois marches. C’est en cet endroit qu’on maintint emprisonné Notre-Seigneur durant le temps des préparatifs de son crucifiement (g). La chapelle comporte trois voussures dans le sens de la largeur, et deux dans celui de la longueur. Il y a là sept ans et quarante jours d’indulgence. À cet endroit-là, notre gardien entonna l’antienne suivante : « C’est moi qui t’ai fait sortir de ta captivité d’Égypte, en te soustrayant au Pharaon à travers la mer Rouge, et voici que c’est toi qui m’as enfermé dans un cachot obscur. » Verset : « Tu as brisé mes liens. » Répons : « Je T’immolerai une victime à Ta louange. » Oraison : « Seigneur Jésus-Christ, parure des anges et liberté des âmes, qui as voulu, pour la rédemption du monde, être fait prisonnier, enchaîné, mis au cachot, frappé, flagellé et couvert de crachats, accorde-nous, à nous qui sommes Tes indignes serviteurs, nous T’en prions, de recevoir avec joie, pour la gloire de Ton nom, châtiments et affronts, afin de mériter de participer à Ton amour. Toi qui vis, etc. »

Au sortir de cette chapelle, en prenant à partir de la partie arrière du chœur la direction de l’est, nous trouvâmes une autre chapelle où se tenaient les bourreaux qui clouèrent Notre-Seigneur sur la Croix et se partagèrent ses vêtements lorsqu’ils tirèrent au sort en jouant aux dés. (h) On y accède en montant un escalier de quatre marches. Là, on chanta l’antienne suivante : « Les soldats, quand ils eurent crucifié Jésus, s’emparèrent de Ses vêtements qu’ils se partagèrent. » Verset : « Ils se sont partagé mes vêtements. » Oraison : « Jésus-Christ, plein de bonté, qui pour notre rédemption, as été non seulement suspendu nu à la Croix, par les mains indignes des pécheurs, et qui as voulu mourir, mais as encore permis que Tes vêtements sacrés soient partagés et portés par d’autres, accorde-nous de mériter de T’être présenté à Toi, Dieu de vie et de vérité, dans la gloire des cieux, dépouillés de nos vices et parés de vertus. Toi qui vis et règnes, etc. » À une distance de six pieds de cette chapelle, on atteint, en descendant un escalier de trente marches, une belle petite église que madame sainte Hélène a fait construire (j) ; à présent, elle possède encore le siège de pierre où elle était assise durant la célébration de l’office divin. Le jour y pénètre par un trou, d’assez belle dimension, pratiqué dans la voussure. Vous trouvez ci-joint le plan concernant cette voussure.

[48v.] Au côté droit de cette chapelle, au bas des onze marches qui conduisent au pied du mont Calvaire, là où il y avait une fosse profonde (k), se trouve l’endroit où sainte Hélène (sur les indications de Judas Quiriacus[217]) fit procéder à des fouilles pour retrouver la Croix de Notre-Seigneur. On y découvrit les trois croix ; aussi ce lieu est-il l’objet d’une grande dévotion. Le pape Sixte lui a accordé l’indulgence de plénière rémission. Le lieu en question peut bien avoir en longueur vingt-deux pieds, en largeur seize. C’est dans la partie droite de ce creux que l’on retrouva le fer de la lance, la sainte couronne, l’éponge, les trois clous qui y étaient restés cachés et dissimulés par la volonté de Dieu (l). En l’honneur de cet emplacement fut chantée l’antienne qui suit : « Judas priait, disant : “Mon Dieu, montre-moi le bois de la Sainte Croix.” Partant du lac, il parvint là où reposait la Sainte Croix. Alleluia ! » Verset : « Ce signe de la Croix s’inscrira dans le ciel. » Répons : « Lorsque le Seigneur sera venu pour le jugement général. » Oraison : « Dieu, qui par l’éclatante invention de la Croix porteuse de salut, as révélé le miracle de Ta Passion, accorde-nous d’obtenir par le prix de ce bois porteur de vie, le droit à la vie éternelle. Toi qui vis, etc. »

Lorsque, remontant, nous eûmes rejoint la susdite chapelle Sainte-Hélène où son corps reposa longtemps, on chanta dans l’allégresse l’antienne suivante : « Sainte Hélène dit à Judas : “Comble mon attente, et vis assez longtemps pour pouvoir m’indiquer l’endroit appelé Calvaire, où se trouve cachée la précieuse Croix du Seigneur.” Alleluia ! » Verset : « Priez pour nous, sainte Hélène. » Répons : « Pour que… » Oraison : « Dieu, qui entre autres miracles de Ta puissance, renforces dans la personne du sexe fragile la vertu de l’intention droite, accorde-nous, nous T’en prions, de mériter, à l’exemple de la reine sainte Hélène grâce au zèle de qui Tu as daigné faire apparaître au jour le bois désiré de la Sainte Croix de notre roi, de découvrir immédiatement le Christ et de nous mettre à le suivre. Par notre Seigneur Jésus-Christ. » Revenus en haut, dans la grande église, à douze pieds de distance, à gauche, à partir de la sortie de l’escalier, il y a une chapelle qui contient un autel sous lequel se trouve la pierre ronde, en forme de colonne, sur laquelle le doux Jésus était assis dans la maison de Pilate, lorsqu’Il fut couronné d’épines (m) faites de joncs marins, quand on se moqua de Lui, qu’on Le souffleta, qu’on Le frappa, qu’Il fut l’objet d’outrages blasphématoires lorsqu’on L’interpellait en ces termes : « Salut, roi des Juifs ! » À ce lieu sont attachés sept ans et sept quarantaines d’indulgence. On y chanta l’antienne suivante : « C’est moi qui t’ai donné le sceptre royal, et c’est toi qui m’as mis sur la tête ma couronne d’épines. » Verset : « Tu as posé sur ma tête… » Répons : « Une couronne de pierres précieuses. » Oraison : « Seigneur Jésus-Christ qui, acceptant de souffrir pour le genre humain, as eu Ta tête sacrée recouverte d’une couronne d’épines et qui as répandu Ton sang pour le salut de l’humanité, tourne Ton regard vers nos indignes prières, pour que, nous écoutant dans Ta clémence, Tu nous accordes le pardon de tous nos péchés, nous T’en supplions par Ta souveraine et pieuse miséricorde. Toi qui avec Dieu le Père et le Saint-Esprit vis et règnes, Dieu, dans tous les siècles, etc. »

[49] Puis, du côté du couchant, vous trouvez immédiatement dix-huit marches (n) qui vous conduisent tout droit vers l’est, au mont Calvaire (o) dont voici le dessin[218]. Vous y voyez le trou, profond d’un bras, entouré d’une bordure de vermeil à quatre fleurons en forme de croix, assez grand pour que vous puissiez y mettre le haut de votre tête. C’est dans ce trou qu’était plantée la Sainte Croix de Notre-Seigneur (p) sur laquelle Il mourut et souffrit Son ignominieuse et douloureuse Passion pour notre Salut et Rédemption. Y a-t-il un homme si curieux qu’il soit, qui trouverait au monde un lieu plus somptueux et « dévotieux » que celui-là ? Le cœur de la créature humaine ne serait-il pas aussi dur qu’un diamant ou un rocher s’il ne se mettait pas à pleurer et verser un torrent de larmes, à la pensée que c’est Dieu qui lui a accordé la faveur de voir de ses propres yeux le lieu même où, par tendresse et amour pour nous, le créateur du Monde et l’Agneau innocent et n’ayant pas connu la tache d’iniquité, a offert Son précieux corps, sans l’avoir nullement mérité, pour racheter de l’éternelle damnation l’humanité entière, au centre du Monde, de façon que chacun pût en avoir pleine et entière connaissance ? Comme dit le psalmiste : « Il a accompli le salut des Hommes au centre de la Terre[219]. » Hélas ! vous, Chrétiens, qui devez à Dieu d’être doués de Raison, reconnaissez l’immensité du bien, du profit et de l’utilité dont vous avez bénéficié, du fait de votre délivrance et de votre amenée sur le chemin du salut grâce à l’effusion de Son précieux sang si plein de dignité, de noblesse et de grandeur, ce que l’on n’avait jamais vu et que l’on ne reverra jamais : le sang d’un corps conçu dans le ventre d’une femme vierge, et nourri au sein de la glorieuse Vierge Marie Sa digne mère, rempli de lait spirituel, sans avoir connu l’opération de la chair. Où sont ceux qui ne seraient pas touchés et débordant de dévotion à la vue d’une chose aussi glorieuse ? Ne seraient-ils pas pires que Judas, qui reconnut sa faute, si leur cœur ne fondait pas de contrition et ne répandait pas des torrents de larmes en demandant pardon à Dieu ?

Sachez vraiment que lorsque nous nous trouvâmes en ce lieu-là, chacun de nous, nu-tête, genoux en terre, nu-pieds, nous nous prosternâmes les bras en croix sur le pavé, implorant à haute voix, de toutes nos forces, et à grands cris, par plus de vingt fois, la miséricorde de Dieu. La clameur que nous faisions était telle qu’elle aurait couvert le grondement du tonnerre. Il y en avait un certain nombre qui restaient là, étendus comme s’ils étaient ravis en extase, à ce point qu’il fallut aller les relever par crainte de les voir tomber évanouis, tellement était grande l’ardeur de la foi qui les animait. Chacun de nous avait oublié toute notion de boire, de manger ou de satisfaire ses petits besoins personnels, tellement nos cœurs étaient remplis de la mort et de la Passion de notre Sauveur Jésus. À ce lieu est attachée l’indulgence de « trois fois pleine rémission de tous les péchés, quels qu’ils soient ».

[49v.] Veuillez bien noter que le trou de la Croix se trouve dans une grande marche de pierre qui a une hauteur de plus de deux pieds par rapport au niveau du pavement. À côté, à gauche, à environ six pieds de distance de ce trou (q), il y a la fente dans la roche qui s’ouvrit pendant la Passion de Notre-Seigneur, comme il en est fait mention en la Sainte Écriture : « Et les rochers s’ouvrirent[220]… » La fente fait en longueur six pieds, en largeur un, et en profondeur dix-huit, et se prolonge jusqu’au bas de la chapelle inférieure située sous ledit mont Calvaire. À l’heure actuelle, on remarque une sorte de plaque de couleur rougeâtre, comme du sang coulant goutte à goutte, au milieu de ladite roche, où brûle en permanence une lampe allumée nuit et jour et qui permet de bien mettre la fente en évidence. Derrière le trou, est fixé un vieux tapis de muraille représentant Jésus crucifié, plaqué contre le mur, le dos tourné vers l’Orient, dont les deux pieds apparaissent perforés de deux clous, ce qui laisserait supposer qu’il y en aurait eu quatre pour fixer Jésus-Christ à la Croix[221]. Sur l’autre mur, à gauche, il y a un bel autel magnifiquement réalisé en marbre, sur lequel put y dire la messe qui en eut le loisir. À douze pieds de cet autel, droit devant, on trouve un endroit somptueusement recouvert de mosaïque faite de belles dalles de marbre de couleurs bigarrées, de forme carrée dont chaque côté ferait environ huit pieds. C’est l’emplacement exact où l’on installa la vraie et glorieuse Croix sur laquelle notre Sauveur Jésus fut fixé et attaché au moyen des trois gros clous célébrés par la renommée (r), par les fourbes et maudits Juifs rongés par la jalousie. Il y a là aussi pleine rémission des péchés. Chacun de nous se prosterna sur le sol, les bras étendus en forme de croix. Sachez que celui qui savait quelque oraison à la Sainte Croix était loin de l’avoir oubliée en pareil lieu. Je ne voudrais pas manquer de mettre ici et de rédiger par écrit l’une de celles que j’ai eu beaucoup de labeur et de peine à fixer et à mettre en ma mémoire. La voici :

Oraison en langue vulgaire de l’âme humaine à la Sainte Croix de Jésus-Christ[222]

Bois éclatant de beauté, qui fus jadis dressé sur ce mont Calvaire, la malheureuse que je suis vient se mettre sous ta protection, afin d’échapper à la captivité [50] du noir cachot de mes ennemis. Du vrai salut, c’est toi qui es la dispensatrice, titre prestigieux « signé » de trois clous glorieux plus éclatants que le soleil au firmament, qui te vaudront d’être adorés de tous. Pour ce qui est de moi, de tout mon être, me voici sous ta protection, tendant vers le ciel mes deux bras ; tu vois combien je suis persécutée et poursuivie sans relâche par mes ennemis.

Reçois-moi, je t’en prie, à l’ombre de tes branches.

Le faux serpent, plein de malice, depuis l’Antiquité, continue à vomir sur cette terre son glacial poison, et en telle abondance que tous nos sens en portent la blessure. La tentation, l’ennemie universelle, n’a aucune part au doux fruit du Salut que toi tu répands, plein de suavités et de délices. L’âme, infectée de ce vicieux venin, en mourra contaminée, j’en ai la certitude, ô arbre paré de toute beauté. Port où l’on aborde plus sûrement qu’en empruntant toutes les autres passerelles, ma soif est plus vive que celle du cerf en la prairie, à la recherche, la gueule grande ouverte, de l’eau des ruisseaux.

Reçois-moi, je t’en prie, à l’ombre de tes branches.

Celui qui goûtera à la suavité du fruit que tu te plais à répandre échappera à la mort et parviendra à l’immortalité de l’éternité, car en toi il n’y a que vie, paix et gloire. [50v.] Cèdre divin, à la magnificence inégalée, tu as été, en ton tronc radieux, un nid pour le pélican répandant à jamais son sang sur l’Humanité vouée à la mort, afin de la faire revivre et de lui faire puiser sa force dans la vigueur de tes branches. Morte je suis. Redonne-moi la vie. Jamais aucune forêt ne fut dotée d’une pareille ramée.

Reçois-moi, je t’en prie, à l’ombre de tes branches.

Élie, l’homme de Dieu et d’équité, voulant échapper à Jézabel la reine de l’horreur, son ennemie, s’endormit en toi, c’est avéré. Tiré de son sommeil par un pain apprêté par Dieu, il prit sa course, ce qui est une chose notoire, jusqu’à la montagne de Dieu de prestigieuse renommée, ayant recouvré ainsi ses forces en mangeant de ce pain nourrissant, signifiant par là qu’il faut faire se reposer en toi celui qui veut mener à bien ses étapes journalières, afin d’éviter les revanches du diable, en mangeant le pain au goût de fumée de cendres, qui est la chair sacrée de Jésus-Christ.

Reçois-moi, je t’en prie, à l’ombre de tes branches.

Prince des Cieux, je viens adorer ta Croix tant vénérée. Tire-moi du fond de l’abîme du péché qui souille mes blanches mains. Sans ton secours, je suis une âme damnée. Je veux m’endormir sous ta verte feuillée.

Reçois-moi, je t’en prie, à l’ombre de tes branches.

Amen.

[51] Sur le pilier du milieu soutenant les quatre voussures, tout droit devant le tableau de Jésus crucifié, à environ huit pieds de distance du trou du mont Calvaire dans lequel fut plantée la Sainte Croix, on relevait :

Élégie de Jean Flamand, prêtre du diocèse de Boppard[223], au tableau du Sauveur en croix

Ah ! Combien il faut pleurer, combien il faut gémir sur ce corps où s’est dissimulée la véritable gloire d’un grand Dieu.

Donne-moi maintenant assez de larmes, de gémissements, de soupirs, de pleurs pour pouvoir, ô Christ, me lamenter sur Ta mort.

Ah ! malheureux que je suis, à voir Tes membres bleuis, recouverts d’affreuses blessures. Ta poitrine sacrée s’ouvre, béante, sur une effrayante plaie.

Ta tête, sur un front plein de calme, est recouverte d’une couronne de redoutables épines, et Ta face est tuméfiée sous le coup d’une taillade impie.

Tous Tes membres sont endoloris, tout trempés de sang vermeil ; aucun endroit, sur la totalité de Ton corps, ne reste exempt de blessure.

Qui pourrait me donner ces larmes, ces gémissements, ces soupirs, ces pleurs ? Ô douleur, ô amour, tout baigne dans le sang !

Ah ! Quelle affliction, quel sujet de pleurs que ce meurtre qu’aucun poème ne pourrait déplorer.

Grand Dieu, quelle bonté faut-il qu’il y ait en Toi pour accepter le supplice de la Croix à cause de mes fautes à moi ?

C’est ici, misérable pécheur, qu’il te faut répandre des larmes amères, et frapper ta poitrine de pierre d’une clémente main.

C’est ici qu’il te faut, suppliant, offrir tes gémissements sur l’autel de la piété, où se trouve le remède à tes blessures.

Sois plein d’indulgence pour moi, vrai roi, ô Christ, dans Ta grande clémence, et accorde-moi le pardon de mes erreurs et de mes crimes.

Accorde-moi la grâce de pleurer mes péchés dans un flot de larmes pleines de sincérité.

Accorde-moi la grâce, je T’en prie, de participer moi aussi au « portement » de Ta Croix.

Telos

Au lecteur :

Arrête-toi, lecteur, même si tu es pressé. Regarde celui qui est ici suspendu. Et prends le temps de lire, jusqu’au bout, d’un cœur plein de piété, ces élégiaques distiques.

[51v.] Au même endroit, sur un autre panneau, on trouve reproduite une autre oraison faite et composée par monseigneur saint Jérôme ; il ne faut pas oublier de la faire figurer ici dans nos notes, pour que les vrais amateurs de sainteté trouvent en ce Saint Lieu un motif de plus de dévotion.

Oraison de saint Jérôme

Jésus le Nazaréen, roi des Juifs, Dieu de sainteté, de force, de miséricorde, sauveur de l’Homme admirablement créé, plus admirablement encore racheté par Toi, lorsque le temps de Tes prodiges et de Tes miracles fut terminé. Quand l’annonce de Ta doctrine fut accomplie, Tu fus capturé, moqué, flagellé, couronné et accusé de mille opprobres, Tu portas sur Tes propres épaules l’emblème triomphal de la Croix depuis la Sainte Cité jusqu’au Golgotha, c’est-à-dire au mont Calvaire, emmené par les licteurs et accompagné des Saintes Femmes en pleurs ; parvenu en ce lieu, Tu fus abreuvé de vinaigre et de fiel, dépouillé de Tes vêtements, Tes saints membres endurèrent la Passion sur le bois grossier de la Croix, et Tu fus crucifié entre deux voleurs. Tu as ainsi miséricordieusement et de façon admirable accompli l’œuvre de notre Rédemption en T’offrant à Ton Père pour les péchés du genre humain, en victime de salut et en holocauste du soir. Par toutes ces moqueries dont Tu fus l’objet, par ces souffrances, par ces mystères par lesquels Tu as purgé le Ciel et la Terre, nous implorons Ton immense clémence, afin que Tu nous façonnes pieusement sur le modèle de Ta Passion et de Ta mort, et que Tu nous fasses participer à Ta très sainte Rédemption, Jésus-Christ, Sauveur du Monde, qui avec Dieu le Père et le Paraclet, vis, règnes et gouvernes à travers tous les siècles des siècles. Amen.

Une fois que furent terminées toutes ces oraisons, ainsi que beaucoup d’autres (il faudrait trop de temps pour les consigner ici à l’attention des lecteurs), et que chacun de nous eut accompli son devoir le moins mal possible ou de la meilleure façon dont il était capable, et pris l’engagement d’adopter pour l’avenir une règle de vie meilleure que celle qu’il suivait jusque-là, afin d’obtenir les grandes indulgences dont on ne peut se faire une idée, nous reprîmes notre procession en suivant l’ordre adopté jusque-là. Alors, monseigneur le gardien entonna l’antienne qui suit : « C’est ici le lieu où fut suspendu à la Croix le salut du Monde, venez, adorons… » Verset : « Nous T’adorons, ô Christ, et nous Te bénissons. » Répons : « Parce que, par Ta Sainte Croix, Tu as racheté le Monde. » Oraison : « Seigneur Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, Tu as immortalisé le lieu sacré où nous sommes pour le salut du genre humain par Ton précieux sang, où Tu as voulu que l’on Te conduise à la troisième heure et où Tu as permis que les soldats Te dépouillent de tes vêtements. C’est là ensuite, à la sixième heure venue, alors que Tu étais suspendu à la Croix, que Tu as prié pour les pécheurs, et que Tu as confié Ta mère la Vierge de douleurs à l’apôtre vierge. Enfin, c’est là encore à la neuvième heure [52] que Tu as remis Ton esprit, en criant, priant et pleurant, entre les mains de Ton Père. C’est là même toujours que Tu as supporté que Ton corps très saint soit perforé par une lance. Accorde-nous, nous T’en prions, à nous qui avons été rachetés par Ton précieux sang, et qui célébrons la mémoire de Ta Passion, de pouvoir jouir du bénéfice de cette Passion, Toi qui vis et règnes avec Dieu le Père dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen. »

Lorsque nous eûmes ainsi rendu louange au Rédempteur de l’Humanité, nous revînmes sur nos pas, et descendîmes les dix-huit marches pour venir visiter une belle et jolie chapelle située sous le mont Calvaire. Son entrée est située à l’ouest. Des travaux de creusement, de terrassement et de fouilles y ont permis la mise à jour du crâne de notre premier père Adam, quoique l’Écriture Sainte affirme qu’il avait été inhumé au Val d’Hébron. Mais ce sont les eaux du Déluge qui l’ont déplacé et déposé en cet endroit, pour bien faire connaître que celui qui avait commis la faute serait placé au même endroit que celui qui devait racheter l’Humanité entière par Sa mort et Sa Passion. Dans cette chapelle, il y a un bel autel, et la fissure de la roche qui la recouvre se prolonge jusqu’à son pavement. À la sortie, vous trouvez les sépultures des victorieux rois chrétiens, c’est-à-dire Godefroy de Bouillon et Baudouin son frère (s), ceux-là mêmes qui par leurs prouesses et leur courage firent la conquête de la Terre Sainte et la ramenèrent dans le giron de notre sainte religion catholique. Chaque sépulture repose sur quatre petits piliers de pierre ; le sarcophage est fait fort honnêtement comme il se doit pour des princes de ce rang, mais non point de façon aussi somptueuse que celle de nos rois en nos pays et régions. Je suis par ailleurs fort étonné que les Turcs et les Sarrazins les gardent ainsi dans leur intégrité. Sur ces sarcophages, on peut lire les épitaphes suivantes, en caractères romains, même si les lettres sont en mauvais état et difficilement lisibles[224]. Voici le texte :

Épitaphe de Godefroy, duc de Bouillon

C’est ici que Godefroy, à la tête de l’expédition des Francs lancée à la conquête des Lieux Saints de Sion, gagna son éclatant titre de gloire. Terreur de l’Égyptien, déroute des Arabes, horreur des Perses, Roi élu, mais en refusant le titre et la couronne, il voulut rester le serviteur du Christ. Il mit tous ses soins à rendre ses droits légitimes à Sion, [52v.] à faire respecter les préceptes de la vraie religion catholique, son dogme et son droit, à anéantir radicalement le schisme, à imposer notre Foi et ses règles. Miroir de la chevalerie, force du peuple, ancre des clercs.

Épitaphe du roi Baudouin, frère et successeur de ce même Godefroy

Le roi Baudouin, second Judas Macchabée, espoir de la terre de nos pères, force de l’Église, puissance de l’une et de l’autre, redouté de Cédar[225] et de l’Égypte, de Dan[226] et de Damas la tueuse d’hommes qui lui payaient tribut, ô douleur, est enfermé ici dans ce pauvre et minuscule tombeau.

À l’extérieur de cette chapelle, en face du portail, au sud et en-dessous du Golgotha que nous appelons mont Calvaire, à environ un jet de pierre en arrière de la Croix de Notre-Seigneur, c’est là que se tenait, pleine d’affliction, la Vierge, mère de Jésus, accompagnée de monseigneur saint Jean l’Évangéliste et des autres Marie (v)[227]. C’est de là qu’elle assistait à toutes les ignominieuses et méchantes injures que l’on faisait à son cher enfant. Imaginez son angoisse, sa douleur, sa tristesse, sa peine, son tourment, son affliction de voir Celui qu’elle avait si tendrement allaité, alimenté et élevé, agonir sans cause ni raison, confondu avec deux voleurs de part et d’autre de la Croix, et mourir. Ô, vrai Chrétien qui désires parvenir en ce séjour de salut que le Sauveur du monde t’a réservé le jour où il monta aux cieux, ne veux-tu point pleurer et te joindre et tenir compagnie à Sa glorieuse mère en pleurant et en gémissant avec elle ? Aurais-tu un cœur assez endurci pour n’avoir ni pitié ni compassion pour cette pauvre femme désolée et à ce point affligée ? Considère qu’il n’y a pas une femme au monde qui ne souffrirait le martyre si elle assistait, de ses propres yeux, à la mort de son fils, à plus forte raison elle qui savait que Son enfant était vrai Dieu et vrai homme, Fils de Dieu le Père tout-puissant, conçu en son ventre virginal par l’opération du Saint-Esprit, sans intervention charnelle. Sa douleur, à elle, ne devait-elle pas être plus grande que la douleur de toute autre femme ? Si assurément ! C’est de tout notre cœur que nous devons nous laisser aller à gémir et à pleurer avec elle.

C’est encore en ce lieu que Joseph et Nicodème, lorsqu’ils eurent enlevé et descendu Notre-Seigneur de la Croix [52v. bis], Le lui apportèrent et mirent précieusement sur ses genoux, mort, en l’état où Il était (t). Croyez bien que cela ne fut pas sans donner un nouveau cours à ses douleurs anciennes. Puis ils L’enveloppèrent dans un beau linceul blanc après avoir embaumé le corps d’aromates. En souvenir de la dignité et excellence de ce lieu, l’emplacement a été revêtu de beaux menus carreaux de marbre de diverses couleurs. On a là « plénière rémission » de ses péchés. En signe d’excellence attribuée à cet emplacement, sont suspendues à la voûte sept lampes toujours allumées, soit autant qu’il y a de communautés chrétiennes auxquelles incombe le service divin audit lieu, ce qui vous sera plus amplement expliqué sous peu. C’est là que tous, nu-pieds, à genoux, la tête découverte, les mains jointes, tournés vers le mont Calvaire, demandant à Dieu pardon et miséricorde en honneur à Notre-Dame de Pitié, le gardien et les gens d’Église chantèrent l’antienne qui suit : « Telle une huile parfumée, Ton nom S’est répandu. C’est pourquoi les toutes jeunes femmes T’ont voué un amour infini. » Verset : « Tu as aimé la justice et Tu hais l’iniquité. » Répons : « C’est pourquoi Dieu T’a revêtu de son onction. » Oraison : « Très doux Jésus-Christ, qui as rabaissé Ton corps sacré au niveau de la dévotion de Tes fidèles et qui, en Te montrant sous Ton vrai jour de roi et de prêtre, as voulu recevoir la marque de ces mêmes fidèles, accorde à nos cœurs, grâce à l’onction du Saint-Esprit, de pouvoir être continûment préservés de toute souillure du péché, Toi qui avec le Père et le Paraclet vis et règnes, Dieu, dans tous les siècles. »

Après cela, nous regagnâmes, pieusement regroupés et dans une belle ordonnance, le Saint-Sépulcre, là où nous avions débuté notre procession. Nous nous avancions, chantant à haute-voix la belle oraison pascale suivante : « J’ai pourvu au repas de l’agneau », du début à la fin. L’hymne terminé, l’antienne qui suit fut chantée : « Celui que la totalité du monde ne peut contenir, voici qu’Il est emprisonné sous une pierre, et qu’après avoir vaincu la mort Il a brisé les serrures qui cadenassaient l’enfer. » Verset : « Le Seigneur a surgi hors du sépulcre, etc. » Oraison : « Seigneur Jésus-Christ qui, à la tombée du jour, quand Tu fus descendu de la Croix, fus déposé entre les bras de Ta très douce mère (selon notre pieuse tradition), qui à la dernière heure de ce même jour as accepté de bon cœur que Ton corps fût transporté dans ce sépulcre sacré, qui, le troisième jour, vainqueur de la mort, en es sorti glorieux, et as ordonné aux anges, témoins de cette résurrection, d’apparaître, et as consolé Marie-Madeleine en larmes qui Te cherchait, en se manifestant à elle la première en ce lieu même, accorde-nous, nous T’en supplions, à nous ainsi qu’à tous ceux que nous Te recommandons dans notre prière, et qui faisons mémoire de Ta Passion et de Ta mort, d’atteindre la gloire de Ta Résurrection. Toi qui vis et règnes avec Dieu le Père, dans l’unité du Saint-Esprit, Dieu, dans tous les siècles des siècles. »

[52 bis v.] Oraison de saint André[228], évêque de Jérusalem, qui doit se réciter sur le Saint-Sépulcre de Notre-Seigneur

Emmanuel, Dieu avec nous, principe et commencement souverain, alpha et oméga, Toi qui une fois accomplie l’œuvre de notre Rédemption, et après avoir incliné la tête, as rendu l’esprit au milieu des cris et des larmes, la déférence que nous Te devons nous met à Ton écoute. Lorsque, ayant obtenu du gouverneur qu’il leur remette Ton corps pour Lui donner une sépulture honorable, les deux justes Joseph et Nicodème T’eurent embaumé de myrrhe et d’aloès et mis dans un tombeau de marbre, enveloppé d’un linceul tout propre, dans le jardin à côté des deux prophètes, Tu apportais l’illustration éclatante de la prophétie de David qui disait : « C’est à cause de cela que mon cœur s’est réjoui, que ma langue exulta et qu’en outre ma chair reposera dans l’espérance, car Tu n’abandonneras pas mon âme dans les enfers, et Tu ne permettras pas que Ton Saint connaisse la corruption charnelle. » À peine la première lueur du jour apparaissait-elle, que Tu interpellas Ton Père : « Seigneur, tu m’as mis à l’épreuve, et maintenant tu me connais ; Tu connais la pause que je fais et ma Résurrection. » Il Te répondit : "Lève-toi, ma gloire, lève-toi, mon psaltérion et ma cithare. » Tu Lui répondis : « Je me lèverai quand le jour sera là. » Sitôt dit, sitôt fait. Ton âme, sortant des enfers, en emporta les dépouilles des saints, et Ton corps abandonna les habits avec lesquels Tu avais été enseveli, et homme nouveau, c’est-à-dire le Christ Jésus, de même nature, mais revêtu d’une seconde gloire, Tu fis sortir à Ta suite du tombeau les premiers des ressuscités, et Tu Te fis connaître par des signes et des preuves en grand nombre, fortifiant la foi, enseignant l’Église, invitant ceux qui Te suivaient à recevoir en outre le Paraclet. C’est à Toi, Dieu de gloire, que nous adressons nos très humbles prières, Te demandant, nous qui avons été avec Toi cloués sur la Croix et ensevelis avec Toi au Sépulcre, de nous remplir de Ton esprit, de nous confirmer dans Ta foi, et de même que Tu nous es apparu durant notre vie, nous apparaissions avec Toi dans la gloire, Jésus-Christ, Sauveur du monde, qui avec Dieu le Père et le Saint-Esprit vis, règnes et gouvernes dans tous les siècles des siècles. Amen.

Lorsque nous eûmes terminé nos oraisons avec toute la ferveur dont nous étions capables, nous commençâmes à refluer vers la chapelle de Notre-Dame, en chantant à pleine voix un Te Deum laudamus. Il avait été entonné par le gardien, nous l’avions repris à sa suite, et nous chantions ainsi. C’était là un concert étonnant à entendre, l’un bien, l’autre mal, un autre encore comme il savait, mais nous fîmes tant et si bien que nous en vînmes à bout. Alors chacun put s’adonner librement à ses petites affaires personnelles, à se préoccuper de grignoter quelque chose et à se mettre à la recherche d’un petit endroit à l’écart où dérouler son tapis pour y passer la nuit. Le cher gardien fit diligence pour nous faire livrer depuis le mont Sion du pain et du vin ; on pouvait se procurer le reste en l’achetant devant le Saint-Sépulcre aux vendeurs qui nous proposaient un certain nombre de produits qui étaient pour nous de première nécessité, des œufs, du raisin, des grenades, du pain, des figues, et d’autres choses encore mises sur le marché.

[53] Avant de poursuivre, il faut que je dise quelque mot concernant la topographie du Saint-Sépulcre. Les lecteurs se récrieront, peut-être, que je suis trop « bavard », mais je veux bien que l’on dise ce que l’on voudra. Le temps, pour l’heure, est entre Dieu et nous. Considérez et sachez bien ce qui suit. L’église dans laquelle se trouve le Saint-Sépulcre est vaste ; en effet elle englobe le mont Calvaire et quelques autres lieux, le tout étant couvert. L’importance à elle seule de l’église dépasse de beaucoup toutes les autres. Elle est de forme ronde, et a soixante-quatorze pieds, entre piliers, qui sont d’un marbre de la meilleure facture. C’est en son milieu que se trouve le Saint-Sépulcre de Notre-Seigneur, surmonté par une ouverture totalement ronde à ciel ouvert. Jouxtant le chœur de cette église, il y en a une autre nommée Balgatana, de forme très longue, mais à un niveau un peu plus bas. Toutes les deux se trouvent protégées par le même toit. La fosse où est le Saint-Sépulcre de Notre-Seigneur a huit pieds de long et autant de large, aux parois toutes entières revêtues de marbre, surmontée d’une coiffe superbement réalisée, supportée par des piliers de formes cylindriques aux belles moulures en saillie à la base, d’une richesse et d’une splendeur inégalables. La couverture, en plomb, est constituée de deux hémisphères parallèles, les faces intérieures dorées à l’or fin. Mais la roche qui est au fond est exactement celle qui existait au moment de la mise au tombeau. On y pénètre à l’est par une petite ouverture fort basse de trois pieds et demi de haut et seulement deux de large. Quand on entre, on trouve le Saint-Sépulcre à droite près du mur, côté nord ; il est recouvert de marbre gris. Sa longueur est de huit pieds, de la taille du creux du rocher, sa hauteur de trois environ par rapport au niveau du pavement. Mais quand on veut y dire la messe, on glisse par-dessus un beau plateau de bois pour en faciliter la célébration. Le local est clos de toutes parts, sans recevoir d’autre jour ni clarté que ce que fournit la petite entrée. Elle ne peut pas, à elle seule, assurer un grand éclairage ; aussi y a-t-il dix-huit lampes qui brûlent sans arrêt, ce qui fait que vous pouvez fort difficilement tenir le temps d’une messe, tellement est grande la chaleur qui s’en dégage. Pas plus de deux personnes, en plus du prêtre, ne peuvent y prendre place. Mais la ferveur est de telle intensité qu’il n’est pas de souffrance, quelle qu’elle fût, que les bons Chrétiens n’endurent. Ajoutez à cela un autre motif, c’est que vous avez sous les yeux le lieu inestimable où le corps de Notre-Seigneur est resté trois jours. Ce lieu vaut la « rémission plénière » de vos péchés.

[53v.] Devant le Saint-Sépulcre, il y a un endroit taillé dans la roche, vraie réplique du Saint-Sépulcre, de même longueur, de mêmes largeur et disposition, à la fois pour le dehors et le dedans. C’est pour cela que de l’extérieur on croit qu’il n’y a qu’une seule concavité, mais y a-t-on pénétré que l’on s’aperçoit facilement qu’il y a deux locaux séparés. C’est dans cette minuscule chapelle située sur le devant qu’entrèrent les saintes femmes le matin de la Résurrection, disant : « Qui nous roulera la pierre ? Y aura-t-il quelqu’un pour nous rouler la pierre qui ferme l’ouverture du monument ? » Un grand morceau de cette pierre se trouve aujourd’hui devant l’entrée de la fosse intérieure, où se tenait l’ange quand il dit aux Marie : « Venez et voyez, c’est là qu’on L’avait mis. Il est ressuscité et ne Se trouve plus ici. » L’autre morceau a été transporté au mont Sion en l’église du Saint-Sauveur, comme cela sera expliqué ci-après. Au dit Saint-Sépulcre vous trouvez un nombre étonnant d’inscriptions qui méritent de passer à la postérité, dues à la piété d’un grand nombre d’érudits. Voici le texte de l’une d’entre elles figurant sur l’ouverture qui donne accès à la première des deux chapelles[229] :

L’an mil quatre-vingt-dix-neuf, bien que l’armée des Croisés ait atteint à quinze reprises le Nil, les Francs, plus soucieux d’acquérir la vie sacrée, que de pacifier Acre, s’emparent de Jérusalem, emportés pour mener l’assaut par autant de bravoure que de courage.

[Sur l’huisserie du Saint-Sépulcre :] Toi qui passes devant ce sépulcre où je suis resté étendu mort, durant trois jours, après avoir subi ma Passion pour toi, regarde ce corps d’homme qui est le mien. Quand il eut anéanti le redoutable Béhémoth[230] en l’écrasant de ses pieds, et qu’il eut radicalement brisé les verrous du hideux Averne[231], il en fit sortir les siens et les entraîna à sa suite pour les installer au-dessus de la voûte étoilée du Ciel.

[Sur le plateau du monument :] C’est ici qu’est resté étendu, mort, celui qui par sa mort a détruit la mort. C’est ici que dormit le lion qui, du temps qu’il était éveillé, a poli l’Univers. Vous qui êtes ressuscités avec le Seigneur, et qui voulez atteindre les célestes demeures, recherchez la joie des choses du ciel. Le Christ, sortant de l’enfer, après avoir vaincu la mort, emporte vers les cieux les saintes troupes de nos Pères.

La ferveur de la foi qui se manifeste ici est si grande que personne ne pourrait se lasser d’en être le témoin, d’en parler ou d’entendre ce qui pourrait en être rapporté. Elle a donné lieu à tellement d’inscriptions que plusieurs cahiers ne suffiraient pas à les reproduire toutes.

[54][232] Dans cette église sacrée du Sépulcre de Notre-Seigneur sont présents sept communautés qui se réclament du Christ. Chacune d’elles y possède un endroit propre où elle s’honore d’assurer le service divin, tant de jour que de nuit. Elles possèdent plusieurs maisons religieuses, réparties par rite sur la Terre Sainte, et elles payent l’impôt au Turc. Bien qu’elles le fassent différemment de nous, elles servent Dieu, même si la manière dont elles le font n’a aucun rapport avec la nôtre. Je crois savoir, de façon certaine, que des changements interviennent en ces communautés, comme chez nous pour les frères de Sion.

Au premier rite appartiennent les Latins, c’est-à-dire les moines de Saint-François, dont la maison conventuelle se trouve au mont Sion. Ils occupent, dans ladite église du Saint-Sépulcre, une belle place, à savoir la chapelle de Notre-Dame, le mont Calvaire où est localisé l’autel situé près de la fissure de la roche, et en outre le Saint-Sépulcre. S’ils sont nommés ici les premiers de la liste, c’est à cause de la prééminence de la cour de Rome. Je vous assure, c’est la vérité, je ne me souviens pas avoir jamais rencontré un seul religieux fâché ou saturé du séjour fait par lui en pareil lieu.

Le deuxième rite est celui des Grecs. Pour la consécration, ils utilisent du pain azyme[233] et du pain levé, et leurs rites sont étonnamment différents de nos usages latins. Ce serait trop long de vous les énumérer et de les décrire. Cependant, apparemment, une grande dévotion les anime pour la célébration de leur office sacré. Ils font étonnamment abstinence ; ils sont tous moines noirs[234], leur patriarche réside à Jérusalem. Toutefois ils ont une grande vénération pour la cour papale de Rome, et ils croient – et l’affirment avec certitude – que, de même que l’Église d’Orient a été ruinée et réduite à une situation d’indigence, de même l’Église d’Occident, qui pour l’heure affiche avec insolence luxe et richesse, connaîtra à brève échéance un état de désolation. Les Grecs dont je vous entretiens ici occupent entièrement, dans le cadre de leur attribution, le chœur et le grand autel de l’église qui est l’emplacement le plus agréable qui soit (G). Au milieu du chœur, il y a un petit pilier, d’un pied de haut environ par rapport au niveau du pavement, percé d’un trou où peut prendre place un doigt d’homme ; selon eux, c’est là que se trouve le centre du monde habité (R), alors que pour la Sainte Écriture c’est le trou dans lequel fut plantée la Vraie Croix sur le mont Calvaire, qui se situerait à environ un jet de pierre. Pour une si petite distance, je ne veux pas entrer en contestation avec eux, ni ouvrir un débat sur la mesure de la Terre.

Le troisième rite est celui des Jacobites[235]. Ils sont bien représentés en Asie, au Val de Mambré[236], en Égypte et en Éthiopie. Il y en a un grand nombre jusque dans les Indes. Ils se font circoncire comme les Juifs. [54v.] Ils reçoivent le baptême de feu, comme nous ils utilisent le saint chrême, et portent une marque sur le front en forme de croix. Ils se confessent à Dieu seul, dans quelque coin d’église ou quelque part ailleurs. Cependant, ils reconnaissent qu’il n’y a en Jésus-Christ qu’une seule nature, divine, non humaine ; ils utilisent la langue chaldaïque et arabique. Ils sont récusés par l’Église, mais ils sont simples, pieux et dévots, ce qu’ils affichent dans leur mode de vie et dans leur manière de se vêtir. Durant le carême, ils ne consomment ni huile ni poisson, se contentant de pain, d’eau et de fruits. Leur lieu de culte, qui jouxte la partie arrière du Saint-Sépulcre même, contre le mur, est élégamment orné, sur l’autel, de beaux tableaux peints en or fin, et éclairé par force lampes allumées ; mais le lieu est si petit que pourraient à grand-peine y trouver place, en plus du prêtre, sept ou six personnes. Durant le temps que nous y étions, il n’y en avait que deux qui émettaient des raclements de gorge à la manière des crapauds dans un fossé. Je veux bien admettre qu’ils pourraient être dévots autant que vous voudrez, mais leur mode de vie ne me plaît en aucune façon, et il me semble qu’ils sont plus remplis d’hypocrisie que de dévotion. Toutefois je laisse le reste à Dieu, qui connaît l’intérieur de la conscience des hommes.

Le quatrième rite est celui de ceux que l’on appelle Nestoriens[237] ou Indiens (z), dont la place qui leur a été donnée dans ce temple occupe la partie située à l’ouest, derrière le Saint-Sépulcre. Ce sont des gens de couleur noire, comme des demi-Maures. Leurs cérémonies, empreintes d’une grande dévotion, sont faites selon des pratiques qui leur sont propres. Je les ai vus à diverses reprises, alors qu’ils officiaient, mettre la main droite sur la terre et la baiser tendrement. Ils utilisent la langue chaldaïque et arabique comme les Jacobites, mais ils commettent de lourdes erreurs doctrinales, car s’ils reconnaissent qu’il y a deux personnes en Jésus-Christ, une divine et une humaine, ils ne veulent pas admettre que la Vierge Marie soit la mère de Notre-Seigneur. Lorsqu’ils célèbrent leur messe, ils font la consécration avec du pain de froment levé, de l’épaisseur de trois doigts. Les régions et pays où ils sont les mieux représentés sont la Tartarie, l’Inde et les montagnes du Liban.

Le cinquième rite est celui des Arméniens (x) On les nomme ainsi parce qu’ils viennent d’Arménie, près d’Antioche. Ils occupent dans l’église l’emplacement situé en dessous des premières voûtes, côté gauche, près du Saint-Sépulcre. Ils sont de toute évidence reconnus pour être des gens simples et de bonne vie, et ils adoptent quasiment la même liturgie pour l’office divin que les Latins ; ils n’utilisent pour leur célébration que leur langue maternelle. [55] Tous leurs prélats sont issus du clergé régulier, et l’on ne fait pas grand cas des prêtres séculiers. Pour convoquer leurs fidèles, ils ne se servent pas de cloches ; ils ont de grandes pièces de bois qu’ils martèlent à coups frappés par-dessus, comme font les Grecs, ainsi que nous, lors de la Sainte Semaine de Pâques, avec nos « bruants » et nos « tarterelles »[238]. Les prêtres séculiers sont mariés, et ne disent la messe que le dimanche ; obligation leur est faite de s’abstenir de rapports avec leur femme un jour avant et un jour après le dimanche ; et les autres jours de la semaine ils vaquent à leurs occupations et à leurs affaires de manière à entretenir, à faire vivre et à nourrir leurs familles. Les adultères, manifestement reconnus et dûment prouvés, sont punis avec la plus grande rigueur. Pendant une certaine période, ils portent un vêtement blanc, qui va des épaules aux talons, la taille serrée par une ceinture de cuir. Si, par hasard, il arrive que l’un de ces Arméniens soit arrêté, et convaincu de vol, il est émasculé[239] immédiatement, de manière à empêcher la venue au monde d’enfants portant en eux la tache et la souillure de ce crime. Ils sont alors, après cela, utilisés en qualité d’eunuques dans les maisons seigneuriales. Les dignitaires et les grands qui se réclament de cette religion sont vêtus le plus simplement et le plus pauvrement qui soit, tout comme l’ensemble de la classe des pauvres gens. Leurs prélats sont appelés primates.

Le sixième rite est celui des Géorgiens ; l’endroit qui leur est affecté est au mont Calvaire. Ils ont, comme attribution, le service et l’entretien de la cavité dans laquelle avait été mise la Sainte Croix. Ce sont des gens fort belliqueux ; ils sont fort nombreux en Médie, en Perse et en Assyrie. Pour le service divin, toutefois, ils utilisent la langue grecque. Les prêtres portent une tonsure ordinaire ; pour ceux qui sont mariés, la tonsure est carrée. Lorsque les Géorgiens viennent à Jérusalem à des fins de voyage, ils sont exemptés de tribut. Ils arrivent montés sur des chameaux, des dromadaires et des chevaux, précédés de porteurs de bannières brandies avec la dernière solennité. Ils portent des chapeaux pointus comme les Turcs. Leurs femmes sont armées, et aussi expertes que leurs maris dans le maniement des chevaux.

Le septième rite est celui des Syriens (y). L’endroit qui leur est affecté se trouve tout en haut, vers la chapelle Notre-Dame, derrière le Saint-Sépulcre, à droite, exactement en face des Nestoriens. Leur langue vulgaire est la syrienne mais, pour leur office divin, ils utilisent la langue des Grecs. Si dans leur manière d’être et de se comporter ils en sont fort proches, ils ne s’apparentent franchement ni à la religion de Moïse ni à celle de Jésus-Christ, empruntant à l’une et à l’autre à la fois. Ils sont fort cupides, et ont la taille serrée par une large ceinture de laine mi-noire et mi-blanche. C’est la raison pour laquelle on les appelle Chrétiens de la Ceinture.

[55v.] Jusqu’ici, les lecteurs ont eu tout le loisir de considérer le peu d’importance représenté par toutes ces variétés de Chrétiens, en considérant au fond d’eux-mêmes que la meilleure « religion » et la plus avérée est bien celle qui nous est enseignée et dont la vérité nous est démontrée par le magistère de la cour de Rome. Car c’est là que se trouvent les saints et sacrés Évangiles auxquels nous devons accorder foi et croyance, sans y admettre la moindre variation ni hésitation. Si cela n’est pas le cas, il convient de racheter sa faute par une vraie confession et contrition, en demandant pardon d’avoir offensé son Créateur, et de revenir à lui en se remémorant sa glorieuse Passion, et en s’en pénétrant l’esprit.

Le samedi, qui était le douzième d’août, dès bien environ deux heures avant le jour, chacun des hommes d’Église mettait tous ses soins à se préparer à dire sa messe. Ceux qui avaient dit leur messe se mettaient au service du commun des gens pour les confesser ; les autres parcouraient lesdits Lieux Saints. Et cela jusqu’à environ entre neuf et dix heures. C’est à ce moment-là que le seigneur soubachi et ses gens vinrent nous ouvrir la porte et nous faire sortir de l’église, nous détaillant l’un après l’autre, avec autant d’étonnement que s’ils nous avaient trouvés au beau milieu de leurs champs de fèves. Nos tapis et nos petits coussins sur les bras, nous nous dirigeâmes vers notre lieu d’hébergement au couvent de Saint-Jacques-le-Majeur, où l’on nous offrit notre ration de pain et de vin habituelle en provenance du mont Sion.

Qui pouvait avoir mieux, en payant de ses deniers, aurait bien eu tort de s’en priver. Une fois bien sustentés, grâce à Dieu, nous prîmes environ deux heures de repos ; et on nous amena nos ânes pour nous emmener faire notre pèlerinage à Bethléem, qui est à dix milles de Jérusalem. À deux heures après midi, nous quittions Jérusalem à dos d’ânes. Nous passâmes devant la maison du mauvais conseil, ainsi appelée parce que c’est là que Judas était convenu du prix à payer pour la livraison de son maître ; puis, un mille au-delà, nous nous trouvâmes en face d’un arbre majestueux, large et fort feuillu, dit et nommé térébinthe. C’est à l’ombre de cet arbre que la Vierge Marie, sur la route qui la conduisait de Bethléem à Jérusalem, en compagnie de son enfant et de Joseph, se reposait souvent à cause de l’étouffante chaleur qu’il faisait. De lui-même, cet arbre rapprochait l’une de l’autre ses branches afin d’assurer à la Vierge sacrée davantage d’ombrage. Que cet arbre ait tenu en vie aussi longtemps mérite que l’on rapporte le fait. Il faut bien avouer que cela ne s’est fait qu’avec la permission et la faveur divines. À droite, plus bas, est la maison de saint Siméon, qui porta sur ses bras Jésus au temple, en disant : « Maintenant, Seigneur, tu peux renvoyer ton serviteur… » À deux milles plus loin, nous trouvâmes sur le chemin que nous empruntions trois citernes, disposées en triangle, à douze pas l’une de l’autre, comme l’indique la figure ci-contre[240].

[56] C’est l’endroit où l’étoile apparut à nouveau aux trois rois, lorsqu’ils s’en allaient adorer Notre-Seigneur à Bethléem. Sur ledit chemin, il y a une hauteur où se trouvait une maison – à présent détruite – qui appartenait à Habacuc le prophète. Celui qu’un ange prit par un cheveu, alors qu’il apportait leur repas aux ouvriers qui moissonnaient son champ, et emmena jusqu’à Babylone dans la fosse aux lions pour nourrir Daniel[241] ; après quoi, aussitôt, il le ramena dans sa demeure à proximité des lieux où nous étions. Sur le chemin du val d’Hébron, à un jet de pierre environ, vous apercevez facilement ce qui reste de la puissante maison du patriarche Jacob, le sépulcre de Rachel son épouse. Les femmes de cette région sont très attentives à se procurer des pierres noires qui entourent ledit sépulcre, affirmant qu’elles sont pour elles d’un grand secours au moment de leurs couches et de la mise au monde de leurs enfants.

À un demi-mille de Bethléem, au sud, dans une petite et plaisante vallée, fort fertile selon moi, est situé l’endroit où l’ange vint annoncer aux bergers qui gardaient leurs moutons et leurs « berbiettes »[242], leur disant : « Réjouissez-vous, mes amis, réjouissez-vous, car aujourd’hui la gloire est apparue au plus haut niveau des cieux, parce que, au cours de cette nuit, voici que vient de naître votre sauveur Jésus en la cité de Bethléem ! » Il entonna à pleine voix : « Gloire à Dieu au plus haut des Cieux, et paix sur la terre aux hommes… » Ô glorieuse annonce pleine d’humilité ; ô lieu précieux pour avoir eu cette présence angélique ; ô bienheureux bergers d’avoir été invités à la naissance d’un si puissant prince et seigneur ; ô joie admirable pour tous ceux qui dès cet instant ont eu la foi et ont cru ; ô enrichissante étape pour ceux qui en ce lieu sont venus faire leur « visitation » ! Ne doit-elle pas être satisfaite, la créature humaine à laquelle son Créateur a prêté suffisamment de temps, de santé et d’opportunité pour lui permettre de fréquenter un tel lieu ? En souvenir de la somptueuse prééminence de l’événement, madame sainte Hélène y avait fait ériger une fort belle petite église, mais pour l’heure elle est transformée en étable pour les bœufs, les vaches et les chameaux. Ô quelle douleur est-ce de constater la profanation d’un site jadis si beau et si vénéré ! En effet il m’est impossible de passer sous silence le grand chaos que j’ai vu de mes yeux auquel ont été réduits ces Lieux Saints. Pour faire mémoire encore de ce fameux « Gloire au plus haut des cieux »[243] qui prit naissance ici, les religieux de Bethléem, qu’ils soient grecs ou arméniens, au lieu de commencer comme nous leurs heures canoniales par : « Mon Dieu, prête-nous ton aide… », les font débuter par : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux… » Ce lieu vous vaut la rémission plénière de vos péchés.

[56v.] Plus haut, dans la direction de l’ouest, à environ un mille, à main gauche, vous trouvez une cavité fort profonde, où peuvent facilement tenir quarante personnes. C’est là que s’était réfugiée la douce Vierge Marie, avec son doux enfant et son fidèle époux Joseph, le temps qu’Hérode faisait tuer et massacrer les Saints Innocents, persuadé qu’il atteindrait ainsi à travers eux le Roi des rois. Mais le Créateur en avait décidé autrement. Ils y restèrent trois jours durant, attendant que fût passée la folie furieuse d’Hérode. L’ange dit alors à Joseph : « Prends la mère et l’enfant, et enfuis-toi en Égypte. » Il se dit communément, à travers le pays, qu’il est recommandé à une femme qui n’aurait point de lait pour pouvoir allaiter son petit, de prendre de cette pierre que l’on trouve dans la caverne, de la réduire en poudre et de la mélanger avec du vin ou de l’eau. En vingt-quatre heures, prétend-on, elle aura du lait en abondance. À environ deux traits d’arc, toujours dans la direction de l’ouest, c’était Bethléem. Il pouvait être environ sept heures du soir lorsque nous fîmes notre entrée en cette cité jadis si renommée : « Et toi, Bethléem, terre de Juda, ce n’est pas vrai que tu es la plus petite de la terre de Juda. Car c’est de toi que sortira celui qui dirigera mon peuple[244]. » Bethléem est terre de Judée, construite et établie sur une colline, à dix milles de Jérusalem environ, riche en pâturages pour le bétail et de bon rapport en céréales, en vin, en fruits et en produits divers. Toutes les vallées qui l’entourent sont d’une égale et riche production.

L’entrée de la cité est située à l’ouest. Les maisons sont fort délabrées et en ruines, à peine y en a-t-il une cinquantaine en parfait état. Les habitants en sont plus « vicieux » et sauvages que ceux de Jérusalem, la raison en étant qu’ils voient moins de gens que les autres. À l’entrée, il y a une profonde et solide citerne. C’est de cette eau que voulut boire David durant le temps qu’il était en campagne dans le pays. Ses serviteurs ayant failli être faits prisonniers par les Philistins, il ne voulut pas en goûter, mais l’offrit en libation à Dieu. Vous trouverez plus de détails sur la chose au second livre des Rois, chapitre vingt-troisième. C’est là qu’est né David. La grande église est de tous les côtés entourée de hautes murailles, comme un château-fort. Si vous voulez y pénétrer, il faut débourser deux marquets. Il ne faut pas regretter de payer deux marquets pour visiter un pareil chef-d’œuvre, tellement il est admirable. Personnellement, je soutiens devant tous ceux qui ont voyagé à travers tout l’hémisphère supérieur qu’ils n’ont à aucun moment vu d’église plus parfaite, plus éclatante et plus somptueuse que celle de Bethléem. Elle fut construite sur les ordres de madame sainte Hélène. Elle comporte cinq voûtes dans le sens de la largeur ; elle est d’une longueur saisissante. Le pavement de l’église est tout entier de marbre.

Le sanctuaire [57] est en cul-de-four[245] comme les églises du vieux temps, de même que les deux collatéraux. Le chœur, vaste et spacieux, en forme de croix, est fermé sur le devant par un haut mur en forme de jubé, percé d’un beau portail marquant la séparation entre le chœur et la grand-nef. Du portail du chœur jusqu’au grand portail occidental, il y a quatre rangées de piliers, tous de marbre fin et de porphyre de diverses teintes. Chaque rangée compte douze piliers, ce qui fait un total de quarante-huit, tous à moulures et à chapiteaux, hauts de vingt-cinq pieds, sur lesquels prennent appui les voûtes des bas-côtés. Cela mérite vraiment d’être consigné par écrit. Ni la grand-nef ni les croisées du chœur qui ont la même hauteur ne comportent de voûtes, mais donnent directement sur la toiture que l’on aperçoit nettement, laquelle est faite d’une charpente de bois de cèdre. Tous les chevrons sont posés à intervalles relativement rapprochés, sur lesquels sont clouées des planches de cèdre et de cyprès parfaitement jointives, elles-mêmes supportant de grandes plaques de plomb soudées à l’étain sur la totalité de la couverture de l’édifice.

Les murs supportés par lesdits piliers, qui montent jusqu’à la toiture, sont percés d’une succession de baies vitrées de taille moyenne. Les parties qui constituent les intervalles entre les fenêtres sont recouvertes de somptueuses mosaïques, rehaussées de pierres précieuses, voire d’or, dont chaque fragment n’a pas la taille du plus petit de nos deniers, qui retracent les grands moments de l’histoire de l’Ancien Testament. Quant aux parois sur lesquelles prennent appui les voûtes des bas-côtés, depuis le haut jusqu’au niveau du pavement, elles sont totalement habillées de grands placards de marbre blanc, noir, gris, ainsi que de porphyre, dont personne au monde, fût-il doté de la meilleure des intelligences, ne pourrait vous détailler la richesse et la magnificence. Cela est tout à fait justifié, car c’est là que se situe l’endroit où est venu au monde le Sauveur de l’humanité. Les deux côtés du chœur, à droite comme à gauche, ainsi que la partie située en face du grand autel, sont ornés d’une frise large de deux pieds, qui court d’une extrémité à l’autre, en passant par l’arrière de l’autel. Ce que nous appelons le Saint des Saints[246]. Cette frise, totalement en mosaïque, représente des personnages du Nouveau Testament. C’est là que se trouve le siège archiépiscopal des Grecs du pays. Et l’église est desservie par plusieurs rites de Chrétiens comme l’est le Saint-Sépulcre de Jérusalem.

[57v.] Le fait suivant que je rapporte est véridique. Le sultan de Babylone se trouvait un jour à Bethléem[247]. À la vue de la splendeur, de la richesse et du luxe des décors, des panneaux de marbre et de porphyre, des belles colonnes d’étonnante hauteur, il donna l’ordre que toutes ces richesses inestimables fussent transférées à Babylone pour en orner son palais. Les ouvriers, répondant à ses injonctions, se mirent à démolir, à arracher et à démonter tout ce qui constituait un vrai trésor. Sous les yeux du sultan et d’un grand nombre d’autres personnes présentes, un serpent effrayant et d’une taille étonnante sortit d’un mur en bon état et intact, qui ne portait ni fente ni crevasse ; il se mit à mordre le premier panneau qu’il rencontra, le faisant éclater et le brisant en deux morceaux. Ce fut ensuite, de la même façon, le tour du deuxième panneau, du troisième, du quatrième, et ainsi de suite jusqu’au trentième. Ce que voyant, sans attendre davantage, le sultan revint sur l’ordre qu’il avait donné, et enjoignit aux ouvriers de s’arrêter. Le serpent alors s’en retourna là d’où il avait soudainement surgi. Et c’est ainsi que l’église est restée jusqu’au jour d’aujourd’hui dans l’état dans lequel elle était à ce moment-là. Il reste cependant que les traces du serpent sont visibles sur chacun des panneaux sous forme de brûlures et de calcinations dues au feu. Il y a là un beau sujet d’étonnement : comment en effet un serpent peut-il traverser un mur sans défaut, poli et uni comme du verre ? De nos jours les Turcs, les Sarrazins et les Maures vouent à ce lieu la même vénération que les Chrétiens.

Une fois l’église visitée dans toutes ses parties, après nous être engagés sous un petit portail, situé à main gauche, et en empruntant un chemin sous la voûte du bas-côté, nous pénétrâmes dans le couvent des frères de saint François , les mêmes que ceux du couvent de Sion de Jérusalem. Pour le gouvernement et la direction de cette maison, le grand gardien donne délégation à un vicaire, et chaque jour les uns, indifféremment, y rejoignent les autres pour la gestion des affaires courantes et en cas d’urgence ou de nécessité. La clôture délimite un site bien plus beau et plus vaste que celui de Sion à Jérusalem. Les frères nous témoignèrent des marques de grande bienveillance en nous faisant visiter instantanément, après nous avoir rangés en ordre de procession, les hauts lieux de leur couvent.

D’abord, nous pûmes visiter leur église, assez « joliette », fort honnêtement décorée ; elle est dédiée à sainte Catherine du Sinaï[248]. On y chanta l’antienne de cette glorieuse sainte. Puis notre cortège s’ébranla. Nous portions des cierges de cire vierge allumés, dont l’éclat était égal à celui de la lumière du jour. À l’extrémité, au bout d’une petite descente, on nous montra le tombeau de saint Jérôme, où il resta longtemps, avant la translation de son corps à Sainte-Marie-Majeure de Rome.

[58] Plus en avant, dans une grotte de grande dimension, se trouve l’endroit où saint Jérôme transposa la Bible d’hébreu en latin. Nous retournant, nous pûmes voir les tombeaux de sainte Paule et d’Eustochie, qui étaient des dames de la noblesse romaine[249]. À ce lieu est attachée la rémission plénière de ses péchés. Sortant de la grotte, on nous indiqua l’endroit où furent ensevelis les petits Innocents qui furent cruellement mis à mort par ordre du roi Hérode. Ils furent cent quarante-quatre mille de moins de deux ans à être sacrifiés par sa sauvage félonie. Un peu plus bas, dans la cavité de la roche, à l’aplomb du côté gauche du chœur de la grande église, se situe un endroit assez vaste pour contenir cinquante ou soixante personnes, que l’on atteint en descendant douze marches. C’est là que la Vierge glorieuse mit au monde son cher enfant Jésus, sur une mauvaise brassée de foin, dans un dénuement que je vous laisse le soin d’imaginer. Au-dessus, se dresse un autel où célébrèrent la messe ceux qui en eurent le loisir. Il est entièrement en marbre, comme le pavement sur lequel il repose, à l’exception d’un emplacement de forme ronde, d’un pied de circonférence, qui est l’endroit où le Christ vint au monde, aménagé ainsi de façon à permettre à ceux qui s’en approchent de le baiser et de le toucher avec plus de dévotion et de piété. Au lieu est attachée la rémission plénière de ses péchés.

À une distance de trois pas de cet autel, située à un niveau inférieur de deux pieds par rapport à celui du pavement, se trouve la crèche dans laquelle fut déposé le doux fruit de vie Jésus, devant le bœuf et l’âne, pour être réchauffé par leur souffle. Deux animaux, qui n’étaient que des bêtes brutes, qui se mirent à Le reconnaître, à L’adorer et à Le réchauffer, nous donnant ainsi, à nous les humains, un bel exemple, et une invitation à nous servir de notre Raison pour nous mettre à Son service et à L’honorer. Devant la crèche, il y a un petit autel qui fixe tous les élans de la ferveur, sur lequel un certain nombre d’entre nous dirent leur messe au-dessus de la mangeoire des bêtes. Dans la paroi de la roche est situé l’endroit où l’étoile s’arrêta pour indiquer aux trois rois le Saint Lieu où était le nouveau-né. C’est là que, dans les temps anciens, étaient logées les bêtes de ceux qui venaient aux foires et aux fêtes solennelles à Bethléem, et qui ne disposaient ni de grand argent ni d’or. Nous avions remonté lesdites douze marches, et nous avions toujours en mains nos cierges allumés, quand, traversant le chœur de l’église, nous nous trouvâmes face aux femmes des prêtres grecs qui étaient venues exprès pour nous voir, tenant par la main leurs enfants. Elles étaient, ma foi, fort bien vêtues, portant bijoux en or et toutes sortes d’autres pierreries. De là, nous gagnâmes, en remontant par la droite du grand autel, l’endroit où se trouve l’autel de la Circoncision de Notre-Seigneur Jésus, devant lequel nous fîmes nos pieuses oraisons.

[58v.] Nos oraisons terminées, nous rentrâmes au couvent pour y prendre une collation, ce dont nous avions grand besoin. Les frères nous servirent du bon pain, du bon vin blanc, des œufs, du raisin, des figues. Du poisson, il n’en était pas question ; pour une raison bien simple : dans les montagnes il n’y a pas de rivière. Ceux qui voulaient s’aérer allaient au jardin, les autres allaient s’étendre sur des matelas de bourre, de manière à pouvoir se lever plus tôt. À partir du milieu de la nuit, on commença à dire les messes sur les deux autels susdits, et à une cadence si rapide que l’un ne voulait pas attendre que l’autre ait terminé pour lui succéder.

Durant le temps que les uns disaient leur messe, les autres détaillaient le texte des oraisons sur des panneaux fixés sur la paroi des murs. Il faut les réciter avec grande dévotion. En voici une qui fut composée par saint Narcisse, évêque de Jérusalem[250] :

Toi qui es saint, Christ Jésus, Dieu éternel, vivant de toute éternité, qui Te soumettant à la loi commune en prenant chair dans le corps d’une femme et qui as apporté le Salut aux hommes, Toi qui, pour que soient accomplies les prophéties, T’es dissimulé dans le sein de la Vierge jusqu’au moment où le Baptiste a annoncé que pour lui Tu étais bien le Prophète, où Élisabeth sa mère T’a pieusement reconnu en chantant l’hymne de Ta reconnaissance sur sa virginale lyre, et où Zacharie son père a chanté son cantique de joie, Toi qui as voulu que l’on T’emmène à Bethléem la célèbre pour obéir, Toi le Roi des rois et le maître des puissants, au décret de César, et en gage du salut du monde promis, naître dans le silence d’une nuit, pieusement et humblement entre deux animaux, en cette pauvre bourgade de Bethléem que Tu allais ainsi rendre illustre, Toi qui as voulu que la proclamation officielle de Ta naissance soit faite par les chants des anges et que le message de gloire et de paix soit annoncé par les innocents bergers, Toi qui as voulu encore être découvert par les princes venus de l’Orient, guidés par l’éclat d’une étoile, et recevoir leur adoration en acceptant leurs mystiques cadeaux, nous implorons Ta clémence pour que, par la myrrhe de la contrition, l’encens de la dévotion, l’or de la charité, Tu daignes nous conduire à Ton berceau, afin que nous qui T’avons accueilli dans la joie nous puissions Te contempler, pleins de sérénité, quand Tu apparaîtras en juge, Toi, Jésus-Christ, Sauveur du monde, qui en unité avec le Père et le Paraclet vis, règnes et gouvernes à travers tous les siècles des siècles. Amen.

Certains d’entre nous n’avaient ni le désir ni la capacité de pouvoir lire ou réciter de mémoire une prière ou une oraison, tant il y avait matière à voir dans la visite de ce saint et haut lieu, niché au creux de la pierraille et au milieu des rochers suintants d’humidité, que Dieu cependant n’avait pas manqué de choisir comme berceau pour le nouveau-né ; ces profonds mystères, tels qu’ils étaient, les mettaient dans un état proche du ravissement, en extase comme saint Paul au troisième ciel. Je ne voudrais pas omettre de transcrire ici les distiques joliment composés sur la cruelle mise à mort des petits Innocents inhumés céans. Les voici :

[59][251]La longue caravane accompagnant les Mages qui venaient d’Orient, conduite par une étoile qui brillait de tout son éclat, avait enfin atteint Jérusalem. Intrépides, ils allaient s’enquérant de l’endroit où pouvait bien se trouver le roi qui venait de naître, qui était de la souche de David, et que désignait une étoile inconnue jusque-là.

Toi qui es la force suprême, Toi le vrai roi de gloire, le plus grand de tous, qu’une Vierge a mis au monde sans perdre sa pureté, Toi source de tout bien, lave-moi de mes taches, pour que, libéré de toute entrave, mon luth puisse faire résonner de douces et agréables mélodies.

Voyant que les Mages étaient venus pour adorer ce roi, Hérode blêmit d’une froide rage. Voulant une réponse claire, il convoqua en secret les grands prêtres et les scribes de Judée, tous gens fort experts en lois : « Dites-moi en quelle région du monde et quel jour doit apparaître le Christ qui est donné comme étant le roi du peuple hébreu ? – À Bethléem de Judée, répondent d’une seule voix tous les prêtres. Le livre sacré l’atteste. » Entendant cela, le roi est troublé jusqu’au plus profond du cœur et le concert de leur vacarme dit assez à quel point ils partagent la peur éprouvée par le roi.

Tu n’as aucune raison, roi impie, de redouter le Christ qui vient de naître. Celui qui vient, et qui apporte avec Lui le royaume du ciel, n’emporte pas les royaumes de la terre.

Alors, il ordonna que l’on aille accueillir les rois Mages, à la seule condition que celui qui serait chargé de cette mission annonce au roi, à son retour, que l’on avait découvert l’endroit où se trouvait l’enfant. Quirulas dit : « J’adore Dieu. Je n’ai pas honte, ô prince, de tendre toutes les embûches que tu voudras au roi des Cieux. » C’est lui qu’il retint comme messager.

[59v.] De même que l’oiseau de Jupiter, une fois qu’il a pris son envol d’une aile légère, ne craint aucune flèche tirée par la main du chasseur, ainsi le Christ a contenu ton dessein, tyran. Reconnais ton créateur, et cesse de dire des choses fausses. Belles paroles que tout cela, mais dissimulations au fond du cœur ! Durant ce temps, les rois Mages avaient continué leur marche, montés sur leurs chameaux aux pieds ailés. Et voici que de nouveau ils virent réapparaître leur étoile. Ayant parcouru rapidement la route qui les amenait à Bethléem, ils pénétrèrent dans l’abri où était l’enfant. Saluant celui qui était à la fois Roi et Dieu, ils Lui firent le triple présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe, apportant là de magnifiques et mystiques offrandes, genou ployé, au Dieu et à l’homme, à celui qui régit le ciel et la terre, à la fois trois et une personne, qui, ayant revêtu l’apparence d’un enfant, reposait – hélas – en une fétide étable. Ta nature divine n’a pas honte à rester étendu à même le sol, devant un bœuf cornu. Ô Mages, quel monde d’étonnement que le vôtre ! Le roi qui règne dans les cieux est là, étroitement serré dans le carcan de ses langes ! Une jeune fille se penche sur son nouveau-né ! Une Vierge, devenue mère, aussi brillante qu’une étoile, touche et retouche, de ses mains, à satiété, son petit enfant ! Vos présents ont été reçus avec empressement par ce Dieu que vous aviez en face de vous !

C’est alors que l’ange descendu du haut du ciel, et qui était envoyé par le Père, vint trouver les Mages et leur dit : « Quand la nuit silencieuse sera là, ne passez pas, quand vous retournerez dans votre pays, chez le roi. Il roule dans son cœur l’affreux dessein de mettre à mort le petit enfant divin qui vient de naître. »

Quand le roi se rendit compte qu’il avait été joué, contrairement à ce qu’il avait espéré, et plus encore parce que les engagements convenus n’avaient pas été tenus, il devint fou de colère. Les lèvres tremblantes, sous le coup de l’émotion, il était tel le sanglier écumant que l’on aurait provoqué, ou le lion rugissant, rendus tous deux menaçants et dangereux [60]. Il donne ordre à ses agents de gagner rapidement Bethléem.

Ô douleur ! Hélas ! Où te rues-tu, soldat, l’épée menaçante ?

Allez et tuez tout ce qui a deux ans et moins. Allez vite, et tuez-moi tout cela ! Arrachez aux bras de leurs mères tous les enfants qui sont d’âge à être tués. Ne reculez devant personne ; n’ayez pas peur de leurs pères.

Ses agents s’exécutent à faire le plein de crimes. Chose horrible à voir ! Roi, comment peux-tu donner un ordre pareillement inique, et faire massacrer tant de milliers de pauvres enfants ? N’as-tu pas honte de faire mettre à mort l’innocent ? Les pleurs des mères ne sauraient-elles pas te contraindre à faire marche arrière ? Le recours au sentiment et à la persuasion ne pourrait-il pas te faire reculer ? Ta fourberie ne servira à rien, tu ne parviendras pas, malgré tout cela, à barrer la route au Roi des cieux. Tes embûches finies, c’est Lui qui l’emporte.

Ô douleur ! Ô chose lamentable ! Aucun sentiment n’a prise sur toi ! Tu as une pierre à la place du cœur ! Te voici désormais pris en charge par le prince des ténèbres. Te voici entraîné par le même prince dans la demeure du Styx, tu nous quittes pour être accueilli, sans déplaisir, par Thétis.

L’un tranche une tête, d’où gicle un jet de sang qui rougit le sol ; l’autre fend un ventre, transperçant de son glaive les entrailles. D’affreux spectacles se donnent à travers les villes de la Judée. Les corps mutilés jonchent les sols des maisons. Ici, c’est la douleur. Là, les larmes. Là encore, ce sont les cris qui s’élèvent jusqu’aux astres. Les jeunes femmes, en signe de deuil, arrachent leurs vêtements qui recouvraient des seins généreux.

De même qu’autrefois la sibylle délirait en proie au souffle d’Apollon, de même que la tigresse, folle de rage, se rue sur celui qui lui a pris ses petits, de la même façon les mères, [60v.] dans un hurlement furieux, se lancent à l’assaut des bourreaux, les attaquant à la gorge à coups de dents féroces, et ramenant au bout de leurs ongles sanguinolents des marques de visages. Les corps des mères s’écroulent sur le sol.

Ce jour-là est connu du monde entier. Il a été chanté par le prophète. Telle a été ta volonté, ô Christ : « Pleurant ses enfants chéris, Rachel ne veut pas qu’on la console »[252]… La femme déplore les petits qu’on vient de lui enlever. Des cortèges, à travers les cieux, emmènent dans la plaine élyséenne les âmes des Innocents, là où fleurit une paix à l’abri de tout danger. À leur rencontre s’avance la foule des prophètes. Ils les accueillent, les saluant trois fois. On s’embrasse, on se tend les mains, et l’on s’extasie sur les habits étincelants de pourpre dont ils sont tous revêtus, et sur leurs tempes tressées de fleurs.

Ô mères heureuses, enlevez vos signes de deuil ; vos petits, soyez-en sûres, exultent de joie. Vous, continuez à vivre dans le bonheur ; souvenez-vous de nous, et accordez-nous de gagner le royaume céleste porteur d’étoiles.

Telos.

Le dimanche, treizième jour d’août, avant que le soleil n’eût brillé de tous ses feux, nous quittâmes Bethléem, en direction, prenant droit vers l’ouest, des monts de Judée. Les Turcs et les Maures qui assuraient notre route et notre convoi se mettaient en devoir, de manière fort satisfaisante, de nous empêcher de tomber entre les mains des Arabes, au cas où il serait arrivé que nos deux groupes de religion différente se fussent trouvés face à face, mais ils mettaient, de cette façon, tout leur soin à vider les cruchons pleins de bon vin des malheureux pèlerins. Et il fallait bien prendre garde d’en dire le moindre mot, sous peine de recevoir une bonne volée de coups de poing. La route, à dos d’ânes, nous amena au haut d’une montagne à environ deux milles de [61] Bethléem, appelée Bethzeth, dont l’ancien nom était Bethsaïda. La bourgade n’est habitée que par des Chrétiens qui s’adonnent à la culture d’un vignoble dont on dit qu’il est le plus beau du pays, mais ils doivent payer le tribut tous les ans aux Turcs. Il est une chose qui mérite d’être rapportée pour cette région, à savoir qu’il est impossible aux Turcs, aux Sarrazins et aux Maures d’y séjourner personnellement plus de vingt-quatre heures sans y risquer leur vie. Au bas de la montagne, nous débouchâmes dans la vallée de Raphaïm qui se trouve sur la route reliant directement Bethléem à Gaza, situé sur le rivage de la mer. Nous y trouvâmes, au bas de la montagne, à gauche, une belle source où saint Philippe donna le baptême à l’eunuque éthiopien, le chambellan de la reine Candace[253], comme on en trouve mention dans les Actes des Apôtres. En avançant encore, au flanc de la montagne, nous parvînmes à la maison de Zacharie, le père de monseigneur saint Jean-Baptiste. C’est là que la glorieuse Vierge Marie, enceinte de son doux enfant Jésus, après avoir quitté en hâte Nazareth, s’en vint saluer sainte Élisabeth, sa cousine et amie, et que, lors de leur rencontre, les petits enfants, qui étaient cousins, depuis le ventre de leur mère, se firent mutuellement fête et se reconnurent, comme il est dit : « L’enfant sauta de joie dans son ventre. » C’est là aussi que fut fait et composé par la Sainte Vierge Marie le Magnificat anima mea dominum. À la suite de cette inestimable et sainte Visitation, jaillit une belle et jolie source fort délicieuse et saine à boire au goût des pèlerins. Au-dessus de la source il reste, de ce qui était anciennement une petite église érigée par sainte Hélène, l’endroit où se trouvait Zacharie, muet et privé de l’usage de la parole au moment de la naissance de son fils, mais qui, par suite de l’intervention divine, demanda, ayant retrouvé sa voix, qu’on lui procurât de quoi écrire le nom de l’enfant : « Jean est son nom. » C’est là que Zacharie créa et composa : « Béni soit le Seigneur Dieu d’Israël qui visita son peuple et qui lui apporta le salut »[254]. Pour l’heure, c’est là que demeure un fabricant de toile de coton. Cette maison, anciennement église, est mal tenue. L’endroit vous vaut la rémission plénière de vos péchés.

Remontant vers le nord, presque sur le chemin de Jérusalem, à un demi-mille après la maison de Zacharie, se trouve la maison de sainte Élisabeth où naquit saint Jean-Baptiste. C’était jadis une fort belle église, comme on les construisait selon l’ancien style. Dans un coin de la chapelle, à gauche du maître-autel, il y a une fenêtre dans le mur, où, dit-on, sainte Élisabeth cacha son fils afin de le soustraire à la folie furieuse du roi Hérode. Il est vraiment dommage qu’un endroit si prestigieux et rempli de tant de références de piété serve actuellement d’étable pour les animaux, qui le souillent de leurs immondices. Néanmoins, pour y entrer, nous fûmes contraints de donner deux marquets par personne.

[61v.] Sur la route de Jérusalem, à une demi-lieue plus loin, nous passâmes par un petit village situé au sommet d’une colline appelé Bethsomile. Les habitants s’y adonnent activement et avec un beau savoir-faire au « labourage » et à la vigne. Quelques-uns nous firent cadeau de grappes de raisin, en échange de quoi nous leur offrîmes de notre côté des aiguillettes rouges[255]. Continuant notre route, nous arrivâmes dans le plat d’une belle et grande vallée riche d’une fructueuse polyculture. Il y a là une belle église de la Sainte-Croix, desservie par des moines grecs, gens honnêtes (à mon avis) et animés d’une grande piété. Leur église est belle et magnifique ; le pavement recouvre la totalité de la nef et du transept. Sous le maître-autel se trouve l’endroit où poussa, jadis, l’olivier dont on tira une partie de la Vraie Croix de Notre-Seigneur. Encore maintenant, en se baissant, vous apercevrez le trou, bien visible, de la taille d’une tête d’homme. C’est un endroit étonnamment révéré, et je crois que c’est l’église de tout le pays la mieux conservée. Elle est étonnamment solide, et capable de résister à la multitude de ces gens qui pratiquent une religion perverse et maudite. Elle est munie de murs hauts et fort larges ; ses portes sont entièrement recouvertes de gros panneaux de fer que pourraient difficilement abîmer ou détruire des haches ou tout autre type d’armes de destruction. À l’intérieur, on nous proposa à boire du très bon vin blanc, et les moines qui desservent cette église nous y ont réservé un accueil fraternel. En cette même vallée, tout près du siège de cette communauté religieuse, du côté de Jérusalem, se trouve le jardin de Salomon, surnommé Jardin clos pour la richesse et la douceur du lieu. À présent, par manque de soin, il est devenu un terrain ouvert à tous, aux murs détruits, aux arbres cassés et coupés. Il n’y a plus que quelques ceps de vigne, produisant les raisins les plus gros que j’aie jusque-là pu voir sur la Terre de Promission. Pourquoi le mauvais état et la ruine de cet endroit ? La raison (que m’en ont donnée des érudits) en est que le conduit cimenté y amenant les eaux qui ruissellent des collines avait été cassé et brisé en différents endroits au temps de la destruction de Jérusalem par Vespasien et Titus, et que, depuis cette époque-là, les habitants de la région n’avaient eu ni la possibilité ni les moyens de le remettre en état. Encore à l’heure actuelle, on peut voir cette canalisation, le long du chemin qui conduit à Jérusalem, et en fort mauvais état, brisée et cassée en plus de dix endroits, tandis que ce qui en reste, dans la partie contiguë à Jérusalem, continue à amener une eau fort utile au petit peuple, en quelques endroits de la cité.

[62] À partir de là, nous mîmes tant d’ardeur à aiguillonner nos pauvres ânes (débordant de paresse étant donné la chaleur qu’il faisait) que sur le coup d’une heure après midi (avec l’aide de Dieu) nous parvînmes à Jérusalem, tout droit au mont Sion. On nous y servit une bonne et ample collation. Et sachez de façon certaine qu’il y en eut quelques-uns qui n’oublièrent pas d’inonder leur gosier, car ils en avaient grand besoin.

Le restant de ce jour de dimanche fut consacré à nous rendre dans les lieux et points de dévotion du couvent de Sion, pour vêpres, complies et pour d’autres occasions de prières. Le soir approchant, nous reprîmes la route de notre hôpital, où nous fut apportée notre pitance habituelle. Nous trouvâmes les Turcs et les Maures qui nous attendaient pour nous proposer poulets et grosses perdrix rôtis et arrosées d’huile d’olive. Étant donné qu’ils ne consomment jamais de porc, ils seraient bien dans l’impossibilité d’en barder de lard les volailles qu’ils mettent à rôtir. C’est pourquoi force nous est faite souvent de manger ce que l’on peut trouver, quand bien même la préparation serait de qualité médiocre. Il faut savoir en ces circonstances s’armer de patience.

Le lundi, quatorzième jour d’août, et vigile de l’Assomption de Notre-Dame, à sept heures du matin, nous entrâmes dans l’église du Saint-Sépulcre, en présence de monseigneur le soubachi. Chacun y accomplit, avec toute la dévotion dont il était capable, ses prières dans les divers lieux et stations appropriés de l’église. Je dis ma messe au Calvaire, étant donné que je l’avais déjà fait au Saint-Sépulcre. Tous ces exercices religieux terminés, on nous fit sortir à trois heures de l’après-midi, par groupes constitués comme nous y étions entrés, et nous nous rendîmes tous ouïr les vêpres qui se disaient au saint Tombeau de la Vierge Marie dans le Val de Josaphat.

Le mardi, quinzième jour d’août, et jour de l’Assomption de la sainte Vierge Marie, mère de Dieu, uniquement nous, les gens d’Église, entrâmes dans le saint Tombeau de Notre-Dame, sous la conduite des frères de Sion qui nous accompagnaient. Nous eûmes toutes les peines du monde d’y dire la messe sur l’autel du saint Tombeau, étant donné notre grand nombre, mais aussi à cause de l’exiguïté et de l’étroitesse du lieu, sans oublier la chaleur dégagée par les lampes qui y étaient allumées. Toutefois, grâce à la protection divine, chacun de nous fit ce qu’il avait à faire avec toute la piété dont il était capable. Nous étions fort affectés de voir les confessions se réclamant de la religion chrétienne résidant à Jérusalem qui avaient pris et choisi, chacune, un endroit qui lui était réservé pour la célébration selon leur son rite de l’office divin, telle quelle, ce que vous n’avez pas manqué de découvrir amplement, en comprenant combien leurs cérémonies et leur liturgie étaient fort différentes des nôtres. Chacun étant persuadé néanmoins que sa propre manière de faire est la bonne et la seule valable. Dieu, lui, sait.

[62v.] Quand nous eûmes dit chacun notre messe, nous revînmes par la vallée de Josaphat en passant par la petite bourgade de Gethsémani, qui est présentement une bien pauvre localité ; puis, nous franchîmes le pont du Cédron. Sur le chemin qui nous ramenait au mont Sion, les frères nous firent visiter la maison de Caïphe[256]. Il y a là une belle et jolie petite église dédiée au Saint Sauveur, et qui est desservie par des religieux arméniens. C’est la grosse pierre, celle précisément qui fermait l’entrée du tombeau de Jésus-Christ, qui sert de maître-autel à cette église. Près de cet autel, à droite, il y a un petit local clos où brûle une lampe ; on dit que c’est le petit cachot où Jésus-Christ fut enfermé le temps de la délibération des juges concernant sa Passion. Attenante à la maison, il y a une petite cour au milieu de laquelle se trouve un oranger à l’endroit même où se tenaient les hommes de main qui se chauffaient, car il faisait froid, lorsqu’il fut dit à saint Pierre : « Tu ne serais pas, toi aussi, par hasard, l’un de ses disciples ? », et que celui-ci répondit : « Absolument pas », reniant ainsi son maître Jésus, Notre-Seigneur qui était enfermé en ce local. Par la porte qui était légèrement restée entrebâillée, il put l’entrapercevoir. Le coq chanta. Alors saint Pierre revint à lui et reconnut qu’il avait péché. Il quitta la maison, et s’en alla, regrettant et reconnaissant sa faute, dans une grotte située à proximité, où il pleura amèrement[257], comme nous trouvons en saint Luc, chapitre vingt-deux. À l’extérieur, contre le mur, au coin de la rue que l’on emprunte pour descendre jusqu’au torrent, il y a une pierre dressée, sur laquelle était assise, éplorée, la malheureuse Vierge mère de Jésus qui percevait les tourments et les tortures que l’on était en train d’infliger à son cher enfant. De l’autre côté de la rue, à environ un jet de pierre, il y a également la petite église Saint-Ange. Son autel, selon moi, est bien pauvre et misérable, même s’il est situé dans un bon bâtiment entouré de murs solides. On dit que c’est là que se trouvait la célèbre tour de David. À présent, il n’y a plus la moindre trace de tour. En tout cas, on nous montra la profonde caverne où David, par pénitence, rédigea et composa les sept Psaumes ; nous y descendîmes, nous éclairant à la lueur de trois ou quatre chandelles. C’est un endroit bien triste où l’on pourrait prématurément se faire des cheveux blancs.

Revenus au jour, nous trouvâmes un jardinet où l’on nous montra un buisson de joncs marins dont on avait prélevé des brins pour en tresser la couronne d’épines acérées que l’on posa sur la tête de Notre-Seigneur. C’est un vrai miracle que la racine, depuis tant de temps, ait conservé sa vitalité.

[63] Le mercredi, seizième jour d’août, aux environs de huit heures, chacun fit ses préparatifs pour le pèlerinage au Jourdain. Effectivement, quand nous eûmes pris notre collation, on nous amena nos ânes. Par le torrent du Cédron, nous reprîmes la direction de Bethphagé, puis, après avoir dépassé Béthanie que nous avions atteint directement, nous parvînmes à la fontaine des Apôtres. Il y faisait une chaleur accablante, dont on ne peut se faire une idée. Nous cheminions au pied de montagnes quasi-inaccessibles ; elles sont d’une telle hauteur que celui qui ne les a pas vues ne peut s’en faire une idée. Au plus profond de ces endroits désertiques, les Maures et nos accompagnateurs à pied qui assuraient notre conduite tombèrent sur une harde de sangliers. Ce que voyant, nos Turcs se mirent à pousser de si grands cris que nous autres, les Chrétiens, pensions qu’il s’agissait d’une rencontre avec les Arabes. La majorité d’entre nous en devinrent muets d’épouvante, et il n’y en avait aucun qui ne fût en proie à une énorme peur. C’était principalement vrai pour moi ; et je n’étais pas le dernier à prendre ma part de cette panique. Cependant, quand les cris cessèrent, nous nous rendîmes compte, à la vue des cavaliers lancés à travers la montagne de toute la vitesse de leurs chevaux, qu’il s’agissait de sangliers. Et de fait, ils mirent tant de zèle à les poursuivre qu’à coup de flèches et de pertuisanes ils en tuèrent deux. Cela ne fut pas d’un grand profit pour nous, la raison en étant chez eux on ne consomme jamais de viande de porc. Un peu plus haut, nous trouvâmes un lieu habité. Il y avait eu autrefois un cloître. C’est là que Joachim, le père de Notre-Dame, avait ses bergers ; il s’y retira fort meurtri quand Abiathar lui eut reproché sa stérilité. Joachim y séjourna longtemps, jusqu’au moment où l’ange vint lui annoncer la vénérable conception de Marie, mère de Dieu.

Un peu plus bas, sur la pente de la montagne, se situe l’endroit où le pauvre homme, qui descendait de Jérusalem à Jéricho, tomba sur une bande de voleurs qui le dépouillèrent, le frappèrent et le blessèrent[258]. Pour l’instant il n’y a qu’une grotte profonde, là où il y avait jadis un endroit bâti. Un peu plus loin, situé en plaine, sur le chemin, se trouve le lieu où l’aveugle retrouva la vue, après avoir interpellé Notre-Seigneur, en le poursuivant de ses cris : « Jésus, fils de David, aie pitié de moi[259] ! »

Par un beau chemin à travers une plaine qui était aussi plate et unie qu’une « Champagne », nos ânes allaient à si grande allure qu’à l’approche de minuit nous avions rejoint Jéricho où nous trouvâmes gîte dans la maison de Zachée. La ville est distante de Jérusalem de trente milles[260]. Elle a perdu son titre de « cité » ; ce n’est plus désormais qu’une pauvre bourgade, peuplée de malheureuses créatures, bien qu’elles habitent l’un des lieux les plus fertiles de tout le pays. La maison de Zachée a tout d’un solide et ancien château, avec quatre murs et quatre tours flanquant chacun des quatre coins, mais à l’intérieur il n’y a plus aucun bâtiment d’habitation. Il ne reste que des murs debout, mais sans toiture. Le renom de Jéricho, jadis, avait été extraordinaire.

[63v.] Devant le château, il y a un grand jardin plein de palmiers-dattiers. Au coin du bâtiment se trouvait le sycomore dans lequel était monté Zachée pour pouvoir plus facilement et aisément voir Notre-Seigneur, étant donné sa petite taille. C’est là que le surprit le regard de Notre-Seigneur qui lui dit : « Zachée, dépêche-toi de descendre, car aujourd’hui c’est dans ta maison que je dois faire halte[261]. » À une petite lieue de Jéricho vous trouvez la mer Morte, que l’on peut facilement distinguer depuis Jérusalem ; pour nous, nous l’avions identifiée clairement depuis l’endroit où nous étions hébergés.

Ce fut pour nous un énorme bonheur de nous trouver auprès de cette mer à laquelle la Sainte Écriture fait tellement souvent référence, et qu’elle mentionne. Elle est en permanence recouverte d’une sorte de brume ou de fumée opaque, aussi bien à midi qu’à toute autre heure du jour. C’est là que les cinq cités, à savoir Sodome, Gomorrhe, Adama, Seboïm et Bala[262], dans l’ancien temps, furent rayées de la carte, détruites, englouties et anéanties, à cause de leur péché contre nature ; ne survécurent qu’Abraham et son frère Loth[263], sa femme et ses deux filles, à qui il avait été interdit par Dieu, en outre, de se retourner quand ils s’en iraient. Mais la femme de Loth, curieuse de savoir ce que pouvait bien être ce bruit sourd de tonnerre et d’ouragan qu’elle entendait, inconsciente de la portée de son acte (comme sont les femmes, vous le savez bien), ne put s’empêcher de regarder derrière elle. Elle fut instantanément (par la volonté divine) changée en statue de pierre de sel, haute et large, de fort belle taille, comme nous pûmes l’apercevoir facilement depuis le rivage[264].

Dans la plaine, sur le pourtour du rivage, on trouve des plantations d’arbres de moyennes tiges portant des fruits un peu plus petits que des oranges. À voir comme cela, c’est le plus beau fruit du monde, à la peau couleur d’or fin ; mais dès que vous l’avez fendue, vous découvrez à l’intérieur la plus grande pourriture du monde, gluante et pleine de morve. À peine l’avez-vous vue, qu’il est bien difficile que le cœur ne vous lève et que vous ne soyez pris de vomissement. J’avais rapporté un de ces fruits jusqu’à Jérusalem, pensant le ramener jusqu’en mon pays, mais en moins de trois jours, il se couvrit de macules et de taches. On dit que cela est la punition des plaisirs ô combien exécrables et plus bas que terre auxquels s’adonnaient les habitants de ces cinq cités. Jéricho est célèbre pour ses roses, ce dont fait mémoire l’Écriture Sainte : « Comme un plant de roses de Jéricho[265]… » Ces roses ont une « vertu » qui ne manque pas d’étonner. La veille de la Nativité de Notre-Seigneur, principalement, elles commencent à s’entrouvrir, puis miraculeusement se referment, même une fois sèches et flétries. On prétend toutefois qu’elles doivent avoir la queue dans un verre d’eau.

[64] Jeudi matin, dix-septième jour d’août, environ deux heures avant le lever du soleil, nous étions déjà en selle. C’est alors que nous quittâmes le château de Jéricho. Au terme d’une traversée d’une belle région toute unie, nous parvînmes sur les bords du Jourdain, situé à une distance de six milles par rapport à Jéricho. Notre joie et notre plaisir furent si énormes d’avoir sous nos yeux le lieu tant désiré et tant invoqué, où notre Sauveur Jésus avait reçu le baptême des mains de monseigneur saint Jean[266], que tous les malheurs, toutes les tribulations, tous les mauvais traitements dont nous avions été l’objet durant les jours précédents, tout absolument fut oublié. Il n’y avait personne parmi nous qui n’en rendît grâces à Dieu. En un instant, chacun avait enlevé ses vêtements et s’était trouvé sans ses habits, et s’était laissé glisser pour entrer dans le Jourdain, le long de la berge qui se trouve à un niveau de dix pieds au-dessus de la surface de l’eau. La raison en est que jour après jour l’eau ruine et creuse le rivage, tellement le sol est sablonneux et doux. En ce lieu il y a rémission plénière de ses fautes. C’était pure merveille que de nous voir les uns nageant, les autres se lavant sur la berge, qui n’étaient pas assez hardis pour se jeter à l’eau, sous le regard de nos Turcs et de nos Maures qui du haut de leurs chevaux ne nous quittaient pas du regard, se moquant de nous et nous faisant la nique à la manière des Savoyards. Il y en avait qui se tenaient par la main, d’autres qui s’aspergeaient réciproquement en disant : « Si tu n’es pas baptisé, je te baptise… » Spectacle à rire, tout cela, dont nous étions la cause et le point de départ ! Ce qu’il y a de certain, c’est que je fus le seul à entreprendre la traversée du fleuve à la nage, jusqu’à l’autre rive, trois fois, aller et retour, ce qui m’attira, de la part de l’interprète turc de Jérusalem, la remarque que c’était là, pour ce qui me concernait, grande folie et simplicité d’esprit de me lancer dans une telle extravagance, tant à cause de la largeur et de la profondeur du fleuve et de la rapidité du courant que de la présence de crocodiles qui s’y cachent, et qui sont capables d’emporter un homme entier, même de jolie taille et force. Cet interprète affirma pour certain à mes compagnons que trois ans auparavant, sous les yeux des gardiens et des pèlerins, un crocodile s’était jeté sur un pèlerin et l’avait emporté alors qu’il se baignait dans le fleuve. C’était un brillant médecin. Les pèlerins en ressentirent à juste titre une grande affliction. Je crois que, si j’avais su cela auparavant, je ne me serais pas pareillement aventuré. Je remercie Dieu d’avoir assuré mon retour. L’eau du Jourdain est la meilleure à boire qui soit de toute la région. À une lieue de l’endroit où nous nous baignions, le fleuve se jette dans la mer Morte. Quoique le Jourdain soit très poissonneux, aussitôt, affirme-t-on, que les poissons s’approchent de ladite mer, il font demi-tour et retournent en amont de manière à échapper à la puanteur et à l’infection qui y règne. La plupart des savants disent que le Jourdain ne se jette point du tout dans la mer Morte, mais que, à la suite de diverses infiltrations et de pertes à travers le sol, il la contourne pour ressortir bien loin ailleurs.

[64v.] Dès que vous avez franchi le Jourdain, et que vous êtes sur la rive orientale, vous êtes en Arabie, et vous trouvez immédiatement les montagnes et les déserts où sainte Marie l’Égyptienne fit pénitence[267].

Monseigneur le soubachi de Jérusalem ne tarda pas à faire dire par les interprètes à chacun d’entre nous d’avoir à se trouver prêt à partir. Sur le champ vous eussiez pu voir les pèlerins se précipiter à la recherche de leurs chemises et de leurs vêtements qui étaient éparpillés d’un côté et d’autre ; et l’on ne pouvait manquer de rire à la vue de l’embrouillamini de tout ce monde. Une fois rhabillés et montés sur nos ânes que l’on nous avait avancés, accompagnés de nos seigneurs turcs sur leurs chevaux, nous arrivâmes à Jéricho, en suivant le ruisseau d’Élisée dans la direction de la montagne de la Quarantaine. À main gauche, nous laissâmes la mer Morte et le monastère Saint-Jérôme, qui est dit dans le vaste désert[268], situé à l’écart, au moins à quatre milles de la route. Effectivement, notre train fut tel, grâce à nos ânes qui s’étaient un peu restaurés en broutant la bruyère et les herbes (de la plaine de Jéricho) que nous nous rapprochâmes de la montagne de la Quarantaine. Arrivés là, il nous fallut mettre pied à terre, de façon à y accomplir notre pieux pèlerinage. Nous vîmes l’endroit désertique dans lequel notre Sauveur jeûna quarante jours et quarante nuits. Pour l’heure, il n’y a qu’un pauvre petit oratoire taillé dans le roc, où le diable, voulant tenter Notre-Seigneur, croyant qu’Il avait faim, et aussi pour avoir la preuve qu’Il était le Fils de Dieu, Lui dit : « Ordonne à ces pierres que tu as sous les yeux de se transformer en pains. » Notre-Seigneur lui répondit : « L’Homme ne vit pas seulement de pain, etc. » En cet endroit vous avez sept ans et sept quarantaines d’indulgences. À la cime de la montagne, est situé l’endroit périlleux d’accès où le diable transporta Notre-Seigneur et, Lui montrant tous les pays du Monde, Lui dit qu’il Lui donnerait tout cela s’Il voulait se prosterner à ses pieds et l’adorer, comme vous le trouvez plus amplement dans l’Évangile du premier dimanche de carême[269]. Sur ce piton, y va qui peut. Un certain nombre parmi nous, sept ou huit, y allèrent. Pas moi, parce que je n’étais pas très bien. (Quand ils redescendirent, ils n’étaient pas en meilleure forme que moi.) Au pied même de la montagne coule une belle fontaine au débit puissant appelée fontaine d’Élisée le Prophète[270]. Il y eut un temps, avant lui, où l’eau de la fontaine était amère et saumâtre autant ou même davantage que celle de la mer ; mais grâce au bon Élisée, qui l’avait bénite en y jetant du saint sel, ladite fontaine perdit toute son amertume, et l’eau en est la meilleure et la plus douce de tout le pays.

[65] C’est sur les bords de cette fontaine d’Élisée (à l’ombre des figuiers) que, les deux pieds dans l’eau comme un marchand d’oublies, pour se rafraîchir, nous prîmes notre collation. Pour qui possédait quelque petit morceau, ce n’était pas le moment de le dissimuler. J’avais, subrepticement, la nuit précédente, caché un poulet cuit dans ma manche, qui nous fut, à mes compagnons et à moi, de grand profit. Le vin nous faisait défaut, mais, pour ce qui était de l’eau (loué soit Dieu), elle ne nous coûtait pas cher. Pour faire bref, les pèlerins qui avaient fait, avec grande difficulté, l’ascension de la montagne étaient à peine de retour que, sans leur laisser le temps de se refaire en grignotant un petit quelque chose, l’ordre nous fut intimé de faire diligence pour prendre le départ. C’est là que vous auriez pu entendre les noms des Maures responsables des ânes, que chacun de nous appelait pour avoir sa monture ; et cela dans un tel brouhaha qu’un père n’aurait pas pu porter secours à son fils, tellement nous étions contraints tout à coup de faire vite. L’ascension des pentes de la montagne se fit à une telle cadence, vu la chaleur qu’il faisait, que c’était pitié de nous voir suants comme de vrais cochons. On nous y montra l’endroit où David se cacha, tremblant de peur devant Saül[271]. C’est de ce côté-là que l’on situait la vigne d’Engaddi[272] qui fleurait comme baume, et qui fut arrachée par ordre de la reine Cléopâtre et transplantée en Égypte, où actuellement elle produit en abondance un parfum à l’odeur si suave qu’elle n’a pas son pareil au monde.

Plus nous allions, plus notre fatigue s’accusait, plus nous étions brisés, et plus nous étions au bord de l’épuisement, tant était grande la chaleur qu’il faisait. Tenez pour sûr que la plupart d’entre nous étaient quasiment à bout de forces et au bord de l’effondrement. L’eau de nos cruchons était à demi-bouillante. Arrivés à proximité de la maison de Joachim[273], dont j’ai déjà fait mention ci-devant, nous avions dans l’esprit que notre capitaine pourrait bien contacter le seigneur soubachi pour obtenir de lui quelques instants de repos. Mais il n’en fut pas question, car la bonté de sa personne ne s’était pas encore manifestée à notre égard, et à aucun moment nous ne nous en étions aperçus. Voyant que le soubachi ne donnait pas le moindre signe de vouloir nous attendre, un gentilhomme de Bretagne, du nom de messire Roland, un seigneur de Savoie, monseigneur de Lachassagne[274] et moi-même, nous proposâmes trois ducats d’or à notre capitaine vénitien pour qu’il nous autorisât à prendre un peu de repos, le temps d’une petite demi-heure. Mais un Turc de Gazer[275] – ces gens-là sont les pires au monde – ne se serait pas comporté différemment ; il nous dit, plein de suffisance : « En avant, en avant, messieurs les pèlerins, en avant, en avant… » Alors nous allâmes, contraints de suivre, de toute la lenteur dont nos ânes étaient capables.

[65v.] C’est alors que vous eussiez pu voir, à travers ces éboulis des rochers, les ânes trébucher, les pèlerins tomber. C’était vraiment grande pitié de voir en quelle misérable situation nous nous trouvions. En l’état de malheur qui était alors le mien, je fus contraint de mettre pied à terre et de quitter mon âne au beau milieu d’une plaque rocheuse pour aller relever une malheureuse femme espagnole qui était tombée de son âne sur la pente de la montagne. Elle était là, la tête en bas, les jambes en l’air, exposant à la vue les « reliques de sa venue au monde »[276]. Il y avait de quoi rire, si tant est qu’on ait eu le cœur à le faire. Je suis persuadé que sans moi elle serait restée là, ou du moins qu’elle aurait été dévalisée et volée. Une fois remontés en selle, avec beaucoup de difficultés, autant elle que moi, nous nous trouvions exposés à tous les dangers, comme le sont les brebis aux attaques des loups au coin d’un bois. Toutefois, Dieu nous fit la grâce de suivre la route empruntée par le groupe des pèlerins ; après le coucher du soleil, nous entrions dans la sainte cité de Jérusalem. Nous allâmes directement nous étendre sur nos tapis, sans demander à souper.

Le vendredi matin, dix-huitième jour d’août, nous retournâmes au mont Sion pour visiter les Saints Lieux de l’église et du couvent. Il faut que vous sachiez et que vous compreniez bien que le bâtiment où sont actuellement les frères n’est absolument pas une église comme les autres de Jérusalem. Elle a toutes les apparences d’une demeure seigneuriale – c’était là que résidait David – de forme carrée à quatre voussures. Elle contient les sépultures de David, de Salomon, de Roboam[277] et des autres rois de Jérusalem. Les frères sont dotés admirablement de riches et somptueux ornements. L’église avait tous ses murs revêtus de riches tapis et de tissus d’or, de velours, de damas, et de toutes autres sortes qui mériteraient d’être mentionnés. Pour l’office divin, ils la décorent fort dignement. Ce sont des gens fort pieux et pleins d’une grande humilité mise au service de leurs frères, toujours prêts à vous consoler, à vous faire plaisir, à vous rendre service. Souvent, ils prennent des risques pour vous amener en un certain nombre d’endroits de particulière dévotion que vous ne verriez en aucune façon s’ils ne mettaient pas tous leurs soins à vous y conduire. Les lecteurs seront soucieux d’entendre décrire la situation de cette fort modeste église (comme je le fais ici) mais ils doivent comprendre que ce n’est pas là qu’eut lieu la Cène de Jésus-Christ, et qui était anciennement leur église. À l’heure actuelle, et cela depuis trois ans, ces messieurs les Turcs la leur ont prise et se la sont attribuée, même s’il est possible aux frères de pouvoir y aller autant de fois qu’ils le souhaitent, en empruntant une petite porte de leur maison, mais à condition que cela soit de nuit ou le plus secrètement possible.

[66] Et en effet le cher père gardien prit avec lui un groupe d’environ dix-huit ou vingt pèlerins, dans le plus grand secret. Quand, après avoir pris une montée d’escaliers, nous eûmes atteint le jardinet du couvent, nous prîmes à gauche par-dessus les infirmeries et apothicaireries ; on nous ouvrit une petite porte. Nous entrâmes alors le plus silencieusement possible. C’est le lieu où notre Sauveur et Rédempteur Jésus célébra la Cène avec ses apôtres, et où se trouvait l’église des frères de Sion, comme je vous l’ai dit ci-dessus. C’est un endroit de forme carrée, comme l’indique le dessin reproduit ci-contre[278], à quatre voussures, supportées chacune par un pilier. Contre le mur, au Midi, se trouve la place où avait été mise la table carrée (qui se trouve actuellement à Saint-Jean-de-Latran à Rome), sur laquelle fut mangé l’Agneau pascal. Notre-Seigneur était assis à l’un des côtés, ayant près de Lui saint Jean l’Évangéliste[279] Son cousin, qui se pencha sur la poitrine de Notre-Seigneur, comme s’il voulait s’endormir, pour Lui demander entre autres secrets quel était celui qui allait Le trahir. C’est au cours de ce repas que fut créé et institué le Saint Sacrement de l’autel ; c’est là que le Christ fit de tous Ses apôtres des prêtres, lorsqu’Il transforma Son propre corps en pain et en vin, et leur demanda d’en manger et d’en boire, en leur disant : « Faites cela en mémoire de moi[280]. » Ô lieu et demeure pleins de dignité et d’excellence pour avoir accueilli en toi pareil prodige ! Ô puissance divine, Tu mérites bien d’être vénérée et louée de T’être humiliée pour notre Rédemption au point de nous faire présent de tout Ton corps ! Quel est celui qui, à la vue de ce lieu précieux, ne trouverait pas réconfort, joie et consolation ?

Tout à côté, à droite, contre la fenêtre, au Midi, se trouve l’emplacement où Notre-Seigneur lava les pieds à Ses apôtres en signe d’humilité. Sortant de là, nous montâmes légèrement, en direction de l’est, du côté de la fenêtre dudit bâtiment, pour trouver une vieille chapelle dont une partie de la superstructure est totalement détruite et en ruines, qui était l’endroit où la glorieuse Vierge Marie et les douze apôtres reçurent la grâce et la mission du Saint-Esprit le jour de la Pentecôte. Il y a là « plénière rémission » de ses péchés. Il y a aussi l’oraison qui suit :

Oraison de saint Côme[281] de Jérusalem, faite au mont Sion

Saint, Dieu, ô immortel[282], roi des rois, prêtre des prêtres, Toi qui, la veille de Pâques, alors que Tu Te disposais à passer de notre monde vers Ton Père, aimas les Tiens jusqu’au bout, et, parvenu au mont Sion, pénétras dans le sublime Cénacle accompagné de Tes apôtres, auxquels Tu confias la direction de l’Église et le pouvoir de juges sur le monde, là où Tu parfis le tout en instituant les admirables sacrements, [66v.] Toi qui mangeas le premier Agneau pascal, en sauvegardant la tradition, sous le symbole de Ta très pieuse eucharistie, qui as, tel un humble serviteur, dans un bel exemple d’amour, lavé les pieds de Tes frères et créé le divin sacrement de Ton corps et de Ton sang, et qui as envoyé le Saint-Esprit, le Paraclet, ici, le jour de la Pentecôte, à Tes apôtres et as annoncé en des termes profonds les insondables mystères de la Foi et de l’Église, nous implorons Ta clémence pour que Tu nous fasses la grâce par les filets de Ton sang sacré saint d’effacer les traces de nos fautes et de nous nourrir avec profit de Tes sacrements à la table de l’Église, Jésus-Christ, Sauveur du Monde qui avec Dieu le Père et le Saint-Esprit vis, règnes et gouvernes dans les siècles des siècles. Amen.

Au terme de notre visite à ce Saint Lieu, qui n’avait rien omis, nous redescendîmes au jardin ; l’ayant traversé ainsi que la cuisine, et passé près d’un beau puits, nous pénétrâmes à l’intérieur d’une petite chapelle qui se trouvait tout au bout du cloître, située deux marches en dessous. Il y a là un fort bel autel où est enfermé un morceau de la sainte colonne de la Croix. C’est le lieu même où Notre-Seigneur, y ayant pénétré alors que les portes en étaient fermées, apparut à ses apôtres, et où il montra à saint Thomas ses mains trouées et son côté percé en lui disant : « Thomas, mets-y ton doigt, et reconnais l’endroit où avaient été enfoncés les clous, etc. », comme cela est écrit en saint Jean, chapitre vingtième. C’est là, en ce jour, que je dis ma messe avec toute la ferveur que Dieu m’avait permise. Sortant de l’église, à droite, jouxtant l’escalier du grand Cénacle, nous trouvâmes l’oratoire de la Vierge Marie.

Du même côté, un peu plus haut à l’est, il y a deux pierres, l’une sur laquelle était assis Notre-Seigneur lorsqu’il prêchait, l’autre où prenait place sa très digne mère pour l’écouter. Par derrière, un peu plus bas vers l’ouest, vous trouvez une grosse pierre, dont on dirait qu’elle est de porphyre, de couleur rouge pâle, qui est l’endroit où eut lieu l’élection de saint Mathias en remplacement de Judas Iscariote : « C’est là que le sort désigna Mathias qui rejoignit le groupe des onze apôtres » (Actes des Apôtres, chapitre premier).

Sur un mur, du côté du Midi, près de ladite pierre, se trouve l’emplacement où saint Jacques le Mineur fut élu et consacré évêque de Jérusalem. Au centre de la grande place qu’il y a là, jouxtant le grand Cénacle, il y avait jadis une belle église, grande et imposante, dédiée à Notre-Dame, tenue par un chapitre de chanoines réguliers, à présent en état de ruines, détruite qu’elle a été par ces faux chiens de Maures et de Sarrazins. Il ne reste de cette église qu’un pan de mur, du côté de l’est, où apparaît encore aujourd’hui un fenestrage entier, qui donnait jour sur le grand autel. Gros dommage que cela, car ce qui reste du bâtiment prouve qu’il était somptueux. Au centre de l’église se trouvait la maison où trépassa la glorieuse Vierge Marie en présence des benoîts apôtres qui s’y étaient miraculeusement tous retrouvés pour la circonstance.

[67] C’est là qu’elle avait habité quatorze années durant, après la mort et Passion de son doux enfant. En ce lieu-là il y a pleine rémission de ses péchés. À la limite exacte de cette place il y a un petit mur de pierres sèches de forme carrée avec deux ouvertures, délimitant un terrain au centre duquel il y a une grosse pierre dressée à la façon d’un autel[283]. C’est la pierre sur laquelle fut déposé le corps de la Vierge Marie quand elle eut rendu l’esprit. Il y a là rémission de ses péchés. À environ six pas plus loin, en allant vers le nord, il y a l’endroit où monseigneur saint Jean l’Évangéliste disait souvent la messe devant la gracieuse Vierge Marie. Si on reprend la direction de l’ouest, à un jet de pierre, collant au coin de la maison ruinée qui est dite Saint-Angelo, se trouve le lieu de la Division des apôtres, lorsqu’ils furent envoyés porter la bonne parole à travers le Monde, comme dit l’Évangéliste : « Allez dans le Monde entier, et annoncez l’Évangile à toute créature[284]. » Derrière la grande église détruite à l’heure actuelle, dont je vous ai parlé il y a peu de temps, tout contre le mur qui subsiste encore derrière le grand autel, vous trouvez l’emplacement exact où fut rôti l’Agneau pascal.

Jouxtant ce lieu, si l’on prend la direction du Val de Siloé[285], se trouve la sépulture de saint Étienne le premier martyr, qui fut inhumé entre Nocodème et Abibon[286]. J’ai la certitude qu’il y avait sur le mont Sion beaucoup d’autres lieux remarquables, que je n’ai pas pu voir moi-même. Aussi messieurs les lecteurs devront-ils voir et lire ce qui m’a été communiqué, montré et affirmé par les anciens frères du lieu.

Après le dîner de ce dit jour, les frères nous emmenèrent au Val de Siloé, dans la partie située en-deçà du torrent du Cédron dans la direction du Midi. D’abord, tout droit en bas du mont Sion, nous trouvâmes une fosse profonde au fond de laquelle il y a une belle et bonne fontaine, mais dont l’eau n’est pas courante. C’est là que la Vierge Marie venait laver les menus langes de son doux fils Jésus lorsqu’elle le présentait au temple. En face, sur les pentes du mont des Oliviers, vous voyez les sépultures des Juifs. Plus loin, sur une autre face du mont Sion, à petite distance de la fontaine susdite, vous trouvez la piscine de Siloé dont les eaux courantes traversent le val, emmenées par de beaux conduits de ciment, pour rejoindre les jardins situés dans la partie basse. Ce qui est une magnifique chose à voir. Cette eau est bonne à boire et possède des vertus médicinales pour les yeux. Certains disaient que ceux qui s’y lavaient les yeux gardaient jusqu’à leur mort la vue qu’ils avaient à ce moment-là. À présent beaucoup s’y lavent, et souvent ils s’en trouvent bien. C’est là que Notre-Seigneur dit à l’aveugle : « Va, et lave-toi dans la piscine de Siloé. »

[67v.] Un peu plus au Midi, vous trouvez le lieu où était l’arbre qui s’entrouvrit pour renfermer et dissimuler le prophète Isaïe qui fuyait la colère du peuple. Le cèdre dont il s’agit se referma sur lui instantanément, grâce à l’aide de Dieu, aussi sain et robuste que jamais. Toutefois, certains s’en rendirent compte, et l’on fit scier l’arbre, et Isaïe en même temps dont le corps fut coupé en deux tronçons. Pour perpétuer la chose, il pousse toujours un arbre à cet endroit-là, rejet lui-même, dit-on, de l’arbre primitif. Bien près de cet endroit, il y a sa sépulture.

En remontant vers le Midi, en direction de la maison du mauvais conseil, vous trouvez une grande et profonde caverne dans laquelle s’étaient cachés huit des apôtres de Notre-Seigneur tout le temps que dura Sa Passion, pour échapper à la fureur des Juifs pervers et maudits. Ils y restèrent jusqu’au jour de la Résurrection.

Toujours sur notre chemin qui nous ramenait dans la direction de Sion, au flanc même de la montagne, à une petite distance de la caverne susdite, nous trouvâmes un terrain, dit Champ Aceldama[287], qui fut acheté pour la somme de trente deniers à un potier, afin d’en faire un lieu de sépulture pour les pèlerins. C’est un jardin clos de trois murs, le quatrième étant constitué par la montagne elle-même dans laquelle il a été entaillé. La construction ainsi implantée possède une voûte, apparemment, supportant une terrasse percée de neufs trous, sur laquelle on peut marcher comme sur la terre ferme. Elle est fort profonde ; elle a de large soixante pieds, de long soixante-douze. Par ces trous on y jette les cadavres des Chrétiens et des pèlerins ; et on nous a donné et affirmé comme une chose certaine qu’au bout de vingt-quatre heures les corps réduits en putréfaction ont totalement disparu.

Je veux satisfaire la curiosité des lecteurs du présent « voyage » qui pourraient avoir la fantaisie de demander l’origine de ces trente deniers que Judas avait reçus comme prix de la transaction conclue pour la livraison de son maître et Seigneur Jésus, et leur dire la vérité. À cette fin, je vais consigner par écrit le résultat des recherches que j’ai faites dans plusieurs ouvrages. Selon mes sources anciennes où j’ai puisé mes enseignements, ces trente deniers qui avaient été promis et versés à Judas, le traître qui livra Jésus, étaient les premiers à avoir été jamais forgés. Ils l’avaient été par Thare, le père d’Abraham, à la requête de Nyun, fils de Rez qui régnait alors en la cité de Ninive. Lorsque Thare quitta la Chaldée avec son fils Abraham et Loth son neveu pour aller en Mésopotamie, il les emporta avec lui, et, ses derniers jours arrivés, il les transmit et en fit don à perpétuité à son fils Abraham, lequel les utilisa pour acheter un terrain situé dans la vallée d’Hébron où avaient été ensevelis notre premier père Adam et sa compagne Ève.

[68] Le bon Abraham y ensevelit Sara la fidèle. Puis après, Aconite à qui il avait vendu le terrain trente deniers, donna cesdits trente deniers à l’un de ses proches parents ismaélite, qui était un grand marchand. Un jour qu’il traversait le champ de Dothain, il rencontra les frères de Joseph qui le lui vendirent. Mais, après cela, quand la grande famine s’abattit sur leur pays, les frères de Joseph partirent pour l’Égypte avec lesdits trente deniers qu’ils avaient touchés afin d’y acheter du blé. Ils les donnèrent à leur frère Joseph qui était alors gouverneur de l’Égypte, lequel les plaça dans le trésor royal. Par la suite, ils passèrent entre les mains de Moïse, lors de sa conquête de l’Éthiopie ; ils étaient restés en place, et firent l’objet d’un présent somptueux offert à la reine de Saba. Lorsque cette dernière vint rendre visite à Salomon pour apprendre de sa bouche la sagesse, elle lui fit de nombreux et somptueux cadeaux, au nombre desquels étaient les fameux trente deniers. Salomon les mit dans le trésor du temple, qu’il avait faire construire. Lorsque Nabuchodonosor (lors du règne de Zédéchiel, roi de Jérusalem) s’empara de la cité, il pilla le temple, et entre autres pièces d’orfèvrerie, emporta les trente deniers à Babylone ; il les donna en guise de présent à Balthazar, roi d’Arabie, duquel descendaient en droite ligne les trois rois qui vinrent adorer Jésus-Christ douze jours après sa naissance. C’est Balthazar, le plus jeune des trois rois, qui offrit ces trente deniers au petit enfant Jésus. Après cela, la glorieuse dame Marie, Vierge et mère de Jésus, les donna aux pauvres bergers qui, dans un beau moment de piété, les offrirent, lors d’une fête annuelle, au temple. Trente ans après, les Princes de la Loi les remettaient à Judas le « mauvais marchand ». De cette façon, vous pouvez connaître la pure et simple vérité concernant l’histoire de ces fameux trente deniers.

Revenons à notre premier propos. Lorsque nous eûmes visité à fond le Champ Aceldama, nous reprîmes notre ascension pour rentrer à notre logis. Et mettez-vous bien dans l’esprit qu’il n’y avait personne parmi nous qui, s’il avait eu sous la main un bon bocal de vin, n’en fût rapidement venu à bout. Rentrés dans notre « hôtel », notre collation terminée, nous prîmes un repos de deux heures environ. Lorsque le souper fut terminé, on nous invita à prendre toutes nos dispositions pour nous présenter en bon ordre, en rang deux par deux et à nous préparer à entrer au Saint-Sépulcre. Le désir que nous en avions fit que l’on n’eut pas besoin de nous le dire deux fois. Nous quittâmes notre logis de Saint-Jacques-le-Majeur, en prenant la direction du nord. On nous montra, à une petite distance de là, une pierre de section carrée, où Notre-Seigneur apparut aux trois Marie le jour de sa Résurrection, disant, au moment où il se faisait reconnaître : « Je vous salue ! Alors, elles s’approchèrent de Jésus et lui saisirent les pieds en se prosternant devant lui[288]. » Il y a là sept ans et sept quarantaines d’indulgence.

[68v.] À une distance d’un jet de boule en avant, nous longeâmes le château de David qui est implanté presque à l’extrémité du mont Sion. Je veux bien que l’on se donne grand-peine pour le restaurer et le remettre en bon état de défense, mais les experts en l’art militaire disent que les murailles ne sont pas percées de meurtrières situées suffisamment basses pour permettre un tir au canon performant. Sa hauteur est correcte, ainsi que l’épaisseur des murs, les créneaux sont valables, mais les fossés ne sont point assez profonds, et ils ne sont plus alimentés comme dans le passé ; la raison en est que les canalisations et les conduits en pierre ou en ciment, qui amenaient l’eau des torrents de la montagne, sont rompus, cassés, démolis et brisés. Ce qui explique que ces fossés soient secs et arides comme le sont les terrains qui sont sans eau. Puis nous arrivâmes sur la vaste place de l’église du Saint-Sépulcre dont le pavement est fait de beaux carreaux de pierre de taille, comportant une pierre marquée d’une petite croix[289], devant laquelle tous les pèlerins font une profonde révérence. La tradition veut que c’est sur cette pierre que Notre-Seigneur (portant sa lourde et pesante Croix), les yeux rivés devant lui sur la forte déclivité du mont Calvaire si rude à gravir, à bout de forces, tomba, un genou sur le sol, la marquant ainsi de son empreinte comme s’il s’était agi de cire ou de pâte. En mémoire de cela, nous fîmes là notre humble prière, en guettant l’arrivée du soubachi qui devait nous ouvrir la porte du Saint-Sépulcre. Mais nous avions beau attendre, il ne venait pas ; il s’attardait à tout coup en une taverne, près de l’église Saint-Jacques, où il buvait sans retenue et se soûlait jusqu’à la perdition de son simple et rude entendement. Et cela, en infraction avec les lois et commandements de la religion de Mahomet qui interdit le vin. Ceux qui ne respectent pas ces ordonnances et ces interdits disent pour leur défense qu’ils peuvent boire à la condition de vomir lorsqu’ils seront ivres. Ce faisant, ils sont quittes et absous de leur faute d’ébriété[290]. Tout bien considéré, et assurés qu’il ne viendrait point pour cette fois-là, nous nous résolûmes à prendre nos tapis et nos oreillers et à revenir tout penauds à notre gîte. Lorsque nous passâmes, pour rentrer, devant le château de David, nous fûmes l’objet de moqueries de la part des chefs de travaux et des maçons du chantier. Mais, en l’honneur du Rédempteur, il nous fallait endurer toutes les injures et les supporter patiemment.

Le samedi, dix-neuvième jour d’août, après l’assistance aux messes et la fin de nos oraisons, quelques frères de Sion nous emmenèrent dans les souks de Jérusalem, au milieu des boutiques et des marchands. Nous y fîmes divers achats : tissus de soie, de taffetas léger, de satin, chapelets de cornaline, rubis, diamants, fines turquoises, merveilleuses agates, noix d’Inde[291], pierres d’aigle[292] utilisées comme traitement pour les femmes durant le temps de leur grossesse.

[69] Aux environs de six heures du soir, une fois tous rassemblés selon notre bonne habitude, nous prîmes la route du Saint-Sépulcre. À peine y étions-nous entrés avec toute la piété dont nous étions capables, que nous commençâmes nos processions de la même façon que lors de notre première visite, non pas tout le groupe réuni, mais par quatre, six ou huit, au hasard de nos rencontres. Toute la nuit se passa uniquement à faire nos oraisons ou à écouter les autres communautés chrétiennes qui chantaient et psalmodiaient selon leur rite et usage. Ce n’était pas là une chose fort plaisante à écouter (à mon avis en tout cas). À l’approche de minuit, chacun se mit à la recherche d’un endroit pour y dire la messe. Les premiers sont toujours les mieux servis. Pour ma part, j’étais prêt à dire ma messe sur le Saint-Sépulcre, à la suite d’un chanoine du Bourbonnais ; mais le gardien me demanda d’attendre et de surseoir jusqu’à ce que soit terminée la sainte cérémonie au cours de laquelle il allait faire et adouber un certain nombre de chevaliers. Ce qui devait être terminé avant le jour, pour que les Turcs et les Sarrazins n’en aient pas connaissance. Cérémonie pour laquelle je dus tenir personnellement le rôle de servant et de diacre auprès du gardien[293]. Ce n’est qu’après qu’il me désigna un endroit pour dire ma messe, avant tous les autres ; ce qui me remplit de joie, car c’était l’heure à laquelle Notre-Seigneur était sorti, ressuscité, du Saint-Sépulcre, c’est-à-dire l’aurore.

Le dimanche, vingtième jour d’août, il pouvait être entre huit ou dix heures ; chacun de nous se prosterna à deux genoux, demanda à nouveau à Dieu pardon et miséricorde, l’émotion nous tirant larmes et gémissements, à l’idée qu’il nous fallait désormais quitter ce haut et Saint Lieu. Nous nous remîmes alors entre les mains de notre Créateur, lui demandant de bien vouloir nous préserver des maladies, des Turcs et des Sarrazins, ainsi que des dangers de la mer. Alors, deux à deux, nous sortîmes du Saint-Sépulcre, mains jointes, nu-tête, en vrais catholiques.

Sortant de la basilique, à gauche, tout contre le mur est, vous trouvez deux petites églises, proches l’une de l’autre. Celle qui est le plus près du Calvaire est la chapelle des Anges, l’autre de Saint-Jean-Baptiste. Au-dessus, il y a une autre petite chapelle de Notre-Dame, tout près de l’endroit où se trouvait la Croix, là où Notre-Seigneur dit à sa glorieuse mère : « Femme, voici ton fils, etc. » Exactement vis-à-vis, à l’ouest, il y a la grande tour et le campanile des cloches. En avançant le long du mur, du côté des trois chapelles susdites, au mont Calvaire même, en haut d’un escalier de dix-neuf marches, vous trouvez dans une petite église l’emplacement où Abraham se disposait à immoler son fils Isaac, et un peu en-dessous l’oliveraie où était l’agneau qui servit au sacrifice, comme cela est écrit dans la Genèse, au chapitre 22.

[69v.] Un peu plus loin, disposée en triangle, enclavée dans un grand mur, il y a la pierre de l’autel sur lequel le grand prêtre Melchisédech offrit son sacrifice, préfigurant ô combien le Saint Sacrement de Jésus et l’offrande qu’Il fit de Sa personne sur l’arbre de la Croix pour notre Rédemption. Les trois lieux de dévotion en question, situés sur le mont Calvaire, constituent un triangle, chaque chapelle formant l’un des angles, distantes l’une de l’autre de pas plus de dix pas. Vous en avez la description sur le dessin ci-contre[294]. Ces trois lieux d’offrandes, situés sur ledit mont Calvaire, sont vraiment de merveilleuses et grandes choses à méditer.

Ces visites terminées, nous revînmes au mont Sion pour prendre une bonne collation au couvent des frères. Le repas servi fut copieux et les mets de qualité ; des perdrix y tenaient une place de choix, comme les poulets chez nous. Durant le dîner, un frère du pays d’Hibernie[295] nous fit un prêche en latin, mais je crois que ni lui ni moi ne savions ce qu’il voulait dire. Toutefois, tant de bond que de volée[296], il en vint à bout, mais cela ne fut pas à son honneur. Souvent il serait préférable de se taire plutôt que de mal parler. À la fin du dîner, on fit circuler un plat d’étain sur les tables, afin que chacun puisse y déposer son offrande selon sa conscience, en témoignage de remerciement, destinée à l’entretien de la maison des religieux. En effet, ils n’ont d’autres ressources que celles qui leur viennent des dons des pèlerins, car ils ne sortent de leur maison que pour prêcher aux murs et aux rochers. Il faut bien considérer en effet qu’ils nous ont entretenus, ravitaillés et alimentés, durant tout le temps que vous pouvez calculer, en nous fournissant deux fois chaque jour le pain et le vin. Je demande à Dieu de le leur rendre en Son Paradis. Je suis persuadé que nos offrandes ne purent pas couvrir les mises de fonds et les dépenses qu’ils avaient engagées pour nous. Du moins, pour ce qui est de mes trois compagnons et de moi, ils eurent, de chacun de nous, quatre ducats. Quant à ceux qui avaient reçu l’ordre de chevalerie – ils n’étaient pas prêtres –, ils en avaient bien reçu par personne dix, ce qui leur valut approximativement un supplément de cent ducats et ils ont bien pu avoir, de nous réunis, trois cents ducats. La table levée, le gardien nous remit à chacun un petit paquet contenant plusieurs reliques provenant de chacun des Lieux Saints de Jérusalem qui étaient l’objet, de notre part, de grands soins et de grande vénération. Quand nous eûmes fini de chanter vêpres, nous rentrâmes en nos appartements de bonne heure, de manière à nous reposer et à faire nos paquets et nos préparatifs de départ, du mieux possible, car il nous fallait désormais reprendre la route de Rama et quitter la région asiatique. Vous auriez pu voir alors les pèlerins courir de-çà, de-là à leurs affaires ! Il était admirable d’entendre combien toutes leurs occasions de rencontres ne faisaient que bruire de la nouvelle qu’ils allaient désormais échapper aux tracasseries et aux embarras dont ils étaient l’objet de la part des Turcs.

[70] Étant donné que, parmi les merveilles et singularités du monde, le temple de Salomon[297] est et doit être considéré comme la meilleure, avant de conclure sur notre départ de Jérusalem, j’en veux bien faire et exposer quelques remarques en ce présent ouvrage – ce que j’ai vu, ce que j’ai compris et appris par ouï-dire –, afin d’en donner quelque connaissance à ceux qui n’en savent rien, et qui liront le récit que j’ai fait du présent voyage. Le premier point abordé sera celui de la situation de la Sainte Cité de Jérusalem, afin de mieux saisir la véritable fondation du temple de Salomon.

La cité de Jérusalem est située en Judée-Palestine, sur un sommet dont l’altitude est telle que, de là, on a une vue sur la plus grande partie de l’Arabie, sur le mont des Arabes, de Nébo[298], de Phasga, sur la plaine et la vallée du Jourdain, sur Jéricho et la mer Morte, jusqu’au désert de pierres. À ma connaissance personnelle, il n’existe aucune cité, quelle qu’elle soit, pour avoir plus beau ou plus plaisant point de vue. Seule, dans la région, Silo[299] culmine à une altitude supérieure à celle de Jérusalem.

La longueur du périmètre de la Sainte Cité (non compris le mont Sion), selon Josèphe, était de trente-quatre stades (huit stades équivalent à une demi-lieue). Le mont Sion, y compris l’enceinte extérieure, comportait neuf tours, situées à l’extérieur des murs à une distance d’un jet de pierre, et éloignées l’une de l’autre de trois cents pieds, soit cent pas. Il est clair que le tour et périmètre global de ladite cité était de cinq milliaires, quatre stades et vingt-cinq pas à l’époque de sa destruction par les Romains, toujours en suivant Josèphe qui fut lui-même témoin de l’événement. Ce n’est que plus tard que les Chrétiens inclurent à l’intérieur dudit périmètre le site du Saint-Sépulcre, qui se trouvait anciennement en dehors de Jérusalem. Il est évident que le mur d’enceinte total de la cité est ainsi plus long qu’auparavant. La fortification de la partie occidentale est constituée de moellons carrés indissolublement scellés au ciment et au plomb. La muraille de ce côté est appelée Château de David. À l’est, se trouve la puissante et profonde vallée de Josaphat, ainsi que la redoutable et inexpugnable porte, nommée porte Dorée, qui fut le théâtre de bon nombre d’événements remarquables. C’est là, par exemple, que se fit la rencontre de Joachim et de sainte Anne qui l’avait attendu jour après jour, et le vénérable mystère qui s’ensuivit de la sainte conception de Marie, Vierge et mère de Dieu. C’est par cette porte, deuxièmement, que notre Sauveur et Rédempteur Jésus fit son entrée à Jérusalem le jour des Rameaux, monté sur une ânesse, et qu’il fut l’objet de profondes marques de révérence de la part des Juifs, lorsqu’ils coupèrent les branches des arbres pour en tapisser son chemin. C’est enfin la voie qu’emprunta l’empereur Héraclius[300] pour pénétrer dans la cité, après avoir reconquis la Vraie Croix sur le roi Chosroès[301] de Perse. Après quoi, ladite porte fut à jamais fermée.

[70v.] Le temple de Salomon a été construit sur le mont Moria[302], à l’intérieur de la cité. À l’origine, ledit mont était plus élevé qu’aujourd’hui. Les Romains, lors de la prise de Jérusalem, ruinèrent à ce point ce lieu sacré que l’esplanade tout autour, plate et unie sur toutes ses parties, fut réduite à la dimension, tant en longueur qu’en largeur, d’une portée d’arc. Ce temple a été détruit et pillé à diverses reprises, pour ce qui est du moins des richesses qui y étaient enfermées. Les grosses murailles n’ont pas souffert, aussi ont-elles servi de bases pour les splendides constructions qui y ont été élevées. Le premier temple était beaucoup plus riche et somptueux que celui d’aujourd’hui, parce que la quasi-totalité du trésor du roi David et de Salomon son fils (né de Bethsabée[303]) avait été affecté à sa construction et à sa réalisation. D’après le premier livre des Paralipomènes, David disait, s’adressant à Salomon : « Mon fils, aie confiance, sois homme de cœur, et n’aie pas peur. J’ai amassé tout au long de mon existence, rassemblé et mis de côté tout l’argent suffisant pour mener à bien la construction du temple et de la maison de Dieu, à savoir cent mille talents d’or et un million de talents d’argent[304], ce qui représente une jolie somme difficilement calculable. » Josèphe, au septième livre des Antiquités, dit qu’à sa mort David laissa un trésor plus important que nul autre roi, hébreu ou païen. Eusèbe[305], au neuvième livre des Préparations évangéliques, affirme que c’est Dieu lui-même qui révéla le lieu où le temple de Dieu devait être construit, et qu’il lui fut signifié qu’étant donné qu’il avait sur les mains tout le sang qu’il avait fait couler au cours de ses campagnes, en particulier contre Urie, il ne pourrait pas lui-même bâtir ledit temple. C’est la raison pour laquelle il constitua le plus énorme amas qu’il put d’or et d’argent, de cuivre, de pierres, de poutres de cyprès et de cèdres, et qu’il fit venir d’Urphe, une île de la mer Rouge, riche en mines aurifères, une grande quantité d’or. À sa mort, son fils Salomon, qui avait reçu la mission de bâtir le temple avec le trésor constitué par son père, envoya la missive suivante au roi d’Égypte, qui s’appelait Vafres : « Salomon, roi de Judée, à Vafres, roi d’Égypte, son ami paternel, salut. [71] Sache que, par la grâce de Dieu et de David mon père, le royaume de Judée m’est échu. David, de son vivant, m’avait confié la mission de bâtir un temple au Créateur du ciel et de la terre et m’avait exprimé sa volonté, qui était que je t’envoie un courrier par lequel je te demanderais de bien vouloir me prêter ton concours et ton aide pour réaliser cette mission. C’est pour cela que je te demande de bien vouloir me faire la grâce de m’envoyer gens de maîtrise, maçons et tailleurs de pierre, ouvriers et charpentiers afin de construire ledit temple. » Quand il eut reçu cette lettre, le roi d’Égypte lui répondit par écrit le courrier suivant : « Je t’envoie cent soixante mille hommes, ouvriers et spécialistes en construction de bâtiments, comme tu m’as demandé. À cette fin, je vais faire dégager des crédits pour assurer leur entretien de façon que leur subsistance soit assurée, qu’ils ne manquent ni ne soient privés de rien, afin que, une fois terminée la construction totale du temple, ils puissent nous revenir en bonne forme. » Salomon envoya une lettre identique au roi Hiram[306] de Tyr ; il en reçut aussi une semblable réponse, dans laquelle il lui annonçait qu’il mettait à sa disposition le même nombre de gens de maîtrise et d’ouvriers. Mais il fit davantage en lui envoyant un architecte, c’est-à-dire un maître et éminent spécialiste en conception de bâtiments, originaire par sa mère de Judée, dont la renommée d’architecte disait qu’il était le meilleur des trois cent vingt mille gens de métier ci-dessus mentionnés. Ce qui représente un étonnant effectif.

La majeure partie de ce temple était de marbre blanc, construit en gradins à trois paliers, surmonté d’une couverture de plomb, percée d’une ouverture en forme de croissant. Il était de forme hexagonale à six pans.

Chaque étage de l’édifice, dans sa partie basse, avait soixante coudées en longueur et cent vingt en hauteur [sic]. Le mur intérieur était dans sa totalité recouvert d’or pur, le pavement de marbre fin. Le plafond qui recouvrait lesdits étages[307] était totalement fait de lattes de cèdre, de cyprès et de sapin reliées entre elles et entrelacées, formant une sorte de chaîne, par des clous d’or fin, chacun d’une valeur de cinquante sicles. Si la longueur et la hauteur des trois paliers se rétrécissaient au fur et à mesure que l’on s’élevait, la richesse du décor par contre allait toujours augmentant.

Il serait impossible de dire le coût de la construction de ce temple à qui ne l’aurait pas vu. Toutefois, celui qui existe actuellement est loin d’égaler en splendeur et en taille le bâtiment originel, lequel, à la date d’aujourd’hui, avait à quatre reprises été pillé, son trésor emporté, et dans sa presque totalité détruit et rasé. La réalité de l’édifice lui-même et de sa richesse intérieure dépasse tout entendement. Eupolème[308], historien païen, dit que la somme totale de l’or utilisé pour les colonnades et les vases en or du temple s’élève à quatre millions six cent mille talents d’or, et que la dépense en argent pour les clous et le reste monte à douze cent trente-deux talents.

[71v.] Puis, une fois que l’on eut payé les ouvriers, on les renvoya dans leur pays, ceux qui venaient d’Égypte en Égypte, les Tyriens à Tyr[309]. On leur avait réglé à chacun dix talents d’or. En guise d’introduction, il faut savoir qu’un talent vaut un sicle. L’exposé sur le talent nous permet de saisir le sens de ce qui a été écrit ci-dessus sur le trésor de David, estimé à la somme extraordinaire de talents mentionnée. Saint Jérôme, dans son exposé du chapitre 4 d’Ézéchiel, dit qu’un sicle correspond à un stater, valant quatre drachmes attiques ; ce qui est conforme au propos de Josèphe au livre 3 des Antiquités, où il affirme qu’un sicle vaut quatre drachmes attiques, tirant cette affirmation du chapitre 30 de l’Exode, où il est écrit : « Un sicle vaut vingt oboles, dont la moitié ira en offrande. » Selon ce calcul, en comptant les seuls cent soixante mille ouvriers, parce que le Texte Saint dit « cent soixante mille tailleurs de pierre, ainsi que soixante-dix mille qui livraient la pierre, et trois mille trois cents gens de maîtrise », si on a donné à chacun dix sicles d’or, soit quarante drachmes selon Eupolème, la somme totale se monte à un million six cent mille sicles d’or, soit six millions quatre cent mille drachmes (cent drachmes valant une livre). Or la livre romaine d’or fin, selon le texte précité, valait un peu plus de cent dix écus soleil. Pour faciliter les comptes, prenant un écu soleil pour une drachme, on arrive au total de six millions quatre cent mille écus. Ensuite, pour ce qui est de l’autre ligne de budget concernant les dépenses pour les colonnes, les ornements, les chérubins, les vases et les dorures du temple, il faut ajouter à la somme précédente quatre millions six cent mille sicles d’or, soit dix-huit millions quatre cent mille drachmes (soit autant en écus soleil), en prenant huit écus pour une once, soit huit drachmes ou huit gros selon notre monnaie de France, car nous appelons un gros ce qu’ils appelaient une drachme, et une demi-once ce que les Hébreux nommaient un sicle et les Grecs un stater.

Ces deux comptes réunis s’élèvent à vingt-quatre millions huit cent mille écus soleil. Mais étant donné que l’or était fin, nous prendrons l’once à neuf écus, soit dix-huit livres tournois ; nous ajouterons par livre romaine ou attique douze écus et demi, et par sicle [72] un demi-écu (la livre valant vingt-cinq sicles). L’addition s’élèvera alors à trois millions cent mille écus, le total étant de six millions deux cent mille sicles qui valent trois millions cent mille onces[310] ; et à chaque once nous ajouterons un écu soleil. Ce qui fait que le coût total du temple de Salomon, pour ce qui concerne les deux lignes de défenses susdites, s’est élevé à vingt-sept millions neuf cent mille écus soleil, à quoi il faut ajouter douze cent trente-deux talents, sept cent trente-sept mille deux cents écus couronnés. Tout cela sans tenir compte du coût de la main-d’œuvre pour les salaires versés à soixante-dix mille manouvriers dont fait mention le Texte Sacré au livre 3 des Rois, ni aux trois mille trois cents cadres à qui incombaient la construction, la maîtrise et l’intelligence de l’ouvrage. Sans parler de la chaux et de son voiturage, ni des achats du bronze et du fer. Le total s’élèvera encore notablement si l’on y ajoute les autres cent soixante mille ouvriers envoyés par le roi d’Égypte ainsi que le dit Eupolème. On retiendra en outre que le Texte Sacré ne fait mention que des tailleurs de pierre et des charpentiers. C’est dire assez quelle idée on peut se faire du coût, dont la valeur dépasse toute estimation, du chef-d’œuvre que représentait le temple de Salomon.

Messieurs les lecteurs, puissiez-vous être satisfaits du résultat de mon travail de recherche poursuivi à partir de diverses sources que j’ai exposées ici, afin de vous en donner plus ample connaissance. Si vous désirez en savoir davantage, consultez le livre 1 des Rois et celui des Paralipomènes. Ce faisant, vous connaîtrez tout ce qui concerne la réalisation de cette construction.


Jérusalem-Jaffa

(21-27 août)

Le lundi, vingt et unième jour d’août, à environ six heures du matin, nous nous retrouvâmes au mont Sion, pour faire humblement nos adieux à ce saint lieu et à ses religieux. Et croyez bien que cela ne se passa pas sans larmes tant de notre côté que de celui des religieux. Le cher père gardien nous donna sa bénédiction, et mit à notre disposition, pour nous accompagner jusqu’à Chypre où ils avaient quelques affaires à régler, quelques-uns de ses frères. À peine nos ânes avaient-ils été avancés que nous étions en selle, alourdis de nos petits paquets que nous tentions du mieux possible de dissimuler. Et c’est ainsi que notre troupe prit le départ : à pied, devant, les Maures, ouvrant la route, nous ensuite, et en arrière-garde les cavaliers. Nous redoutions la rencontre d’Arabes, car il arrivait souvent que leurs embuscades fussent pour les pèlerins plus dangereuses au retour qu’à l’arrivée. La véhémente chaleur du soleil nous contraignit à nous arrêter pour rafraîchir nos ânes, à l’ombre d’une [72v.] oliveraie, en un lieu nommé Val de Jérémie, là où déjà, lors de notre arrivée, nous avions fait halte pour la nuit, étant donné qu’il était pourvu d’une belle fontaine à l’eau bonne et fraîche. En pareille circonstance, qui possédait du pain ou un cruchon faisait bien d’en user, car les auberges de la région n’étaient pas ouvertes ni les taverniers debout, et n’avaient rien à nous proposer. Nous avions imaginé que nous allions y marquer un temps d’arrêt pour nous reposer ; mais à peine avions-nous attaché nos ânes qu’il nous fallut immédiatement les reprendre et repartir bon train. Reprendre la route aussi vite sans avoir pris une collation ne nous causa pas un grand plaisir.

Mais voilà ! Il faut faire ce qui plaît à ces messieurs les Turcs, qui s’en vont mangeant par les chemins autant à leurs aises que s’ils étaient assis à une table. Nous avions franchi les hautes montagnes et les rochers désertiques qui s’étendent sur plus de six milles, et nous étions parvenus en haut du versant à proximité du Latron, quand nous nous trouvâmes face à face avec une bande d’Arabes très dangereux, qui nous auraient tous tués et massacrés sans la courageuse et rapide protection de nos Turcs et de nos Maures. En la circonstance, ils nous défendirent et se mirent ainsi à notre service de belle et audacieuse façon. Monseigneur le soubachi ne fut pas le dernier, qui sut faire montre de ses qualités d’homme de courage. En effet, grâce à son aide et à sa participation, nos attaquants furent rejetés et repoussés à l’intérieur du massif montagneux, alors que leur effectif pouvait bien atteindre quarante hommes à cheval et quarante hommes à pied. Alors qu’il grimpait un raidillon escarpé, l’un d’eux n’eut pas les pieds aussi agiles qu’un dromadaire, ce qui fit qu’il fut atteint par la pertuisane de monseigneur le soubachi. Le coup fut si violent que le fer de la lance ressortait de trois bons pieds à l’avant de la poitrine, le faisant ressembler à un homme revêtu de sa cuirasse[311]. Il fut bien obligé de rester sur place « au pourri »[312], à la manière de ceux qui jouent aux barres en notre pays. Néanmoins, une flèche tirée par l’arc de l’un des Arabes vint atteindre la monture dudit monseigneur le soubachi au beau milieu du ventre, avec une telle force qu’il fut contraint de l’abandonner, de changer de cheval, et de laisser celui qui avait été blessé dormir de son dernier sommeil sur place, en pâture à venir aux corbeaux. On prétendait que la bête valait bien cent ducats, et je pensais « en moi-même » que nous aurions bien pu rassembler quelques fonds entre nous pour le dédommager, car cela avait été fait pour notre défense et notre protection, et j’y allais déjà, pour moi seul, d’un ducat. Mais à aucun moment le soubachi, pauvre et simple personnage, qui n’avait pas plus de méchanceté qu’un raccommodeur de faïence[313], ne fit entendre la moindre récrimination. Nous étions en nombre, mais sans verges ni bâtons, et on nous fit nous arrêter à l’ombre sous des oliviers auprès d’un gros tas de cailloux, pour, s’il le fallait, nous en servir [73] comme moyen de défense en cas de nécessité. Considérez bien que nous l’avions échappé belle, car si l’affaire eût mal tourné pour nos Turcs, c’en était fini pour nous, de façon sûre et certaine, mais jamais plus nous n’eussions goûté des bons vins de France, et nous fussions tous restés sur place les tripes au soleil.

Une fois les Arabes repoussés, emportés par le grand galop de nos ânes, nous mîmes le cap droit sur Rama, par un beau chemin uni, bordé de sauge et de fenouil, que c’en était une merveille. Nous avions encore dix milles à parcourir avant de faire étape, et nous étions toujours sur nos gardes, craignant un retour de nos agresseurs, ce qu’ils ne manquèrent pas de faire à deux ou trois reprises, s’en venant se livrer devant nos gens à des exercices de virevolte sur leurs chevaux légers, ce qui ne manquait pas d’être un joli spectacle à voir.

La garde montée effectivement par nos Maures devant la traversée de la montagne fut si efficace qu’à aucun moment, jusqu’à notre arrivée à Rama, les Arabes n’eurent la moindre prise sur notre troupe. Nous étions à Rama fort tard. On nous emmena directement dans le lieu d’hébergement qui nous était attribué. Monseigneur le soubachi, quant à lui, et ses « consorts » étaient hébergés dans la ville. En réalité, le soubachi se comporta en homme d’honneur et plein de bonté. En effet, il nous accorda pour la nuit, afin d’y faire le guet, une compagnie de huit hommes, qui montèrent la garde à nos côtés, par crainte que les Arabes n’escaladent les murs de notre logis, qui n’étaient pas capables de leur opposer une grande résistance. C’est dans ces conditions que la nuit se passa. Non sans une vraie peur, certes, mais à celui à qui Dieu peut accorder aide et soutien, personne ne pourrait facilement nuire.

Le mardi, vingt-deuxième jour d’août, nous ne quittâmes point Rama. Pour quelle raison ? Je ne saurais vous la dire, car elle ne parvint pas jusqu’à ma connaissance, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que les plus éclairés d’entre nous tenaient l’opinion que le responsable de la situation était le patron et capitaine de notre nave. Par trahison et calcul. L’approvisionnement du bateau pour le retour n’étant pas prêt, c’était pour lui la bonne excuse, car il savait bien que, dès l’instant où nous serions à bord, les frais pour notre entretien seraient à sa charge.

Les murmures à ce sujet allaient bon train. En tout cas, il ne s’en souciait nullement. Et nous étions là, au milieu des Turcs de Rama comme les brebis au milieu des loups, pour la raison que le danger et les périls encourus étaient beaucoup plus grands au retour qu’à l’aller. De fait, un des officiers de Rama, accompagné de cinq ou six hommes de main et sergents d’enfer, pénétrèrent après midi dans notre lieu d’hébergement avec l’intention de mettre la main sur un pauvre Flamand fort malade et gravement atteint dans ses « génitoires ». Sans prendre le moins du monde cela en compte, ils le jetèrent à terre, le battant, le frappant, à grands coups de pieds et de bâtons. Après quoi ils l’emmenèrent prisonnier. Selon eux, la raison était qu’il avait tardé à régler le prix du transport pour l’âne qui avait assuré son transport jusqu’au Jourdain et qui s’élevait bien à six marcels d’argent, soit dix-huit gros de notre monnaie. Ledit pèlerin avait une bonne raison de tarder à régler cette somme, si toutefois chacun d’entre nous avait tenu bon comme lui. En effet, la convention signée stipulait que tous les frais étaient à la charge de notre patron et capitaine. Mais lui prétendait, pour toute défense, que cela n’était pas compris dans le marché passé. Il fut impossible de le ramener à de meilleurs sentiments, et nous fûmes dans l’obligation de racheter notre pèlerin de nos propres deniers, pour la somme de trente ducats d’or.

[73v.] Le mercredi, vingt-troisième jour d’août, toute la journée durant, nous restâmes encore audit lieu de Rama. Ce qui nous remplissait tous de mécontentement et de panique, autant à cause de la peur que nous avions des Arabes et de nos ennemis, que de la chaleur et du manque de vivres. L’eau, principalement, faisait défaut ; celle de la citerne à notre disposition commençait déjà à sentir fort. Ce fut la raison pour laquelle l’avis unanime prévalut au sein de notre groupe d’aller trouver notre capitaine pour nous enquérir de ses intentions quant à la sortie de notre gîte, et de la date sûre à laquelle il prévoyait de nous en tirer. Mais, avec dédain et orgueil, comme un mouton cornu, il nous asséna en guise de réponse que si nous lui cherchions querelle, nous n’en sortirions pas avant quinze jours. Nous en fûmes plus abasourdis et contraints d’en rabattre, et il fallut nous laisser « tailler le poil à la mode lombarde ». Il disait, en fait d’arguments, qu’il lui fallait d’abord récupérer le patron de notre nave dont les Turcs s’étaient emparés au port de Jaffa, alors qu’il était en train de faire provision d’eau douce ; ils demandaient pour sa rançon cent ducats, étant donné qu’il n’était pas compté au nombre des pèlerins, et qu’il ne devait sous aucun prétexte descendre à terre sans l’autorisation du seigneur de Rama. Cette raison qu’il avançait là, je crois bien, n’avait pas grand poids, mais nous fûmes réduits à l’avaler et à la trouver aussi douce qu’un filet de lait.

Le jeudi, vingt-quatrième jour d’août, fête de saint Barthélemy, tous les pèlerins se recueillirent, autant que la chose leur était possible, pour assister à une messe en la chapelle dudit lieu où nous étions hébergés. Elle était dite et célébrée par le gardien et vicaire de Bethléem, qui venait avec nous jusqu’à Chypre. Et nous étions toujours à attendre d’heure en heure le signal du départ. Après le dîner, aux environs de douze heures, la majorité de ces messieurs les pèlerins (à l’exception des flatteurs et des timides) se rassemblèrent pour aller en groupe retrouver notre capitaine et patron afin de savoir de lui ce qu’il avait l’intention de faire et ce qu’il pensait de la situation. Quand il se rendit compte de l’importance de notre délégation, il nous fit la réponse suivante, dictée par une façon de mépris, à savoir que, si nous voulions partir sans monseigneur le soubachi, il acceptait, lui, de nous emmener, monté sur un bon cheval turquois ; si, par hasard, il arrivait que nous nous trouvions face à face avec les Arabes ou quelque autre groupe, cela lui permettrait de s’enfuir et de nous laisser sur place, nos personnes exposées sans défense à tous les dangers et périls. Ce qui tira d’un gentilhomme de notre groupe, qui était l’un de mes compagnons, le nommé Charles de Condé, la répartie suivante, à savoir que, s’il agissait comme il le disait, il ne se comporterait pas en homme d’honneur ni de bien. Il lui répondit, furieux, qu’il était un effronté menteur et que, pour avoir tant parlé, à la première escale à terre que l’on ferait, en quelque île que ce fût, il l’abandonnerait là, sur les cailloux et le sable de la mer. Nous fûmes réduits au silence, achetant ainsi la paix avec lui et ses bonnes grâces en échange de retour dans nos cabines. Maigre bilan assurément. Mais vous devez être bien persuadés que, si cela s’était passé ailleurs qu’en Turquie, certains d’entre nous seraient allés jusqu’à lui faire entrevoir les derniers instants de sa vie.

[74] Vendredi, vingt-cinquième jour d’août, nous étions sur les murs, sur le coup de midi, bien mal nourris et rassasiés. Certes les Turcs ne manquaient pas de nous proposer en quantité suffisante du pain, des œufs, des raisins (pour ce qui est du vin, il n’en était pas question), mais nous avions avec nous plus de trente malades qui faisaient vraiment pitié à voir, lorsque nous aperçûmes, se dirigeant vers notre gîte, un groupe de messagers turcs. Nous nous imaginions que c’était un heureux présage pour nous, pensions-nous. Mais pas du tout (comme nous l’apprîmes par la suite de la bouche de certains interprètes) ! C’était le fourbe, pervers, bâtard de capitaine, traître à l’égal de Judas, qui leur avait demandé de venir le chercher secrètement pour le conduire auprès du seigneur soubachi qui était logé à Rama, attendant notre départ, pour lui vendre plusieurs pièces de soie et de tissus de diverses sortes. Et, vu la durée de son absence qui se prolongeait, il nous fit passer le message qu’il était détenu comme otage au motif que les pèlerins étaient descendus à terre au port de Jaffa sans en avoir obtenu l’autorisation du seigneur de Rama, et qu’il fallait, pour apaiser ce différend, que chaque pèlerin verse un médin d’argent (qui équivaut approximativement à un teston de notre monnaie). Mais cela était faux. Il mentait en mauvais homme qu’il était. Il faisait cela pour couvrir son énorme trahison à visée lucrative.

Samedi, vingt-sixième jour d’août, la perversité de notre capitaine fit quelque peu place à un comportement teinté de douceur et de bonté. Je ne sais si c’était Dieu qui l’inspirait, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que vers les sept heures du matin, il nous fit amener nos ânes. Après en avoir obtenu l’autorisation dudit seigneur de Rama, qui se joignit au seigneur soubachi pour nous accompagner, nous montâmes joyeusement en selle. Et ainsi encadrés, allant bon train malgré la chaleur, qui était telle que l’on n’osait pas exposer son visage au soleil, nous parvînmes au port de Jaffa. Et quand nos ânes eurent été rendus à leurs propriétaires, nous fûmes renvoyés et remis dans nos cavernes pour nous reposer. Nous y restâmes la durée de trois heures, avec interdiction d’en sortir sous peine de bastonnade. Le soleil commençait à se coucher. On nous fit alors savoir que la taxe pour le départ serait par personne de deux marquets ; mais les méchants et grossiers Sarrazins, constatant que notre impatience et notre envie de regagner notre nave étaient si grandes que c’était à qui, pour ce faire, devancerait l’autre, décidèrent précipitamment que ce serait un médin que chacun aurait à régler, ce qui faisait deux marquets de mieux. On nous fit alors rentrer dans nos grottes à grands coups de bâtons. Certains en eurent de beaux horions. [74v.] Toutefois il était préférable d’aligner cette somme plutôt que d’attendre davantage. Alors, en toute connaissance de cause, les uns après les autres, autant par force que par droit, nous réglâmes cedit médin. Et l’opération d’embarquement commença par groupes, avec la barque de la nave. Certains avaient une telle envie d’être les premiers qu’ils s’avançaient dans l’eau de la mer jusqu’à mi-cuisses pour s’agripper à la barque et y prendre place. Nos matelots mirent tant d’ardeur à la chose qu’en un temps record le transport de tous fut mené à bien, à l’exception toutefois de quelques pauvres diables romains et espagnols qui restèrent à terre toute la nuit, parce qu’ils n’avaient pas assez d’argent pour régler au capitaine le prix de leur retour. En réalité, si les frères pèlerins n’y étaient pas allés de leur aumône, en s’empressant de payer le capitaine et de lui donner satisfaction, il les aurait laissés en Turquie, comme esclaves. Le lendemain matin, autant par honte que par pitié, il les fit aller chercher, ce qui nous remplit de joie de les voir revenir parmi nous. Imaginez un peu quelles prières, quelles oraisons nous adressions à Dieu pour nous avoir fait la grâce d’échapper aux mains des méchants Turcs et Sarrazins, et de nous permettre de terminer notre saint voyage en parfaite santé. La joie que nous exprimions, sur la nave, faisait merveille à voir, tellement notre assurance était grande. D’une seule voix, nous entonnâmes le Salve regina et d’autres antiennes, ne cessant de louer notre Créateur et recommandant à Dieu la Terre Sainte que nous avions tant désiré voir et visiter.


Jaffa-Chypre

(27 août – 19 septembre)

Le dimanche, vingt-septième jour d’août, nous restâmes sur place toute la journée, sur une nave immobilisée. Il y avait cependant un vent propice à la levée des voiles, mais le maître d’équipage qui était détenu prisonnier des Turcs n’était pas là. Pour le récupérer, il fallait d’abord donner pour le seigneur de Jaffa cent ducats d’or et une tunique de soie. Ce qui fait que nous nous trouvâmes dans l’obligation de poursuivre notre attente ancrés à Jaffa. La chose ne se passa pas sans de grands maux de tête et des vertiges dus à l’air marin et à ses effluves, avec lesquels nous venions de renouer. Le nombre des malades était étonnant. J’en étais, et non des derniers. J’étais à ce point dégoûté de toute nourriture que je n’étais en mesure de rien manger ni boire, malgré tous les efforts déployés par monseigneur le baron d’Haussonville pour me venir en aide en me faisant partager ses réserves et en mettant tout en œuvre pour me soulager. À aucun moment, en quelque situation que ce fût, je ne le vis accablé ni désespéré.

[75] Le lundi, vingt-huitième jour d’août, nous étions toujours au port de Jaffa, attendant le retour de notre maître d’équipage. C’est alors que notre capitaine quitta la nave pour se rendre à terre. Nous en étions bien joyeux, croyant qu’il allait le chercher, mais pas du tout : il s’en allait vendre des pièces de laine à un groupe de marchands installés sur le rivage, venus tenir une foire et un marché pour une durée de huit jours. Il nous fallut encore, dans l’attente de son retour, prendre notre mal en patience, et porter secours aux pauvres malades dont le nombre avait tout lieu d’étonner.

Le mardi, vingt-neuvième jour d’août, fête de la Décollation de saint Jean-Baptiste, on nous ramena le maître d’équipage de notre nave qui était prisonnier au château de Jaffa. Sa seule rançon était bien de cent ducats d’or et d’une tunique de soie, mais les pervers et maudits Maures qui étaient chargés de son transport refusèrent de prendre la mer si l’on n’ajoutait pas encore, mais pour eux seuls, trente ducats, ce qui était anormal par rapport au premier accord et au compromis passés à leur sujet par notre patron. Mais, pour avoir la paix et récupérer notre maître d’équipage, il fallut en passer par leur mensongère façon de faire. Il embarqua et nous rejoignit. Nous en étions tout joyeux. Et cela pour deux raisons. La première, c’est qu’il était un brave homme et fort paisible (même s’il était vénitien et peu fiable). La deuxième, qu’il était le plus expérimenté de tous dans l’art de commander à un équipage, quel qu’il soit, de tout le corps des matelots de Venise. Étant donné l’état de faiblesse dans lequel il était, vu les affreux mauvais traitements dont il avait été l’objet, frappé et souffleté, notre départ n’eut pas lieu ce jour-là, de manière à lui permettre de se reposer un peu et de reprendre ses esprits. Cette façon de faire, par égard pour lui, eut le don de nous satisfaire tous.

Le mercredi, trentième jour d’août, nous aurions bien pris le départ, à condition que le vent nous eût été favorable. Mais c’était tout le contraire. Il fallut encore patienter. Nous n’avions rien d’autre à faire qu’à tuer le temps en parcourant la nave et à regarder du haut du pont, parmi les poissons, ceux qui avaient la plus grosse tête. On pouvait facilement les apercevoir jusqu’à plus de dix toises de profondeur, tant la mer était calme et tranquille. Le soleil, en plus, avait un tel éclat et brillait si fort que la totale immobilité de l’eau nous permettait de distinguer les lointains les plus reculés. L’un des officiers de la nave, appelé le pilote, jeta une grande corde dans la mer, dont l’hameçon était garni d’un gros morceau de foie de bœuf qui pesait bien trois livres. Plusieurs gros poissons s’approchèrent de cet appât de viande, et parmi eux il y en eut un, plus gourmand que les autres [75v.], qui d’un coup subit se jeta sur les appâts de façon telle qu’en guise d’écot à payer il resta prisonnier et ferré à l’hameçon. Et lors de la manœuvre opérée pour le tirer hors de l’eau, c’était un vrai plaisir de le voir se débattre et bondir en tous sens, et n’eût été l’habileté dudit pilote qui excellait à donner du mou au filin lorsqu’il reprenait le large, il aurait véritablement tout cassé et se serait échappé. Mais, d’un bond, cinq ou six hommes d’équipage étaient descendus de la nave avec pertuisanes et hallebardes, et à peine s’était-il approché si peu que ce soit de la surface de l’eau à l’air libre, qu’ils lui assénèrent un coup mortel. Il fut alors hissé à l’intérieur de la chaloupe de débarquement qui était attachée à l’arrière de la nave, et à l’aide d’un second filin on le tira jusque sur le pont, à notre joie qui était grande de contempler un si beau et si grand poisson. Il pouvait bien avoir douze pieds de long, et il avait la taille d’un homme de belle corpulence ; il avait la gueule sous la tête, et non point à la façon des autres poissons. Des gentilshommes de Bretagne disaient que son nom était hable. Il fut rapidement déshabillé et dépouillé comme saint Barthélemy, débité en fines tranches, et grillé légèrement saupoudré de sel. Mais au goût il était à peu près aussi bon que de l’écorce de bois.

Le jeudi, dernier jour d’août, deux heures avant le jour, le maître d’équipage fit procéder à la remontée des ancres et ensuite au largage des voiles en les confiant à la garde de Notre-Seigneur. Nous nous éloignâmes alors du port de Jaffa, ce qui nous remplit d’une grande joie. Mais le vent n’avait rien de vraiment remarquable, ce qui fit que nous ne perdîmes point de vue ledit port de Jaffa. En tout cas, chacun se mit en devoir de saluer pieusement et de remercier Dieu de nous avoir fait la grâce de nous maintenir en santé et de nous avoir accordé le temps et l’opportunité de contempler et de visiter les Saints Lieux qu’Il avait foulés de Ses précieux pas.

Le vendredi, premier jour de septembre, le vent était relativement bon, mais il ne nous poussait pas de manière aussi franche que souhaitée par nous ; toutefois il fallait bien patienter et accepter ce que Dieu nous envoyait. Il faisait une telle chaleur et si véhémente qu’aucun de nous ne se risquait à quitter les endroits de la nave où y avait de l’ombre. Aux environs de trois heures après-midi, trépassa sur notre nave un honorable homme d’Église, le plus robuste et le plus grand en taille de toute notre compagnie. Il était âgé d’environ trente-six ans ; on l’appelait messire Bocalde de Delft[314] en Hollande, au diocèse de Maastricht. Curé d’un village nommé Wondt, c’était un savant, merveilleusement doué quant au maniement de la langue latine. Il mourut, à en croire la rumeur, [76] d’une fièvre continue. Il s’était fait pratiquer des saignées par notre prétentieux[315] chirurgien, ce qui, disait-on, avait été à l’origine de son mal. Nous en étions tous remplis d’une grande affliction en même temps que de peur. En un instant, un cercueil de sapin fut confectionné, que l’on arrangea de fort belle façon. Le mort y fut déposé, revêtu de ses vêtements, portant attaché au cou un billet rédigé en latin et une petite bourse contenant un ducat, destiné à ceux qui le trouveraient et qui voudraient lui donner une sépulture. Le coffre avait été enduit de bitume et de poix noire, et calfaté avec des bandes de linge à la façon dont on pare les tonneaux pour éviter les fuites de vin. Une fois les vigiles des morts terminées, et récités par chacun des assistants trois Pater noster et trois Ave Maria, le corps fut jeté dans la mer comme une malheureuse créature. Je prie Dieu mon Créateur de bien vouloir prendre son âme en particulière considération, ainsi que celle de tous les autres fidèles trépassés. Amen.

Le samedi, second jour de septembre, le vent était doux et modéré ; et progressant ainsi si peu que ce soit, nous nous trouvions à une distance dudit rivage et du port de Jaffa environ de soixante ou quatre-vingts milles, et nous désirions ardemment atteindre le royaume de Chypre, afin de nous reposer et de réparer nos forces. Car la majorité d’entre nous étaient malades et en fort mauvaise forme, tant à cause des souffrances et des tourments que nous avions endurés à terre – chaleur, mauvais traitements, nuits passées couchés sur la dure, vexations dont nous étions l’objet de la part des Turcs et des Arabes –, que de la houle et de la senteur de la mer que nous avions à nouveau retrouvées, ainsi que de tout un tas d’autres misères dues à notre capitaine, du fait de la nourriture mal préparée et qui était dégoûtante comme vous le savez. Il avait perçu la totalité de l’argent que nous devions lui verser, et il savait fort bien qu’il n’avait plus à attendre de nous quelque denier que ce fût.

Le dimanche, troisième jour de septembre, le temps était beau et clair. Nous fûmes contraints de jouer au jeu du bateleur qui consiste à faire et à défaire, car avant dix heures du matin nous avions amorcé notre retour en direction de Jaffa, poussés par un vent qui soufflait du ponant[316] et qui nous était contraire, et nous nous étions rapprochés du port à une distance de vingt milles. Cela nous remplit d’étonnement, à l’idée qu’en si peu d’heures nous avions perdu notre temps, même si nous dûmes prendre en patience, plus par force que de bon gré, ce monde plein de merveilles qu’est celui de la mer, pour cette raison que vous, vous voulez aller en un lieu, tandis que les vents et Neptune veulent que vous alliez dans un autre. Ceux qui restent le pied ferme sur la terre sont bien heureux.

[76v.] Le lundi quatrième, le mardi cinquième, le mercredi sixième et le jeudi septième jours de septembre, nous étions errants par la mer Méditerranée comme de pauvres hébétés, sans la moindre connaissance de l’endroit où nous nous trouvions. Tantôt nous étions entraînés vers le nord, en direction de Beyrouth et de Tripoli, tantôt nous amorcions subitement un virage vers le Midi, nous dirigeant vers Le Caire, Alexandrie, et la puissante cité de Damiette, à plus de quatre cents milles de notre route. Et toujours pas le moindre vent, dont nous avions impérativement besoin. Il ne nous restait plus qu’à nous recommander à Notre-Seigneur, car nous redoutions les galères des Turcs chargées de pirates, qui journellement patrouillaient sur la mer à la recherche de voyageurs à dévaliser. Chacun de nous se devait de faire le guet et se préparer activement à recourir aux armes pour se défendre virilement, au cas où il y aurait rencontre et combat avec les pirates.

Le vendredi, huitième jour de septembre, fête solennelle de la Nativité de la Vierge sacrée, Marie, mère de Dieu, afin de préparer chacun d’entre nous à célébrer pieusement ce jour de fête comme sa solennité le requiert, une messe empreinte de grande ferveur fut célébrée par frère Saphinus de Bolio, homme vénérable pour sa grande sagesse, qui était le gardien et le vicaire de Bethléem. Il nous démontra qu’il avait reçu mandat, du magnifique messire[317] capitaine, de poser la question et de demander devant nous tous si certains de notre compagnie n’encouraient point quelque cas d’excommunication pour avoir pris ou gardé, sciemment ou sans le savoir, quelque fragment des Lieux Saints de Jérusalem, provenant par exemple du sépulcre de Notre-Seigneur, ou de la Vierge Marie, sans en avoir reçu l’autorisation du gardien de Jérusalem, ni sans se l’être fait donner par lui. Ayant ainsi argumenté, il nous fit mettre à genoux, les mains jointes, et nous invita à dire pieusement nos Confiteor, Pater noster et Ave Maria. Une fois nos prières terminées, en sa qualité de vicaire général du cher père gardien de Sion, patriarche latin de Jérusalem, il nous donna l’absolution au cas où, pour la raison ci-dessus exposée, ou pour tout autre motif qui aurait été omis, nous avions encouru la peine d’excommunication. Quand tout fut fini, messe et prédication, nous fûmes tous aimablement invités, en l’honneur du jour qui était placé sous la dédicace de Marie la Vierge sacrée, et aussi pour obtenir la grâce d’échapper aux dangers de la mer et aux pirates turcs (qui étaient basés tout près) – c’est-à-dire à Alexandrie et à Damiette en Égypte –, à mettre chacun la main à notre bourse pour faire une pieuse aumône à Notre-Dame de Nappe, située dans l’île de Chypre, auprès des salines. Spontanément, chacun selon ses moyens, nous fîmes notre offrande. Et nous continuions ainsi, jour après jour, à attendre un vent propice qui nous remît sur la bonne route.

[77] Le lendemain, samedi, neuvième jour de septembre, voyant que nous étions déjà depuis quinze jours en mer sans toucher terre, et que les vivres allaient manquer si Dieu n’y pourvoyait pas d’une autre façon, la décision fut prise par les maîtres mariniers de jeter les ancres en pleine haute mer, par crainte de dériver vers un rivage situé trop près de l’Éthiopie et de l’Afrique, étant donné qu’Éole, le dieu des vents, ne voulait pas souffler dans la direction qui était pour nous était la bonne.

Le dimanche, dixième jour de septembre, ainsi que le lundi onze et le mardi douze, étaient grandes la souffrance ainsi que la confusion où nous étions, qui étaient dues autant à la peur d’être jetés sur une terre turque, qu’au manque de bois et d’eau douce. Sachez ainsi, messieurs les lecteurs, que ni le patron, ni le pilote de notre nave qui se doit d’être le personnage le plus qualifié dans les choses de la mer, n’avaient pas la moindre connaissance, pas plus que moi, de la région ni de l’endroit ni du lieu où nous nous trouvions. Ils étaient tous aussi stupéfaits qu’un fondeur de cloche qui aurait perdu sa mée[318]. Alors le sieur capitaine nous interrogea et nous fit la proposition suivante, à savoir que chacun de nous voulût bien se contenter de pain, de vin, de fromage et de sardines, car il était impossible de faire un potage à la viande ou de toute autre chose, pour la bonne raison qu’en fait d’eau nous n’en avions pas qui ne fût puante et empestée, au point qu’il nous était difficilement supportable de nous approcher des récipients[319] où on la conservait. Et il affirmait en outre qu’il allait être réduit à n’avoir plus d’autre source d’approvisionnement en bois pour la cuisson des aliments et pour faire les potages que de couper et de débiter les cloisons de nos cabines, nos coffres de sapin, et toutes les autres choses à nous fort utiles. Il lui était extrêmement regrettable (comme il disait) d’être réduit à nous traiter de la façon aussi frustre et aussi rudimentaire qu’il pratiquait. Mais, la bonne bête, je suis persuadé qu’il y trouvait son compte, puisque c’était une bonne façon de rogner sur les dépenses. Quand les Vénitiens veulent obtenir quelque chose, ils sont obséquieux à un point qui tient du miracle, mais une fois qu’ils ont obtenu ce qu’ils demandent, vous ne les intéressez plus guère. Sa proposition pleine d’humilité fut entendue. Il convainquit la plupart d’entre nous, en attendant que Dieu nous accorde la grâce de refaire nos réserves dans quelque bonne région.

Le mercredi, treizième jour de septembre, nous n’avions pas plus de changement de temps qu’au cours des jours précédents, ce qui était cause de grande crainte pour nous et de malaise. Et pour nous réconforter un peu plus, ce jour-là, mourut en notre compagnie l’un de nos frères pèlerins, appelé Hanus Lambert, natif de Bruges en Flandre. C’était un homme de bien et courtois de sa personne. Il fut placé dans un coffre de sapin parfaitement bituminé et paré ; puis quand les matines des morts furent terminées, chacun de nous étant présent, il fut jeté dans sa sépulture neptunienne que lui offrait la mer. Puisse Dieu lui faire la grâce de lui donner place dans Son Paradis.

[77v.] C’était environ trois heures après midi. La chaleur était à son comble, lorsque nous aperçûmes une voile sur la mer qui nous paraissait venir dans notre direction. À six heures, le bateau s’approcha de nous si près que le nocher de notre nave, à coups de sifflet, entra en contact avec l’équipage, et nous apprîmes ainsi que c’était un galion de Chypre qui livrait du froment aux frères du mont Sion de Jérusalem, et qu’il y avait à bord dix pèlerins grecs. Il nous fut demandé si nous avions avec nous des frères dudit mont Sion. Nous répondîmes que oui, et qu’ils se rendaient à Chypre pour ramener ledit froment. Alors, à l’instant même, ils passèrent dans l’autre nave, et nous nous recommandâmes réciproquement à Notre-Seigneur Jésus.

Le jeudi, quatorzième jour de septembre, fête de l’Exaltation de la Sainte-Croix, le vent se mit à changer, mais c’était à la façon des braconniers qui chassent à contre-ongle[320], et alors que nous devions virer au ponant[321], nous fûmes renvoyés vers le nord. C’est ainsi que nous allions quasiment toujours, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, en laissant le bon itinéraire qui passait par la voie médiane. Quand la messe et la prédication furent terminées, une prière fut faite à Dieu, à la Sainte Croix et à monseigneur saint Antoine de Padoue, pour lui demander d’intercéder auprès de Dieu afin qu’Il nous accorde aide et secours.

Le vendredi, quinzième jour de septembre, et exactement la même chose le lendemain samedi, seizième jour dudit mois, les prières que nous adressions à Notre-Seigneur ne furent pas le moins du monde exaucées. Je ne sais si c’était à cause de nos fautes et de nos péchés, ou si telle était Sa volonté de nous envoyer pareille adversité afin de mettre à l’épreuve notre patience, (ou quoi), Dieu le sait et en connaît la raison, et pas du tout les hommes, et je ne voudrais nullement m’inscrire contre Sa sainte volonté. En tout cas, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’y avait personne chez nous les pèlerins, de même que chez les maîtres mariniers, qui ne fût muet et préoccupé devant cette interminable panne qui nous immobilisait au milieu de la mer, sans pouvoir gagner un port et nous ravitailler en vivres qui nous faisaient défaut.

Le dimanche, dix-septième jour de septembre, à la pointe du jour, se leva un petit vent relativement favorable quant à la bonne direction, mais il n’était pas très puissant. Cependant, si peu que ce soit, il nous fut utile. Après le dîner, nous aperçûmes au loin deux voiles qui brillaient et renvoyaient l’éclat du grand soleil. Ce qui nous rendit grandement perplexes, car nous ne savions pas si c’était des bateaux ou des galères turcs. Peu à peu, nous vers eux, eux vers nous, nous nous trouvâmes proches les uns des autres d’environ un demi-mille. Mais ces bâtiments ayant passé outre, en voici venir encore deux autres qui nous doublèrent de l’autre côté. [78] Et nous pensions, entre nous, qu’ils voulaient nous encercler de façon à s’emparer de nous, ce qui fait qu’il y en avait un certain nombre de notre compagnie qui auraient bien voulu se trouver à l’ombre sous quelque gros arbre en leur pays. Sur le coup de trois heures environ, nous aperçûmes encore deux autres galères qui forçaient la manœuvre pour se rapprocher de nous. La distance qui nous séparait d’elles était telle qu’on aurait pu facilement les atteindre d’une boule qu’on leur aurait jetée. Nous ne savions absolument pas quels gens c’étaient. Nous étions bannière de Jérusalem déployée et nos voiles à demi abattues selon le code de reconnaissance et en signe de salutation. Les deux galères continuèrent leur approche au plus près, jusqu’au moment où notre nocher qui était grec, et fort expert en italien, s’adressa aux gens d’en face, qui nous répondirent. Alors ceux de notre nave poussèrent trois grands hourras en guise de salut, que ceux d’en face nous rendirent de la même façon. Ils nous informèrent qu’ils venaient du royaume de Chypre, duquel nous n’étions plus très loin ; ce qui nous mit au cœur une joie qui n’avait pas de prix. Selon eux, la distance n’excédait pas cinquante milles. Ils ajoutèrent que les quatre galères que nous avions rencontrées et eux, en tout six par conséquent, avaient Beyrouth en Syrie comme port de destination, et qu’ils y allaient pour apporter renfort et aide aux navires marchands de Venise, pour le cas où il faudrait leur prêter main-forte contre les Turcs et les pirates. Les six galères réunies pouvaient bien transporter dix-huit cents hommes, tous « gentils » compagnons et hommes d’armes décidés à vendre leur peau à la pointe de leurs piques et de leurs hallebardes. Cela nous réjouit fort. En effet, nous savions d’une part où nous étions, et d’autre part nous connaissions de façon certaine le nombre exact de milles qu’il nous restait à parcourir pour atteindre Salins.

Le lundi, dix-huitième jour de septembre, environ une heure après minuit, les éclairs se déchaînèrent avec l’éclat et l’intensité du soleil, accompagnés du tonnerre et du vent le plus violent que de tout le chemin accompli jusque-là nous ayons eu à supporter. En un instant, marins et matelots amenèrent les voiles, et il n’y avait personne qui ne fût saisi de crainte et d’incertitude, quant à l’origine si soudaine d’un pareil grain. Mais, avant huit heures du matin, l’île de Chypre que nous avions tant désirée était en vue. La tornade dura environ jusqu’à l’heure de midi, où nous dînâmes de la façon dont on peut être traité lorsque l’on est en proie à la peur et qu’il n’y a pas grand-chose à manger. Toujours est-il que, grâce à Dieu, nous arrivâmes à petite distance du port de Salins. Le vent s’était calmé. Les voiles furent amenées, liées, remontées et roulées, les ancres jetées ; nous descendîmes dans la chaloupe qui devait nous conduire au port et à la côte d’un pays riche par sa production, spécialement de froment, d’orge, de sel, et par son commerce.


Chypre[322]

(19 septembre – 11 octobre)

Lorsque nous fûmes tous arrivés sur la terre ferme [78v.], quel spectacle c’était de voir les pèlerins trotter et courir pour occuper les meilleurs logis dans une grosse bourgade non enclose de murailles, et qui s’appelle Larnaka ! Au temps jadis, c’était une grande cité appelée Paphos, mais elle fut détruite par un jeune roi d’Angleterre[323], lorsqu’il s’en vint faire la conquête de la totalité du royaume de Chypre, pour tirer vengeance du viol dont sa sœur avait été la victime de la part du roi de Chypre. Celui-ci, sous prétexte d’hospitalité, l’avait reçue avec bienveillance lors de son pèlerinage à Jérusalem. Séduit par sa beauté, et cédant à la concupiscence, il la violenta et la déflora. Laquelle, rentrée en son pays, une fois son pèlerinage accompli, se plaignit de la chose auprès de son frère et de façon si convaincante qu’à la tête d’une forte expédition armée il tua le roi et mit toute l’île à sac, à feu et à sang, comme cela est présentement encore visible en plusieurs endroits du royaume, par exemple à Paphos, Limassol, Larnaka et ailleurs encore.

Le mardi matin, vingt-neuvième jour de septembre, nous fûmes voir et visiter les salines qui se trouvent à une petite lieue de Larnaka, et situées à un trait d’arbalète de la côte, dans une vallée toute plate, environnée de montagnes, aussi longue que large d’une bonne lieue française. C’est une chose admirable que ces salines. Je tiens pour conforme à la vérité qu’il y a quelques passages souterrains en communication avec la mer contiguë qui viennent détremper et humidifier le sol à la manière d’un marais ou d’une jonchère. Et quand arrive la saison d’hiver, les pluies qui ruissellent en abondance des montagnes environnantes se répandent dans ces marais, les recouvrent et les remplissent d’eaux qui sont dans l’impossibilité de trouver une autre issue, les transformant en lac durant l’hiver. L’eau y séjourne jusqu’en mai, juin, juillet et août, qui sont les mois où le soleil est le plus fort. Sous son action, l’eau s’épaissit et se transforme en une sorte de pâte congelée et qui prend comme si c’était de la glace, tandis que la nappe du dessous disparaît dans le sol par suite de la réduction de l’élément liquide. Alors, on la tranche en grands carreaux comme des pavés d’église ; puis on les dispose les uns à côté des autres jusqu’à ce qu’ils soient secs, parfaitement égouttés et bien durcis au soleil. Quand les carreaux ont séché, arrivent, chacun avec un âne, cinq cents manouvriers, munis de crochets de bois et d’instruments appropriés au transport de ce produit si beau, si blanc, si bon, si ferme, si agréable, si brillant, si savoureux que c’est un vrai bonheur que de voir cela.

[79] L’éloge que je fais de ce site fameux des salines de Chypre est tel que pour moi il n’existe, de par le monde, aucune chose naturelle dont on doive davantage s’émerveiller. Que tous les vrais Chrétiens fidèles tiennent pour certain qu’il y a là quelque chose qui est plus du domaine de Dieu que de celui de l’habileté de l’Homme.

Lorsque les ânes sont prêts, et qu’on les a chargés desdits carreaux, lesquels ont quatre doigts d’épaisseur et deux pieds au carré, ils les emportent (en empruntant des passages faits de madriers et de planches de sapin par crainte d’embourbement dans le marais) à l’extérieur des salines. On en fait alors des tas aussi gros que des montagnes. Je crois que, depuis mille ans, à la date d’aujourd’hui, leur hauteur dépasse celle des maisons de chez nous. C’est là que les marchands de Venise viennent chercher le sel pour le transporter et le livrer dans un grand nombre de pays, tant chrétiens que sarrazins et maures. Le quart de la production actuelle, à supposer que l’on puisse en approvisionner les quatre coins du monde sans exception, serait suffisant pour une population supérieure même trois fois à ce qu’elle est aujourd’hui.

Je ne peux pas me rassasier de parler de ces salines, tant est grande la beauté et magnificence du lieu. Il y avait des gens pour dire que c’est un conduit venant de la mer qui y amenait l’eau ; mais non, parce que ce canal, que j’ai vu et repéré – j’en fais foi devant tous sur mon pèlerinage et sur mon honneur –, dont ils parlent, eux, et qui se trouve sur le bord du lac, du côté de la mer, a été fait par la main de l’homme, pour collecter les eaux qui ruissellent de la montagne et les déverser dans la mer, par crainte qu’elles ne pénètrent dans le lac et qu’elles ne causent le ramollissement du sel qui a déjà commencé à se solidifier[324].

Certains habitants du pays racontent qu’il y a longtemps ce lac était une superbe vigne extraordinairement riche. Saint Lazare, frère de la Madeleine, après sa résurrection, passait par là, fatigué et accablé de chaleur. Voulant se rafraîchir, il demanda à une femme qui se trouvait là de bien vouloir lui faire la grâce de lui offrir une grappe de raisin. Elle lui répondit que ce n’était pas du raisin, mais du sel. Elle disait cela, pour plaisanter, à saint Lazare. Lazare rétorqua : « Je demande à Notre-Seigneur Jésus que ce soit donc du sel. » Sur quoi, instantanément, la totalité de la vigne se transmua en sel. La puissance de Dieu est immense ; Il a le pouvoir, sur les hommes, de faire et de leur faire supporter ce qui Lui plaît. Mais personnellement je n’ai pas trouvé trace de cela dans les Saintes Écritures ni dans les commandements de Dieu. C’est pourquoi je crois que ceux qui ne voudront pas admettre ce miracle ne seront pas condamnés pour un si petit péché[325].

[79v.][326] Mercredi, vingtième jour de septembre, mourut en notre compagnie monseigneur Adrien Genreau, personne vénérable et remplie de sagesse, originaire de Dannemoine[327], au diocèse de Langres, ce qui nous remplit de grande tristesse. Mais telle fut la volonté de Dieu. Toute notre compagnie, en cortège, tint à l’honorer pour l’emmener, afin de l’y inhumer, à environ une demi-lieue de Larnaka, dans une église de rite grec dédiée à monseigneur saint Lazare, frère de Marie-Madeleine. La cérémonie des funérailles fut célébrée dans une chapelle de rite latin, élevée à la gloire de la glorieuse Vierge Marie, située sur la partie gauche de l’église. Les prières pour les morts terminées, la sépulture lui fut donnée devant le petit portail de la chapelle tournée vers Larnaka. Je prie Dieu, mon Créateur, de bien vouloir Se souvenir de son âme.

Après le dîner de cedit jour, visitant la ville, nous allâmes assister au spectacle suivant. Il y avait là un jeune homme devant le palais seigneurial, mis en état d’arrestation, pour avoir proféré des paroles exécrables à l’encontre de la Vierge Marie. Sous nos yeux, on lui tira la langue hors de la bouche, et on la lui plaça dans l’incision que l’on avait pratiquée dans un bâton fendu, bien lisse à ses deux extrémités. Puis, ainsi traité, il fut conduit devant le portail d’une église située devant le palais, sur lequel était peinte une image de Notre-Dame. À genoux et les deux mains jointes, ledit blasphémateur demanda pardon de sa faute. Pour punition, on lui coupa la barbe, ce qui représente l’un des plus grands affronts que l’on puisse faire à un Grec. Une fois ce châtiment infligé, on le maintint lié à une colonne de marbre jusqu’à l’heure de vêpres, à la vue et à la risée de chacun. Puis, pour le rafraîchir, on le plaça dans un cachot où il resta jusqu’au lendemain matin, où on le libéra. Je suis persuadé que notre présence ne fut pas pour lui une bonne affaire, car le juge des peines mettait son honneur à rendre une bonne, brève et exemplaire justice, disant que les Vénitiens sont des gens de justice équitable pour tous, rendant à chacun selon son mérite ou son démérite. Et c’est de cette façon que fut traité ce pauvre diable de Grec, parce que nous étions là.

Jeudi, vingt et unième jour de septembre, au moment où le soleil se levait, nous étions à nouveau réunis à Saint-Lazare pour y assister à une messe pour le repos de l’âme de notre défunt. Quand le service funèbre fut terminé, nous retournâmes à nos logis respectifs, pour y faire grosse chère, et pour nous dédommager du temps passé où nous avions été mal traités. Quitter l’endroit où nous avions élu domicile était une chose dangereuse, sauf le matin et le soir, à cause de la chaleur torride du soleil, qui est horriblement nuisible et contraire [80] à tous ceux qui n’y sont pas habitués, un soleil très souvent à l’origine de graves altérations de santé et de névralgies, contre quoi il n’y a pas de remède instantané. En guise de passe-temps, nous étions forcés de tenir compagnie aux autres pour jouer à la marelle, à la baguette[328], aux aiguillettes[329], de façon à échapper à la torpeur méridienne. Après le repas du soir, nous eûmes à notre dévotion hommes et chevaux pour nous conduire de nuit jusqu’à la cité de Nicosie.

Vendredi matin, vingt-deuxième jour de septembre, vers huit heures, nous arrivions à la grande, opulente et riche cité de Nicosie, qui n’est point située en bordure de mer, mais à l’intérieur des terres, au pied de montagnes élevées, distante de vingt milles du port de Salins[330]. Elle est de taille quasiment égale à celle de Venise la magnifique. Elle possède plusieurs belles églises, tant de rite grec que latin, en particulier l’église métropolitaine latine dédiée à sainte Sophie, c’est-à-dire du saint Sauveur. À côté d’elle, il y a une église collégiale tenue par des moines grecs vêtus de bleu, qui ont la tête couverte de chaperons blancs à queue de plus d’une aune de long, et d’une demi-aune de large. Ces chaperons sont à doubles plis enroulés sur leur tête, à la manière des couvre-chefs que portent les femmes pour se protéger du soleil. Les quatre ordres mendiants sont tous latins. Ils possèdent de belles églises. Quant aux frères mineurs, ils ont deux couvents. Certains sont réformés, les autres non. Les Réformés s’appellent mineurs de Saint-Jean-de-Montfort. Ils possèdent son corps entier, et le gardien du couvent où est gardée la relique en préleva un petit fragment pour me le donner, parce que nous étions français comme lui qui était originaire de France. Il s’y fait un grand nombre de miracles étonnants à la gloire de Dieu et de ce glorieux saint. Sur l’une des poutres de l’église se trouve le plus gros, le plus grand et le plus effrayant crocodile qu’on ait jamais pu rencontrer sur le Nil ou ailleurs, selon les dires des spécialistes de la chose. Je l’ai vu de fort près ; il peut bien avoir vingt-deux pieds de long.

À Nicosie nous étions hébergés par les fourriers[331] dans le bel hôtel « seigneurial », réservé aux seuls gentilshommes et gens d’Église. On nous y servit, à notre demande, les menus les plus variés, mais c’était à nos frais. L’intendant – c’était son rôle – avait pour mission d’aller faire le marché dans la cité pour tout ce que nous désirions, avec l’argent que nous lui avions donné. Ce qui restait de la table lui était acquis, à lui et aux siens. Des lits propres aux draps de futaine[332] ne nous étaient pas ménagés, car la volonté des maîtres de céans était de nous accueillir avec toutes les marques d’honneur.

[80v.] Le samedi, le dimanche, le lundi suivants, et le mardi, qui était le vingt-sixième jour de septembre, nous restâmes à Nicosie. Chaque jour, nous visitions la cité et ses églises. Elles sont entretenues et desservies avec la plus grande piété, malgré leur éloignement de l’Église et du siège capital de Rome. Les dignitaires des églises grecques mettent tous leurs soins, et en font un point d’honneur, à valoriser les leurs tant par les chants qu’à travers les cérémonies qui s’y font. C’est ainsi que nous allâmes voir dans l’une de leurs églises l’index de monseigneur saint Jean-Baptiste, conservé intact en chair et en os, qui est l’objet de leur part d’une admirable et étonnante dévotion. Il n’y avait aucun dignitaire de l’église ou de la société civile, quel que soit le rang occupé par lui, qui n’adressât des signes d’honneur et de révérence aux pèlerins, en mettant la main à son bonnet et en s’inclinant comme s’il avait eu affaire à un grand seigneur.

Le mercredi, vingt-septième jour de septembre, mourut l’un de nos compagnons, un très honorable marchand de Flandre, appelé Cornelius Martinus, homme juste et honnête, âgé d’environ cinquante-six ans. Il n’avait jamais reçu le sacrement de mariage, et à son comportement, il donnait toutes les apparences d’un descendant de quelque puissante maison, car il disposait d’une belle fortune. Il fut inhumé à l’église dudit saint Lazare, auprès de monseigneur Adrien[333] dont il a été question ci-dessus. Puisse Jésus, dans Son infinie miséricorde, Se souvenir de leurs âmes et avoir pitié d’elles.

Ce même jour, à sept ou huit pèlerins, avec des guides et des chevaux de louage, nous partîmes de Nicosie après le souper. Ayant chevauché jusqu’à minuit, nous fîmes une pause de deux heures dans un petit village, de quoi nous reposer et nous rafraîchir d’un peu de vin, avant de repartir, fin prêts, agiles comme des chandeliers à barbier[334]. Notre train fut tel, grâce à nos chevaux, que le jeudi matin, vingt-huitième jour de septembre, nous parvenions à la puissante, inestimable, inégalée, inexpugnable, invincible, imprenable cité de Famagouste, qui est de la souveraineté de Venise comme toute l’île de Chypre, mais qui verse aux Turcs un tribut de six mille ducats. C’est la dernière ville de la Chrétienté[335], et, pour moi, la mieux fortifiée au monde. Les fossés, du côté de la terre ferme, au nord, sont tous taillés dans la roche, en forme de fond de cuve[336], d’une hauteur étonnante, et au Midi la ville est battue par les flots de la haute mer, ce qui constitue pour elle une protection qui dépasse toute imagination. Chaque jour il y a, à la solde des Vénitiens, six cents hommes d’action de toutes nationalités. [81] Il n’arrivera jamais, lorsqu’ils quittent Famagouste, qu’un grand seigneur n’en retienne un ou deux à son service et à sa convenance. Ils sont bien payés et touchent de bons salaires, à savoir par homme un ducat, chaque samedi. Qu’après cela ils fassent autant bombance qu’ils voudront avec leur ducat, ils n’en auront point d’autre avant le samedi suivant. Monseigneur le baron d’Haussonville nous avait devancés ; il nous accueillit gracieusement, en nous jetant par les fenêtre des verres pleins de vin, que pour ma part je saisis habilement au vol et arrêtai de mes mains, sans en casser un seul, ce qui ne manqua pas de plonger dans une joyeuse admiration notre hôte qui s’appelait Morgan.

Le vendredi matin, vingt-neuvième jour de septembre, nous quittâmes Famagouste pour voir l’emplacement et le lieu de la vieille ville et cité de Famagouste, où résidait monseigneur le roi Costus, père de madame sainte Catherine, vierge et martyre[337]. C’est un site de grande valeur, à voir ses ruines et l’état de démolition et de destruction auquel la ville a été réduite. Pour l’heure présente, chaque jour il y a plus de cinquante ouvriers qui s’activent à rechercher les pierres et les grandes colonnes de marbre et de porphyre, dont on ne peut pas imaginer combien elles sont nombreuses à être enfouies en terre, que l’on transporte à Famagouste-la-Neuve, afin d’en réparer les palais et les demeures anciennes. Aujourd’hui encore, on y voit la chambre où est née sainte Catherine, qui a été érigée en chapelle, fort belle, et qui est un lieu de grande dévotion dédiée à la sainte, où personnellement je dis ma messe. Un peu plus loin, à environ deux traits d’arbalète, se trouve la prison où elle fut enfermée par ordre de son père, le roi Costus, et qui est aussi un lieu de grande dévotion. Il faut avoir un cœur aussi dur que le diamant pour ne pas pleurer de joie et de piété à la pensée que c’est en cet endroit même que notre Sauveur Jésus lui apparut en lui présentant l’anneau nuptial de sainteté, et en l’exhortant à ne pas céder aux menaces et à résister aux supplices qu’on lui faisait subir. Pour atteindre ce lieu, il fallut avoir recours à une corde des cloches de ladite chapelle, parce que l’ermite n’était point présent et que la porte était fermée. Quand nous fûmes à l’intérieur, le Salve regina fut chanté, entonné par le capitaine George[338], gouverneur du lieu et maître capitaine du personnel militaire et de maison. Sur le chemin du retour à Famagouste, on nous montra le fragment d’une colonne de marbre porphyré, à laquelle avait été attachée et fustigée publiquement madame sainte Catherine. Je m’y attardai un moment afin d’en recueillir un fragment.

[81v.] Le samedi, trentième jour de septembre, de fort bon matin, nous allâmes célébrer la messe en l’église des frères mineurs. Les moines nous y reçurent avec beaucoup d’urbanité. Puis, sur notre trajet de retour, nous allâmes voir et visiter l’église cathédrale qui est une belle et imposante église dédiée à monseigneur saint Nicolas, que fit construire le grand et puissant prince Godefroy de Bouillon, roi de Jérusalem. C’est là qu’il y a la cloche qui était à Jérusalem durant le temps de la Passion de Notre-Seigneur. Dans une église de Sainte-Marie-de-Nive se trouve l’une des amphores en laquelle Notre-Seigneur changea l’eau en vin aux noces du maître d’hôtel[339], dont la capacité était approximativement de quatre setiers. Sur la route du retour qui nous amenait au logis de notre hôte Morgan, nous vîmes, devant le palais, que l’on était en train d’administrer l’estrapade à un jeune garçon accusé d’avoir volé deux ducats à un marin.

Le dimanche, premier jour d’octobre, après avoir dit la messe en l’église des frères mineurs et nous être copieusement restaurés, nous quittâmes Famagouste, montés sur des ânes aussi légers que des bœufs de quinze ans. Il faisait une chaleur qu’on ne peut décrire ; mais à grands coups de la pointe de nos aiguillons nous finîmes par atteindre Larnaka-aux-Salines, de manière à être prêts en un instant à embarquer. Mais cela n’était pas la peine de nous démener si fort, pour la bonne raison que notre capitaine n’était ni aussi pressé ni aussi prêt que nous à partir. Toutefois, il est préférable de prévenir plutôt que d’être prévenu[340]. À Larnaka, notre seul passe-temps était de dépenser, chaque jour, par personne, trente marquets, qui valent quinze carolus de notre monnaie. Étant donné les dépenses fastueuses auxquelles nous nous livrions, certains de nous s’imaginaient que le roi gardait leurs oies[341].

Le lundi matin, le mardi, le mercredi, le jeudi, le vendredi suivants et le samedi septième jour d’octobre, il n’y avait personne parmi nous, aussi occupé à ses affaires qu’il fût, qui n’eût été tout prêt, sans hésiter un instant, à accepter un ducat que quelqu’un lui aurait donné, sans même vérifier ni sa marque ni son poids. Notre passe-temps, après le dîner (en attendant l’heure du souper), consistait à aller assister au chargement, sur les gros navires de transport, du froment, de l’orge et du sel. Après le souper de ce jour qui était samedi, nous fûmes voir l’endroit où se trouve le silo à grain destiné à entreposer les céréales, qui relève du commandement militaire de Larnaka. Cet endroit est ceinturé par une puissante haie, faite de ronces, de câpriers et de joncs marins de la hauteur [82] d’un homme, qui oppose une barrière infranchissable pour un individu seul. L’emplacement, d’une contenance d’environ cent journaux[342] de terre, est de forme carrée ; le sol est uni, et la terre est tellement dure qu’on dirait une dalle bétonnée. Le grain qui y est entreposé n’est protégé d’aucune autre couverture que celle que constitue un lit de paille épaisse. Les gens du pays n’ont pas à craindre la pluie, car, disent-ils, il ne pleut jamais de mai à novembre, sauf si un orage fortuit vient à éclater. Et encore cet orage ne dure-t-il pas bien longtemps. On range et on classe les céréales par couches épaisses : le blé d’un côté, l’orge de l’autre. Pour l’avoine, il n’en est pas question, car le grain est consommé par le bétail avec la paille non battue. Sur le lieu, il y a chaque jour cinquante hommes qui arrangent, préparent et traitent la récolte à fin d’embarquement sur les navires de transport vénitiens. L’année où nous étions de passage à Larnaka, on avait chargé, à partir de ce silo à grain, plus de cent vingt bateaux, dont la contenance du plus petit était (selon ce qui nous fut dit et certifié) de mille muids de notre mesure, froment et orge confondus[343]. Pour qui n’aurait pas vu cela de ses yeux, la chose est quasi incroyable. Je sais de façon certaine que lorsque je fus voir, moi, le silo, il pouvait encore bien y avoir plus de dix mille muids.

Le dimanche, huitième jour d’octobre, la majorité des pèlerins regagnèrent la nave afin de s’enquérir de la date du départ, mais ils ne furent pas longtemps avant d’être remis sur le bon chemin, quand il leur fut dit que certains, et parmi les plus en vue, étaient encore au port, faisant bonne chère ; je serais prêt, quant à moi, à parier qu’ils avaient passé des accords avec le patron concernant la nourriture, dont le but était de les faire taire. Ce qui était en tous points contraire au bien et au profit de la collectivité. En outre, il fut dit qu’il y en avait certains qui ne se souciaient de rien d’autre que de parvenir à Venise avant la mauvaise saison, afin de pouvoir y hiberner, tandis que les autres ne demandaient qu’une chose, à savoir un bon vent de manière à rentrer sur-le-champ en leur pays.

Nous revînmes une seconde fois trouver le capitaine pour lui enjoindre ou bien de partir, ou bien de prendre à sa charge une nourriture suffisante pour nous maintenir en bon état. La réponse fut rendue avec des paroles mensongères dignes d’un renard, et empreintes d’une douceur dont on aurait dit qu’elles étaient prononcées par une jeune pucelle de douze ans, à savoir que, lorsque le temps s’y prêterait et que le vent nous serait favorable, il ferait lever les voiles ! Cette réponse, douce et aimable, fut du goût de la plupart d’entre nous, et il ne nous resta plus qu’à retourner à nos bonnes tavernes, aux dépens de nos bourses, pour y faire grande bombance[344].

[82v.][345] Le lundi, neuvième jour d’octobre, dix pèlerins de notre compagnie entrèrent dans la chaloupe pour rejoindre la nave. Mais ladite chaloupe était à ce point alourdie de céréales et de coton, la mer de surcroît étant mauvaise, qu’ils faillirent périr sous les coups de boutoir de l’élément marin. Il fallut alors jeter par-dessus bord une balle de coton qui pesait plus de trois mille livres, de manière à s’alléger quelque peu, mais malgré cela, ces messieurs les pèlerins n’étaient pas rassurés, si bien que monseigneur Jérôme de Verceil[346], docteur dans l’un et l’autre droits[347], dit au barreur de l’embarcation qu’il lui offrirait vingt ducats d’or s’il réussissait à le soustraire aux périls des flots. L’homme ne lui dit mot, pour la bonne raison qu’il avait aussi peur pour lui-même que ledit sieur Jérôme. Malgré cela, pour cette fois encore, Dieu fut bon pour eux, et ils atteignirent leur havre de salut, ayant magnifiquement échappé aux périls neptuniens.

Celui qui voudrait faire la recension de la totalité de Chypre aurait besoin de plusieurs rames de papier pour pouvoir en faire une description qui ne laisserait rien de côté. Chypre, très précisément, c’est une île située dans la mer de Carpathos[348], d’un périmètre de trois mille quatre cent vingt-cinq stades. Elle regarde, à l’Orient, la Syrie et la Terre Sainte avec le port de Jaffa ; à l’Occident, la mer de Pamphilie ; au Septentrion Tarse et la Cilicie ; au Midi l’Égypte, et droit devant Alexandrie. Cette île était anciennement fort renommée, principalement pour ses métaux. Le sol est propice à la culture de la vigne, qui produit des vins riches et très capiteux. À l’heure actuelle, elle a un certain nombre de nobles cités, et parmi celles qui sont conservées intactes, la cité métropolitaine que l’on appelle Nicosie. L’île comporte de belles forêts, des champs, des prés, des vignes et des fleuves. Elle est étonnamment riche en toutes sortes de choses précieuses et rares. À différentes reprises, elle apparaît dans la Bible sous le nom de Cethim. Au temps passé, elle appartenait aux Templiers, mais ils la vendirent à un roi de Jérusalem. Longtemps après la chute et la destruction de la Terre Sainte et d’Acre, le roi de Jérusalem, les princes et les barons s’y retirèrent et en firent leur résidence. Ce qui explique qu’elle fut érigée en royaume, lequel dure encore à l’époque présente[349]. Cette île est le berceau de la déesse Vénus, c’est la raison pour laquelle les habitants ont un fort penchant pour la luxure et la débauche, tant les hommes que les femmes, mais ils sont riches en même temps de tous les biens du monde. Chez eux l’on rencontre, à la fois dans la noblesse et chez les marchands, les gens les plus fortunés au monde. Au moment des fortes chaleurs, les gens ne couchent jamais à l’intérieur de leurs maisons, mais dans leurs jardins, sous des arbres bien feuillus, auxquels ils suspendent des sortes de hamacs et de tentes contenant de jolis lits, y compris les femmes et les filles quelquefois. Elles s’y trouvent en totale sûreté, comme dans un château-fort. Si par hasard il arrivait à un quidam d’être assez ingénu pour s’en venir jeter un regard à l’intérieur de ces « pavillons » sur une fille ou sur une femme, qu’il soit pris sur le fait ou dénoncé, il encourrait à tout coup, comme châtiment, l’amputation d’une main. S’il n’en était pas ainsi, elles seraient toutes violées.

Le lendemain, qui était mardi, nous commençâmes à regagner la nave. Le lendemain mercredi, onzième jour d’octobre, nous restâmes à bord toute la journée, gérant nos petites affaires le mieux du monde, à la tête d’une belle petite provision prévue pour un certain temps, persuadés que nous allions partir et que l’on allait lever la voile, mais nous fûmes contraints de rester embarqués à nos propres dépens. La raison en était qu’il n’y avait pas de vent et que, d’autre part, le plein de fret de la nave n’était pas terminé. Et sans arrêt, jour après jour, cogner sur le pèlerin et le maltraiter toujours plus n’est pas signe de santé mentale. Dieu veuille par Sa grâce faire que, lorsque les pèlerins, dans le futur, entreprendront ce saint voyage, les promesses des Vénitiens soient tenues plus fidèlement qu’elles ne l’ont été présentement.


Chypre-Venise

(12 octobre – 20 novembre)

[83] Le jeudi, douzième jour d’octobre, la mutinerie des pèlerins contre le capitaine fut si forte que, de plein gré ou pas, il fit larguer les voiles, et, qui plus est, il nous servit notre dîner aux environs de douze heures. Et nous ne nous étions pas éloignés du port de Salins d’où nous étions partis de plus de deux milles que nous fûmes contraints à nouveau de jeter les ancres en pleine mer par manque de vent. Nous en fûmes bien fâchés et consternés, à l’idée que nous allions y rester longtemps immobilisés. Mais, vers huit heures du soir, la chaloupe fut remontée sur la nave, ce que l’on fait habituellement chaque fois que l’on veut dans l’instant qui suit prendre le départ pour faire une longue route. Effectivement, cette opération terminée, se leva un vent propice et fort favorable ; les ancres furent remontées et les voiles hissées. Mais la joie du départ [83v.] se changea immédiatement en douleur et en tristesse. En effet, une bourrasque se leva sur la mer, et avec une telle violence que nous croyions que le moment de nos derniers jours était effectivement arrivé. Mais nous nous trouvâmes de ce fait emportés à une distance de Salins de plus de quarante milles.

Le vendredi, treizième jour d’octobre, au point du jour, le vent et la bourrasque nous avaient ramenés au port de Salins que nous avions quitté : nous avions perdu notre temps, et nous nous trouvions en cet endroit-là en grand péril. Nous croyions que nous pourrions à nouveau y jeter l’ancre, pour peu que le tourment marin ait voulu calmer sa colère, ne serait-ce que modérément. Mais pas du tout. Pour le moment, nous n’avions point les faveurs ni la grâce du dieu Neptune. Ce qui nous permit d’être promptement renvoyés en arrière, de sorte que en peu d’instants nous perdîmes de vue ledit port. Ceux qui ont leur résidence, en leurs maisons, sur la terre ferme, sont bien heureux d’être tenus de dire qu’ils n’ont ni la peur ni la crainte d’aller rejoindre les poissons au fond de la mer. Mais voilà, on y va bien malgré soi. Bienheureux les habitants de la ville[350].

À environ deux heures après midi, le vent vint nous jeter près de la montagne de la Croix, distante de Salins de dix grands milles. Sur le sommet de cette montagne, il y a une église grecque qui renferme la croix du bon larron qui avait été crucifié avec Notre-Seigneur Jésus. Cette croix y était dans l’ancien temps source de grands miracles, mais la dévotion des gens s’étiole, et elle cesse ses bienfaits, en attendant l’année prochaine où la bouteille de vin sera meilleur marché[351]. C’est en ce lieu marin que la diligence de notre capitaine et l’habileté du pilote firent merveille car, par crainte d’être drossés sur les rochers, ils donnèrent ordre de jeter une ancre en pleine mer, d’abattre les voiles et de les rouler. Ce fut le seul dommage et danger encouru du fait de la tempête. Aussi chacun de nous se mit-il à louer Dieu. Sachez que nous avions tout lieu d’être fâchés, car nous avions été pendant seize longues heures dans une situation de danger extraordinaire. Durant toute cette période hasardeuse, il y en eut, des promesses de pèlerinages et d’offrandes faites à une longue théorie de saints et de saintes ! Ce sont eux et, par leur intercession auprès de Notre-Seigneur, qui ont été à l’origine de la cause de notre sûreté et de notre salut.

Le samedi, quatorzième jour d’octobre, au point du jour, se leva un début de vent qui nous était favorable. La nave fut désancrée, les voiles offertes et tendues au vent, [84] et le train suivi aurait été satisfaisant pour peu que le vent se fût maintenu un bon moment, mais ce ne fut pas le cas, car à l’heure de midi il nous fallut derechef jeter les ancres, par manque de vent suffisant. Nous étions assez proches du rivage d’une île ; aussi y envoya-t-on sur la chaloupe une troupe de gens de service et de matelots, munis de bâtons et d’armes, avec mission de couper du bois et de le ramener, car il y était abondant, et nous en avions grand besoin. Mais ces méchants garnements, au mépris de Dieu et de la justice, et sans aucun égard pour le petit peuple de l’île et ce qui lui servait de source de revenu, s’en prirent aux arbres fruitiers et abattirent oliviers, citronniers, orangers, genévriers et grenadiers. Tout était bon pour leur guerrière ardeur. Ce qui fut pour ces pauvres gens du petit peuple un outrage et une source de grave dommage.

Le dimanche, quinzième jour d’octobre, de bon matin, notre nave fut désancrée et les voiles hissées. Mais notre route ne fut pas longue, et nous ne fîmes pas plus de six milles depuis notre levée des ancres, jusqu’au port de Limassol[352], où nous fîmes relâche devant la cité. On descendit les pèlerins à terre, pour qu’ils puissent s’y restaurer, car le capitaine n’entendait pas s’en faire conter pour ce qui était de leur servir un repas, ce à quoi il était tenu, et de nous nourrir de façon satisfaisante. Car il ne devait en aucune manière faire escale ni s’arrêter en ce lieu (conformément au contrat et au marché passés avec nous). Mais la force souvent prime le droit. Puisse Dieu, dans Sa grâce, lui rendre aussi brûlants que le feu les biens qu’il nous avait lui-même servis. Mes trois compagnons descendirent à terre pour se restaurer et manger comme ils l’entendaient ; par la suite, ils ne s’en trouvèrent pas très bien[353]. Quant à moi, je n’osai aller à terre, même pas pour un jour seulement, par crainte du changement d’air avant de revenir tout à coup en mer, ayant fait l’expérience sur moi-même que cela m’avait déjà valu d’être étonnamment mal en point. Le retour d’un jeu de ce type ne m’aurait pas été bénéfique. Je passai une journée à faire l’alchimie avec les dents[354], réduit à un morceau de biscotte et à deux oignons.

Le lundi, seizième jour d’octobre, nous restâmes audit port sans le moindre vent qui fût. Les pèlerins étaient sur le sable de la plage, flânant et collectant les coquillages marins, comme font les petits Savoyards quand ils vont au mont Saint-Michel. Ils se demandaient tous avec étonnement pourquoi il les avait priés de descendre à Limassol. Mais c’était folie et niaiserie de se révolter pour cela, car il n’avait agi de cette façon que pour échapper aux frais ordinaires de bouche qu’il nous devait et s’y soustraire en attendant un vent propice pour partir.

[84v.] Le mardi matin, dix-septième jour d’octobre, un vent tout à fait favorable pour nous s’éleva, mais le patron n’osait pas partir ni hisser les voiles, au motif que nous avions encore cinq de nos compagnons pèlerins qui restaient à terre à Limassol. Effectivement, pour les ravoir, il fit tirer deux coups de canon de semonce. À peine les coups venaient-ils d’être donnés que vous auriez pu voir nos pèlerins décamper, louer une barquette à un prix trois fois au-dessus de la vraie valeur du transport, et faire si vite que de leur fait notre départ ne fut nullement perturbé. [Quand ils nous eurent rejoints,] le souffle du vent frappa les voiles avec une telle puissance et un tel pouvoir que nous fûmes en peu d’heures poussés loin dudit rivage et notre allure fut telle et si rapide qu’à l’issue de cette journée et de la nuit nous avions mis entre Salins et nous une distance de plus de cinquante milles.

Le mercredi, dix-septième jour d’octobre, au matin, sur le coup de huit heures, nous passions au large de Paphos, la cité aux diamants. Nous n’y fîmes point escale, pour la bonne raison que nous avions le vent en poupe. Certains étaient fort joyeux de ne pas accoster au port, mais pas moi. Car le capitaine dudit lieu, qui nous avait accompagnés dans notre saint pèlerinage et que nous avions laissé à Nicosie, m’avait promis un pourpoint de satin lorsque nous passerions à Paphos, en échange de quelques menus services que je lui avais rendus lorsque nous étions en Terre Sainte. Il me le devra longtemps, je crois bien, car je ne suis pas décidé à aller le lui réclamer au cours de la présente année.

Le jeudi, dix-neuvième jour d’octobre, le vent fut si bon et si favorable, pour notre navigation tant de jour que de nuit, qu’au matin nous avions perdu de vue la cité de Paphos[355], et l’on n’apercevait plus, émergeant de l’île, que le sommet du mont Maratas, dont la région produit le meilleur cru du royaume de Chypre. À partir de ce point, nous amorçâmes notre entrée dans le périlleux golfe de Satalie[356]. C’est la raison pour laquelle notre chaloupe fut mise à l’abri sur la nave, à cause d’une tempête toujours possible, qui nous aurait donné beaucoup de mal pour la tirer attachée à la poupe.

Le vendredi, vingtième jour d’octobre, le vent était doux et paisible (effet de la grâce de Dieu), et nous étions en train de faire la traversée dudit golfe, qui fait chaque jour l’actualité pour les dangers et les situations périlleuses qui s’y rencontrent, que nous y avions parcouru plus de quarante milles sans avoir rencontré la moindre tempête. Mais [85] selon le proverbe, « trop tôt se vante qui plante ses ails ».

Il nous restait encore à traverser, avant d’être sortis du golfe, plus de cent vingt milles. Cedit jour, par inadvertance, notre cuisinier inscrivit au menu et accommoda nos fèves pour dîner à la bonne graisse du rôti du jeudi soir de la veille. Nous les trouvâmes fort savoureuses. Je me rendais bien compte qu’elles étaient meilleures que d’habitude. Mais je me souvins du dicton : « Ne cherchez pas à savoir ce dont vous avez conscience. »

La raison pour laquelle le golfe de Satalie est pareillement redouté et cause de terreur tient dans la légende qui suit[357]. Les Grecs prétendent qu’il y avait eu là anciennement une île très peuplée qui possédait un dense réseau de villes et de villages. Elle disparut, corps et biens, de la faute de la folie d’un jeune homme qui aimait une belle et gracieuse demoiselle de haut lignage. Elle mourut subitement et fut placée dans un cercueil de marbre. L’amour fou qu’il lui portait le poussa, une nuit, à se rendre là où était la sépulture. Il l’ouvrit de ses seuls bras, y pénétra, et s’unit charnellement à elle. Puis il s’en alla. Quand vint le terme des neuf mois, une voix se fit entendre à lui qui lui disait : « Va à la tombe de la femme que tu sais, car si tu n’y vas pas, tu le paieras cher. » Il s’y rendit sur-le-champ, il ouvrit la tombe et le cercueil. En sortit un monstre au visage hideux et épouvantable à voir, qui détruisit cités, villes et villages et toute cette terre, qui s’engloutit et disparut. Telle est la raison pour laquelle cette voie maritime est à ce point pleine de périls et de dangers. C’est aussi ce qui explique le proverbe qui suit, que d’aucuns vont répétant : « Si tu passes par Satalie, n’oublie pas le nom de ton ange. » La tradition écrite rapporte que sainte Hélène, impératrice de Rome, venant de Jérusalem, emportant avec elle les saintes reliques qu’elles avait découvertes, et passant par le golfe balayé par la tempête, fut sur le point de voir son bateau sombrer et de périr elle-même. Mais elle avait foi en Dieu. Pour calmer le déchaînement des flots, elle y jeta l’un des vénérables clous avec lesquels Notre-Seigneur avait été cloué à l’arbre de la Croix. La tempête se calma et, depuis ce moment-là, en cet endroit la mer ne manqua jamais d’être moins violente qu’auparavant, mais il y a fort à faire pour que l’on puisse rencontrer au hasard cet endroit-là aussi rapidement qu’on le voudrait. Il ne reste pour seule et bonne sauvegarde que de se placer sous la garde et la protection de Notre-Seigneur.

[85v.] Le samedi, vingt et unième jour d’octobre, nous avions un vent assez puissant pour nous pousser hors dudit golfe de Satalie, à condition qu’il soufflât dans le sens de la bonne direction, mais il nous drossait trop fort vers le Midi et nous redoutions par-dessus tout d’avoir à retrouver à nouveau le golfe. Et de plus, ce jour-là, nous fûmes saisis d’une grande frayeur. En effet, l’un de nos matelots mourut sur notre nave. Il n’avait été malade que trois jours. Nous redoutions que ce ne fût la peste. Pour ses obsèques, la cérémonie de commémoration fut réduite à peu de chose : on le cousit dans une vieille couverture de gros tissu que l’on avait remplie de sable, et on lui fit faire un plongeon dans la mer. Il eut droit de notre part à un Pater noster et à un Ave Maria. C’en fut ainsi fini. Dieu ait son âme.

Le dimanche, vingt-deuxième jour d’octobre, et le lendemain lundi, il n’y eut pas le moindre vent. Et nous étions totalement immobilisés au beau mitan d’une mer calme et sans mouvement, au point de paraître gelée, tellement elle était unie comme de la glace. Ce qui était l’annonce pour nos maîtres mariniers de bord que nous aurions à affronter dans peu de temps une méchante tempête. Ce qui n’était pas fait pour nous ravir d’aise, ou nous mettre en joie.

Le mardi, vingt-quatrième jour d’octobre, le matin se leva avec un vent puissant, mais il n’était pas ce qui nous aurait convenu, car malgré nos efforts à le contrer, il nous entraînait vers le sud et l’Éthiopie[358]. Et nos patrons n’espéraient pas toucher terre avant longtemps, sans au préalable avoir à supporter et endurer une succession de maux incalculables. Il n’en fallait pas plus pour nous remplir d’effroi.

Le mercredi, vingt-cinquième et le jeudi, vingt-sixième jour d’octobre, le vent ne présenta point le moindre changement ; il conservait toujours sa même force sans rien modifier de son état. Nous aperçûmes à main droite une île ; pour certains de nos marins, c’était Carpathos ; pour d’autres, c’était la Crète ; la preuve était ainsi faite que loin d’être d’accord entre eux, ils étaient d’opinions tout à fait différentes. Et en effet, ils en vinrent à consulter la carte marine, mais il n’y en avait aucun, quelle qu’ait été sa compétence dans l’expérience de la navigation sur mer, qui fût capable, sans risque de se tromper, de dire où nous nous trouvions. Cependant, nos vivres commençaient à diminuer dangereusement, l’eau à sentir mauvais et les biscottes à pourrir. Dans la portion de biscottes qui me fut attribuée pour ma restauration, et au vu de ceux qui étaient là, je découvris plus de quatorze jolis petits vers qui avaient établi là leurs quartiers. Il me fallut décider : ou manger ou jeûner[359].

[86] Le vendredi, vingt-septième jour d’octobre, vigile des saints Jude et Simon, le vent vira de façon un peu plus confirmée en direction du nord, mais cela ne nous servait de rien, car nous étions trop éloignés de la terre. Les maîtres mariniers de bord étaient découragés et frappés de stupeur au point de ne plus s’y retrouver. Et, qui plus est, ils s’attendaient de jour en jour à voir se déclencher une tempête hors du commun, répétant que chaque année l’habitude était qu’il fallait s’attendre à devoir faire face à un danger majeur entre la vigile des saints Jude et Simon et le lendemain de la fête de tous les saints. L’année précédente, durant cette période, le patron qui avait la responsabilité de notre voyage perdit sa nave entre Carpathos et la Crète, laquelle, lors d’un orage doublé de tempête, s’abîma et disparut en mer, ainsi que l’équipage au complet à l’exception de lui-même et de deux autres compagnons qui en réchappèrent. Ce qui se disait là était plus que suffisant pour créer en moi un fort grand malaise. C’est ce jour-là que trépassa en Dieu un chevalier du pays de Lorraine, nommé monseigneur Bertrand de Condé, seigneur de Clévant[360], que j’avais accompagné tout au long de notre saint voyage. Nous étions quatre à partager la même cabine et à faire chambrée commune. Sa mort tira de nous des pleurs de désolation ainsi que de tous les gens embarqués. Les vigiles des morts furent lues à haute voix, puis on plaça le corps dans un coffre de sapin parfaitement bituminé de poix noire et calfaté à l’étoupe de manière à le rendre étanche, marqué par-dessus d’une grande croix de peinture rouge détrempée à l’huile. Puis on lui donna sépulture dans la mer comme on l’avait fait pour ses compagnons décédés. Nous étions trop loin d’une terre pour pouvoir l’y inhumer. Je demande à Jésus dans ma prière de recevoir son âme. Amen.

Le samedi, vingt-huitième jour d’octobre, solennité et fête des saints Jude et Simon, vers quatre heures avant le lever du jour, s’éleva une extraordinaire tempête qui ne nous laissa pas sans peur. Sur ordre du patron, en un instant, toutes les armes – épieux, hallebardes, piques – furent placées autour des arbres et des mâts pour les protéger de la foudre céleste et des éclairs. C’est ce que disent les marins, prétendant que cela leur est d’un grand secours, car selon eux la foudre ni la bourrasque ne tombent ni ne s’abattent sur une nave lorsque les arbres et les mâts ont été garnis tout autour d’armes de guerre. C’est là une chose bien propre à vous étonner[361]. Pour moi, je crois que cela tient davantage de l’imposture et du sortilège que de la sagesse et de la confiance en Dieu. Néanmoins, à l’heure de vêpres, la tempête cessa et le vent nous était merveilleusement favorable.

[86v.] Le dimanche, vingt-neuvième jour d’octobre, le bon vent dura et nous fut favorable toute la journée, et nous allions à vive allure, toujours au large de la Crète, à une distance de quatre milles à main droite[362]. Après le dîner de ce jour, un prêtre de Savoie, du nom de monseigneur de Chassagne[363], disait l’office du jour, mais faute d’avoir bu, il laissa tomber son bréviaire dans la mer. La conclusion fut qu’il fut exempté de dire ses heures[364] !

Le lundi, trentième jour d’octobre, Dieu donna la preuve de son grand amour et de sa bienveillance à notre égard, car il eût été impossible de pouvoir souhaiter un vent meilleur que celui qui était le nôtre. En peu d’heures nous avions perdu de vue ladite île de Crète, dont la longueur est de deux cent cinquante milles[365].

Le mardi, trente et unième et dernier jour d’octobre, vigile de la fête de tous les benoîts saints et saintes, la mer commença à retrouver son calme, et le bon vent à s’arrêter, ce qui nous causait une certaine appréhension, car la veille nous avions aperçu une grosse nave qui nous suivait, et nous ne savions pas si elle était chrétienne ou sarrazine. Elle était à si petite distance de nous que nous fûmes dans l’obligation de l’attendre et de nous rapprocher d’elle. Elle vint se ranger si près de nous que nous pouvions nous entretenir réciproquement d’un bord à l’autre à intelligible voix. Nous connûmes alors la vérité : les maîtres mariniers nous dirent que c’était une nave française du port de Marseille, qui venait d’Alexandrie où elle avait chargé de la marchandise. Les gens de cette nave nous firent humblement une offre bien fraternelle, en nous informant que si notre propre nave avait à bord un nombre de pèlerins qui représentaient une charge pondérale excessive, et que si parmi eux il y avait des Français, ils s’engageaient à les prendre à bord, à pourvoir à leurs besoins et à les conduire en sûreté jusqu’au port de Marseille. Pour cette proposition bienveillante de leur part nous les remerciâmes grandement. C’était une puissante nave et un gros vaisseau qui était d’un tonnage bien supérieur au nôtre, à en juger par sa longueur et sa largeur.

Le mercredi, premier jour de novembre, fête de tous les benoîts saints du Paradis, nous eûmes un vent aussi puissant que celui que nous avions la veille, mais il nous détournait fort de notre droit chemin, et nous poussait en direction des régions situées au nord. C’est ainsi que nous étions contraints, bien malgré nous, de nous rapprocher du mont dit Mancapan[366], dont le sens, en notre langage courant, correspond à peu près à : « manque de pain »[367]. La raison en est qu’en ce pays la famine sévit souvent. [87] Cedit mont, qui est en territoire européen, est séparé par un golfe de la terre située en face que l’on appelle Port-aux-Cailles. L’origine de cette appellation ? Les marins grecs en fournirent la preuve, en nous disant que tous les ans, à l’approche de la saison hivernale, les cailles de nos régions septentrionales et occidentales se donnent rendez-vous en cet endroit pour franchir la mer et se rendre dans les régions chaudes méridionales. Et il en vient tant et tant, si nombreuses et en telle abondance que les paysans, la nuit, parcourent les monts, de la façon suivante. Chacun tient en laisse, au bout d’un licol long d’environ cinq ou six toises, un âne portant à la queue une lanterne allumée. Les cailles, apercevant le rougeoiement de la lumière, et croyant que c’est le jour, s’y précipitent subitement à pleins tas. Le bonhomme, qui n’est pas loin des lanternes, les aperçoit, et les frappe d’un coup de gourdin qu’il tient à la main, et en fait d’énormes monceaux. On les plume alors, on les vide et on les sale dans des récipients, comme on le fait pour les harengs en Flandre, et elles se gardent d’une année sur l’autre. Quoi qu’il en soit, j’en ai mangé à Corfou[368], rôties sur le gril. Elles me semblaient bonnes, mais peut-être était-ce parce que je mourais de faim et que j’étais en appétit.

Ce jour-là mourut sur notre nave l’un de mes frères compagnons, appelé Didier Le Dart, natif de Courouvre-en-Barrois[369], qui était receveur de Pont-à-Mousson. On le plaça avec tous les honneurs dans un coffre comme tous ses compagnons et on lui donna la mer comme lieu de sépulture. Je demande à Dieu dans mes prières de Se souvenir de lui. Amen.

À environ cinq heures du soir, s’éleva une tempête tellement forte et violente que nous fûmes contraints de nous réfugier (c’était sagesse et prudence de la part de nos marins) à l’intérieur du golfe de la Morée[370], à une distance d’un jet d’arbalète du Port-aux-Cailles, afin d’échapper au grain dont nous eûmes grandement à souffrir. Toutefois, Notre-Seigneur porte toujours secours à ceux qui L’aiment. C’est Lui qui apaisa et calma la fureur des flots, si bien que ce jour-là nous sortîmes indemnes de ce dangereux pas.

Le jeudi, second jour de novembre, le vent usant de sa force, se chargea seul de nous tirer et de nous extraire hors du golfe susdit. À vrai dire, il ne nous était guère utile, car nous naviguions trop en direction du Midi, plus que vers le ponant, ce qui nous faisait dévier par rapport au bon chemin de cinquante milles. Mais nos maîtres mariniers n’attachaient pas grande importance à la chose, et ils acceptaient volontiers qu’il en fût ainsi, à condition d’échapper au dangereux passage de la Morée, qui est l’un des plus craints et redoutés qui soient de tout le trajet.

[87v.] Le vendredi, troisième jour de novembre, le vent ne changea pas ; il nous entraînait violemment en direction de l’Afrique, ce qui allait exactement dans le sens contraire de ce que nous désirions. Et cela pour deux raisons. D’abord parce que cela allongeait notre voyage, ensuite par manque imminent de vivres. Il y avait déjà plus de huit jours qu’en fait de pain nous n’avions mangé que des biscottes où pullulait la vermine, bu que de l’eau qui puait, avec laquelle étaient préparés nos aliments et nos potages. Pensez un peu quel plaisir c’était de se remplir l’estomac d’une pareille cuisine, bien faite pour réparer les forces des pauvres pèlerins saturés de mauvais air, d’infirmités profondes et de maladies.

Le samedi, quatrième jour de novembre, il pouvait bien être huit heures du matin quand le vent se mit à virer, à doucir, et à devenir pour nous vraiment le bon vent. Grâces soient rendues à Dieu, car il s’enfla, prit de la force en sorte qu’il se mit à souffler en poupe après avoir fait virer les voiles. Nous en fûmes tous remplis de joie, et il se maintint ainsi si longtemps que vers vêpres nous passions au large de la montagne de la Sagesse[371], en face du Péloponnèse de Grèce, puis l’instant d’après nous commencions à longer les murailles de la belle cité de Modon[372], en latin Metho-Methonis ou Mothona, Methone. Modon est une cité bien abritée et protégée par ses remparts, de belle longueur, dotée d’un beau port pour y accoster. Modon est située en Morée. La mer la baigne au Midi, et elle prolonge la terre ferme au nord. C’est l’une des places-fortes de tout le Péloponnèse de Grèce. L’église archiépiscopale de Modon est dédiée à saint Jean ; elle renferme les vénérables reliques de monseigneur saint Léon[373] et de monseigneur saint Anastase[374], évêque. Les Vénitiens, tout puissants qu’ils soient, à qui la ville appartenait, se comportèrent en couards, en ne mettant pas tout en œuvre pour la reprendre. Cette année même de notre voyage à Jérusalem, elle avait été conquise, à la suite d’une manœuvre pleine d’audace et doublée de grande habileté (l’affaire serait trop longue à raconter), par le vaillant Andrea Doria de Gênes[375]. Mais il ne s’y comporta pas à la fin en vrai sage, malgré le renfort de dix galères que lui avaient envoyées les Vénitiens, ayant à leur bord cinq mille Albanais qui lui amenaient des renforts. Quand il apprit que les Turcs s’approchaient avec une puissante armada pour reprendre la ville, il la pilla le plus rapidement qu’il put, et la nuit venue il s’échappa par la poterne du port, suivi de ses hommes de main, embarqua à bord de sa galère et mit les voiles[376].

[87v.] Cela lui valut tous les reproches, étant donné la couardise qui fut la sienne. Car Modon, pour la Chrétienté, était une place merveilleusement faite pour y accueillir les chevaliers chassés de Rhodes[377]. Les pauvres Albanais furent bien étonnés de ne savoir à qui s’adresser. C’est là une belle action d’éclat de chevalier, qui mérite toutes les admirations !

À droite de Modon[378], en haut d’une montagne, il y a un château-fort appelé Souchoy. À cinq lieues, en une minuscule et pauvre contrée, en remontant à l’intérieur des terres en direction de la Turquie de Bohème, habitent de misérables nomades de par le monde dont le nom est : « Égyptiens » ; mais, que leurs premières femmes me pardonnent, ce sont des menteurs. Ils sont originaires d’une petite localité nommée Gipte, ne comportant que cinq ou six mauvaises cabanes villageoises disséminées aux environs. D’où, uniquement, leur appellation de « Giptiens ». Ce sont les individus les plus fourbes et les plus trompeurs qui soient en Grèce. Ils parlent grec et non turc, et sont fort habiles à contrefaire les manières des gens de bien.

Le dimanche matin, cinquième jour de novembre, nous arrivâmes devant l’île de Gente ou Zacinthe[379] ; nous ne nous arrêtâmes point, parce que le vent qui nous poussait était on ne peut meilleur mais, séance tenante, la chaloupe fut mise à l’eau pour aller chercher notre ravitaillement en pain, eau, viande et bois. Ceux qui avaient été chargés de cette mission s’en acquittèrent avec une telle rapidité qu’il leur fallut moins de deux heures pour nous rejoindre. Notre nave ne filait point grand train, car nous avions totalement abattu les voiles, en sorte que nous dérivions, ballottés au gré du vent. Quand ils furent rentrés dans la nave, une fois l’embarcation remontée, et les voiles à nouveau hissées, nous allions à une allure jamais atteinte encore par nous depuis notre départ de Venise. Le soir venu, les voiles furent baissées, à l’exception de celle du gaillard d’avant ; laquelle, même amenée en position bien basse, nous assurait un vent fort à souhait. Et tout à coup, s’éleva une tourmente de vent qui faisait à ce point tituber notre nave en tous sens que, selon les marins, pareille tempête ne pouvait pas rester sans nous faire encourir de danger. Le balancement de la nave était si fort et si violent qu’il n’y eut ni caisse ni coffre qui ne fût projeté à terre. Nous, les pèlerins, nous étions à ce point éperdus, et non sans cause, que nous cherchions des prêtres partout, impatients d’obtenir notre tour pour nous confesser. Ce grain dura bien dix-huit heures. Le coffre de notre médecin qui contenait les flacons renfermant drogues[380], sirops et onguents aromatiques se trouva renversé sens dessus dessous, et [87v.bis] toutes les solutions liquides s’en trouvèrent mélangées et confondues, sans grande perte ; le mélange ainsi proposé comme remède aux malades, quel que soit le cas pour lequel le médecin était consulté, était toujours inévitablement le même. Nos marins redoutaient une navigation de nuit au large du détroit d’Albanie et des îles de Paxos[381], à cause de dangers que constituaient ces passages. Monseigneur Jérôme, protonotaire de Verceil, dans le Piémont[382], eut une telle frayeur de cette tempête qu’il y perdit l’usage de la parole. Il ne répondait rien à toute question posée, quelle qu’elle fût. Mais, peu de temps après, il fut bien contraint de parler à nouveau, quand il fut question d’une affaire qui dépassait de beaucoup en importance toutes celles qu’il avait pu connaître jusque-là, comme on vous en fera le récit par la suite.

Le lundi au matin, sixième jour du mois de novembre, les voiles furent offertes au vent, et nous longeâmes les devant dites îles de Paxos, situées le long du royaume d’Albanie, en empruntant un couloir étroit que rendaient très dangereux des rochers dissimulés sous la surface de la mer. Mais Dieu nous accorda un si bon vent qu’aux environs de vêpres nous étions parvenus au port de Corfou. Il constitue l’une des plus grandes merveilles parmi toutes les choses remarquables vues par nous, tant en Syrie et en Turquie qu’en Grèce, et cela à cause de l’exposition des deux châteaux-forts imprenables situés au-dessus du port, quand bien même chacun d’eux ne serait défendu que par un homme seulement. Leurs fondations et leurs assises sont implantées sur des entablures de roches à une telle hauteur que le regard humain peut difficilement les atteindre. Les puissants remparts sont en bas, et les donjons en haut ne sont accessibles que par cinq ou six plate-formes. Quand vous en avez atteint la première, il vous faut monter dans la seconde, et dans une autre encore plus haute, et puis dans une suivante toujours plus élevée jusqu’à ce que vous soyez parvenu au sommet où se trouve la cour et le manoir seigneuriaux. Au pied de ces deux châteaux est construite la cité. C’est une jolie, grande et puissante ville qui occupe un bel espace ; elle appartient aux Vénitiens, et certains gentilshommes de Venise y font des séjours renouvelables de deux ans en deux ans. Ceux qui ainsi sont commis à la garde desdits châteaux sont soumis à de telles astreintes durant leurs deux années de fonction qu’ils n’oseraient pas sortir au-dehors des portes du puissant donjon, où il y a en permanence seize hommes de garde, choisis pour leur bravoure et leur vaillance. S’il leur arrivait de franchir les portes de seulement la distance d’un seul pas, les hommes de garde, après s’être assurés de leurs personnes, peuvent les tuer et les mettre à mort ; et le responsable du coup mortel recevrait, en récompense et pour son mérite, mille ducats pris sur le trésor de Venise. Si je vous parle de ces châteaux avec une pareille assurance, n’en soyez aucunement étonnés, c’est que je suis le seul parmi tous mes compagnons à les avoir visités tous les deux à ma guise et tout à loisir, pour les raisons que vous trouverez décrites ci-après.

[88][383] Promptement, chacun eut à se procurer de trouver à se loger par chambres, pas tous en taverne, mais dans de pauvres maisons particulières, où nous demandions à nos hôtes, en leur fournissant l’argent nécessaire, d’aller nous chercher les morceaux les meilleurs et les plus friands qu’ils pourraient nous trouver, ainsi que tout le vin possible, de manière à nous remettre en forme en nous rassasiant de bonnes nourritures. Les cailles salées – celles qui étaient préparées de la façon que je vous ai indiquée – et beaucoup d’autres bons morceaux ne manquèrent pas à nos menus.

Ce jour-là mourut sur notre nave un prêtre qui était protonotaire d’Otrante au pays d’Hydronte. C’était un homme d’honneur fort savant, et un prêtre de grande piété. Il se nommait monseigneur Francisco d’Esquinsane. Il fut conduit, pour y être inhumé, dans la cité de Corfou, en l’église des Cordeliers, accompagné par tous les pèlerins tenant en main chacun un beau cierge de cire vierge allumé. Quel beau spectacle, tout empreint de piété, c’était de les voir ainsi priant tout au long de cette émouvante cérémonie mortuaire ! Que Jésus ait son âme. Amen.

Le mardi, septième jour de novembre, après m’être reposé tout à mon aise dans un bon lit[384] – ce dont quoi j’avais bien besoin –, au matin, vers les huit heures, je me fis conduire par notre hôte jusqu’au premier château, celui qui était le plus proche de la cité. Les hommes de garde en faction sur les murailles d’enceinte du bas me laissèrent monter, au vu de la lettre de Venise que je leur montrai, et qui était adressée au maître des lieux. Nous fîmes tant et si bien que nous parvînmes au donjon. Je frappai à la porte, croyant y entrer, mais il n’en fut rien. Les gardes me demandèrent en italien l’objet de ma visite. Je leur dis alors que j’avais un courrier à remettre au maître de céans. Ils se mirent en devoir, sans attendre, d’aller lui signifier la chose, mais cela était pour lui sans importance, et il ne fit que demander qu’on lui communiquât cette lettre. Je fus réduit alors à rester à la porte et à compter le nombre de chevilles qu’elle comportait ! Lorsque la lecture de la missive fut terminée, et que la teneur en fut bien comprise, il ne me dépêcha aucun messager, mais c’est lui-même en personne qui vint, et m’ayant fait ouvrir la porte, me prit dans ses bras et me reçut le plus familièrement et le plus honnêtement du monde. Il renvoya mon hôte en bas, et me retint pour dîner en sa compagnie, dans laquelle il admit la donne Antonine, dont il était question dans la lettre, étant donné que c’étaient ses parents qui la lui avaient écrite. Je devins alors l’ami de la maison : je dis la messe au château, puis il me fit voir toute la capacité défensive du lieu, chose que l’on ne fait pas pour des étrangers, par crainte d’en dévoiler les secrets. Après quoi nous fîmes grosse chère ; il m’invita en outre à ne fréquenter durant tout le temps de mon séjour à Corfou aucune autre table que la sienne.

[88v.] Le mercredi, huitième jour de novembre, aux environs de huit heures, je retournai au lever dudit seigneur, afin de célébrer ma messe devant lui. Après quoi nous allâmes dîner ; le menu était copieux, bien que ce ne soit point du tout l’usage chez les Vénitiens d’être traités avec grande opulence. Une fois le dîner terminé, il rédigea une lettre de recommandation pour ceux qui lui avaient fait parvenir celle que j’avais apportée. Et la donne m’offrit, pour ma peine, une belle chemise de fine toile de son mari. Ce cadeau arrivait pour moi fort à propos. Et pendant que le mari écrivait sa lettre, j’apercevais bien que la « donne » voulait me confier un secret, mais ma faculté d’entendement était d’une telle lourdeur que je ne compris à aucun moment le moindre mot de ce qu’elle voulait dire. Elle se mit alors à rougir quelque peu, honteuse d’elle-même, me semble-t-il. Toutefois elle me donna quelques cadeaux destinés à sa mère et à son oncle qui était curé à Saint-Moïse de Venise, en me recommandant à Dieu. Le seigneur me donna la lettre qu’il avait écrite, et lorsqu’il eut terminé ses humbles recommandations, nous nous embrassâmes en nous disant un tel « Dieu vous garde » qu’on aurait dit que la noblesse de France, tout ou partie, participait de la nature des marques de politesse que nous nous donnions réciproquement. En réalité, il me gratifia d’un petit présent, fort honnête ma foi. Il me présenta à l’un de ses hommes de garde, lui demandant de me conduire à l’autre château pour y rencontrer son gouverneur, auquel il se recommandait, lui demandant de bien vouloir m’en faire voir toutes les particularités. Ce qu’il fit fort volontiers, en me faisant goûter du fort bon vin. Les deux gouverneurs des châteaux pratiquaient un bon latin et jouaient de divers instruments de musique. Quand j’eus terminé la visite de ce deuxième château, je pris congé de mon garde, et je regagnai mon logis.

Ce jour-là, on baptisa un enfant de la maison dans laquelle était hébergé monseigneur le baron d’Haussonville. Quoique ses hôtes fussent grecs, le baron voulut que l’enfant fût baptisé selon notre rite latin, et il fut publié solennellement sous le nom de Claude. Quant à nous, qui avions accompagné ledit baron jusqu’à l’église, à notre retour il nous offrit un plantureux souper, qui lui coûta plus de dix ducats d’or[385].

Le jeudi, neuvième jour de novembre, nous restâmes à Corfou, faisant bonne chère autant que les cordons de nos bourses pouvaient le permettre, même si bien souvent il nous arrivait d’être fort légèrement traités. Mais la faute en incombait à nous-mêmes, parce que nous étions trop nombreux et que nous débarquions à l’improviste. Ainsi nous vendait-on une poule, et encore était-elle bien petite, douze marquets soit, en valeur de notre monnaie, six carolus.

[89][386] Cedit jour, accostèrent au port de Corfou deux galères légères de seigneurs vénitiens qui rentraient d’expédition. Leur témérité les avait incités jusqu’à agresser la grosse nave française de Marseille, que nous avions aperçue au Port-aux-Cailles et qui venait d’Alexandrie[387]. Elle tint tête à l’assaut de leurs flèches ; aussi durent-ils prendre la fuite sans avoir retiré grand profit de l’opération. Lesdits corsaires répandirent la nouvelle que la glorieuse nave, la Malpierre de Venise, celle qui avait pris à son bord et chargé un groupe de pèlerins au royaume de Chypre pour les ramener plus rapidement à Venise, avait relâché au canal de Port-aux-Cailles ; toutes ses voiles avaient été déchirées, le mât brisé en plusieurs morceaux sous les coups de la grande tempête qui survint audit lieu ; et qui plus est, tous les passagers avaient été à deux doigts de périr. Il nous fallait bien louer Notre-Seigneur d’avoir réussi à quitter ce périlleux passage sans dommage.

Le vendredi, dixième jour de novembre, lorsque nous eûmes pris notre réfection du matin, chacun de nous revint à la nave, pensant que le départ allait avoir lieu, mais le vent n’était en aucune façon favorable, ni suffisamment puissant. Aussi nous fallut-il attendre. C’est à ce moment-là que certains parmi nous nous quittèrent, qui voulaient couper par la mer pour gagner Rome en traversant le royaume de Naples. Quant à nous, nous ne pouvions pas jouer à ce jeu-là, parce que d’une part il nous fallait subvenir à la détresse et aux souffrance de nos compagnons qui étaient malades à en mourir, et tenter de les soulager, et que d’autre part nous devions récupérer l’argent que nous avions laissé dans la maison d’un marchand français du nom d’Antoine Lombard. Lequel, pour finir, nous joua un assez méchant « tour de Lombard ».

Le samedi matin, onzième jour de novembre, fête de monseigneur saint Martin, le patron ordonna de remonter les ancres. Les voiles se gonflèrent d’un fort et puissant vent. Nous en louâmes Dieu notre créateur. En peu d’heures nous avions perdu de vue Corfou. Nous passâmes au large d’une belle et pieuse église dédiée à la Vierge Marie, appelée Sancta Maria de Casopa ; nous fîmes oraison face à elle, implorant sa grâce. À l’heure de vêpres, nous croisâmes un certain nombre de récipients de malvoisie ou d’huile flottant à la surface de la mer, ainsi que de grands madriers et des morceaux de bois. Je crois que c’est là tout ce qui restait d’une nave qui avait été attaquée dans ces parages et qui avait été envoyée par le fond.

[89v.] Le dimanche, douzième jour de novembre, nous avions le vent en poupe, et tout à fait comme nous le souhaitions. Nous étions tous pleins de joie, et nous étions louant Notre-Seigneur. Mais cela ne dura guère. En effet, notre joie se mua en affliction, car en notre compagnie mourut un valeureux chevalier, du nom de Charles de Condé, châtelain dudit lieu, qui faisait partie de la garde du haut et puissant prince, monseigneur le duc de Lorraine. Sa mort tira de nous un concert de lamentations, car il était fort aimé de chacun d’entre nous. Pour ce qui me concerne personnellement, il est juste que j’en ai été rempli de désolation, car il faisait partie du groupe des quatre compagnons dont j’étais. Ensemble, nous avions fait le saint voyage. Nous étions logés tous les quatre, sur la nave, dans la même cabine. Des quatre, j’étais le seul survivant, merci à Dieu. J’étais là, attendant mon tour, jour après jour. Avec tous les honneurs, on l’ensevelit dans un beau linceul blanc, on le plaça dans un coffre de sapin, bien paré et enduit de poix noire, portant suspendu au cou un beau billet. Quand les prières des morts furent terminées, on le fit glisser dans la mer. Que Dieu, dans Sa grâce, ait pitié de son âme. Amen[388].

Le lundi, treizième jour de novembre, le bon vent resta constant. Aussi fîmes-nous durant cette journée-là plus de cent milles. Le soir, il nous fallut abattre la grand-voile, car nous redoutions une vitesse excessive durant la nuit qui venait, parce qu’il nous fallait traverser des zones dangereuses remplies de rochers et d’écueils.

Le mardi, quatorzième jour de novembre, en plein jour, nous franchîmes le détroit semé de rochers et la passe périlleuse séparant l’île Saint-André de l’île de Lissa[389], à vive et merveilleuse allure. Mais cela n’était toutefois pas sans danger, car la mer ne manquait pas d’être déchaînée, au point que les marins ne savaient à quel bout de la nave courir ni où donner de la tête, la seule chose qui les préoccupait, dans le trouble où ils étaient, étant de sauver la nave d’une collision avec un écueil marin.

Le mercredi, quinzième jour de novembre, nous avions toujours le même vent fort et puissant, mais aux environs de midi, d’un seul coup, il se mit à changer de direction, et céda la place à un souffle venant du nord, qui nous était contraire, et qui, nous prenant en plein travers, nous gênait tellement que nos marins furent contraints de jeter l’ancre au calme de l’île de Sansugo[390]. Sinon (selon leurs dires), ce vent nous aurait fait reculer de plus de quatre cents milles par rapport à notre chemin. Nous en fûmes fort marris, car nous pensions que le lendemain nous aurions atteint la cité de Parenzo[391] où nous aurions pu refaire nos forces. L’homme, quelquefois, propose, mais après, c’est Dieu qui dispose des choses d’une autre façon.

[90] Le jeudi matin, seizième jour de novembre, notre nave fut désancrée, les voiles hissées et offertes au vent, de manière à franchir (avant l’arrivée de la nuit) le golfe de Quarnero qui est plein de dangers, redouté et appréhendé par les gens de la mer. Un espace qui s’étend bien sur trente milles[392]. Et en vérité, ces qualificatifs peuvent bien et doivent lui appartenir en propre et sans mentir, lui être attribués (j’en parle d’expérience). J’en parle en effet comme saint Jean de l’Apocalypse[393]. J’y ai eu plutôt une telle frayeur que pour y échapper j’aurais accepté la réclusion à perpétuité avec le sort et le régime alimentaire inhérents à la chose. Nous étions déjà bien engagés dans le golfe, et le vent n’avait pas encore atteint sa violence et sa fureur que le nocher de notre nave, à coups de sifflet, convoqua les matelots. Il en fit monter quatre en haut de la hune, dite aussi gabba, du gros mât, pour enlever le trinquet, par crainte d’avoir trop de vent. Alors que les matelots étaient dans les airs, subitement, je ne sais pourquoi ce malheur arriva, sinon avec la complicité des diables qui en avaient reçu la permission de leur maître, un tourbillon se produisit avec une telle violence et une telle force autour du mât qu’il le cassa et le rompit en trois morceaux. Les matelots, agrippés aux cordes dans la hune, tombèrent ; la hune, dans sa chute, fut rompue et brisée en plus de mille morceaux en même temps que l’arbre du mât. Je me trouvais à la poupe de la nave ; je vis toute la scène et j’assistai – ce que l’on appelle « voir » de ses yeux – à la fracture du mât au moment même où elle se produisit. Il ne s’était pas écoulé l’espace du temps de la récitation d’un Miserere[394] que deux Flamands jouaient aux dés au pied du mât (ils eurent bien de la chance d’en réchapper). L’arbre qui supportait la hune, les voiles, les cordes, les servants, tout fut précipité à la mer. Les blessés furent regroupés ; ils étaient tout disloqués, jambes et bras cassés, mais notre apitoiement allait bien au-delà de ce seul spectacle : on les récupéra sur la nave comme ils étaient, afin de les panser. La grand-voile, qui avait bien cinquante bras de large et autant de haut, qui était tout entière de futaine, avec ses cordages et son mât, flottait à la surface de l’eau, tirant si fort notre nave sur l’un des deux flancs et lui donnant une inclinaison si prononcée, qu’il fallut rapidement trancher les cordages à la hache et à la cognée, et laisser tout le reste périr et flotter au gré de la mer, ce qui représentait pour le capitaine de la nave une perte de plus de cinq cents ducats d’or. Pensez un peu, messieurs les lecteurs, quelle pouvait être la peine, ainsi que l’angoisse et la frayeur des malheureux pèlerins que nous étions, au spectacle de cet extraordinaire tourment marin. Les flots recouvraient par vagues le pont de notre nave de leur énorme déferlement. Aussi nous n’attendions plus que l’instant où nous serions tous noyés et engloutis dans la profondeur de la mer.

[90v.] Chacun de nous se mettait en devoir de se recommander à Notre-Seigneur, nous demandant l’un à l’autre une bénédiction, comme pour nous signifier : « Rendez-vous auprès de Dieu. » Vous auriez pu voir les uns s’agripper à des ais et à des planches de sapin, grâce auxquels ils espéraient pouvoir s’en tirer. D’autres regardaient flotter des morceaux de bois et des madriers, d’autres des tonneaux et des barils, d’autres d’imposantes balles de coton. Il y en avait encore qui, à deux genoux, les mains jointes, attendaient de rendre le dernier soupir. Quelle pitié c’était de voir tous ces gens dans une pareille situation ! Il me serait vraiment impossible de vous expliquer l’étendue de la peine et de la confusion dans lesquelles nous nous trouvions. Sachez en outre, messieurs, que nos prières mirent beaucoup de temps pour traverser les nues et les cieux avant que Dieu ait pu Se rendre compte de la chose. Ou bien Il était occupé par une autre affaire qui Lui importait plus que les nôtres. En fait, nous croyions qu’Il nous avait oubliés. Toutefois, le bon Seigneur répondit bien à l’attente et à l’espoir que nous avions mis en Lui. En effet, Il donna mission à Neptune d’avoir à dépêcher des messagers à Éole, pour lui intimer l’ordre de cesser ses violences et de faire rentrer ses vents en leurs cavernes afin de calmer l’agitation de la mer. Ce qui eut lieu sur-le-champ. Si bien que, grâce à la volonté du souverain Créateur, les vagues se mirent à perdre de leur force, la nave à se redresser légèrement pour la bonne raison qu’elle n’était plus retenue et entraînée par les cordages et la voile qui flottaient à la surface de la mer. Nous eûmes alors un début d’espoir d’échapper à ce périlleux danger. Et, avec l’aide de Dieu, grâce au peu de voile que nous avions, nous fûmes poussés et portés par la force du vent hors du golfe. La mer avait retrouvé quelque peu son calme quand nous nous trouvâmes au large du rivage, à une distance de dix-huit milles de la cité de Rovigno[395]. C’est là que, par crainte d’un retour du vent, nous laissâmes tomber une ancre au fond de la mer, afin de nous ménager ainsi un supplément de sécurité. Et nous y demeurâmes toute la durée de la nuit sans manger ni boire, alors que nous avions des vivres en quantité suffisante. La raison en est, et vous pouvez facilement le comprendre, que la peur avait suffi à nous nourrir, la totalité ou du moins une partie de notre compagnie.

[91] Le vendredi matin, dix-septième jour de novembre, la tempête dissipée comme il avait plu à Notre-Seigneur, les marins remettaient en état et en ordre leurs affaires qui avaient été dispersées, brisées, coupées ; ils sortirent la chaloupe de la nave pour parer à toute éventualité en réparant et disposant leur matériel du mieux qu’ils pouvaient. Aux environs de six heures du soir, se dirigèrent vers nous, venant de Parenzo, deux barques dont les propriétaires connaissaient déjà notre infortune. Ils s’offraient pour prendre à leur bord qui le demanderait, afin de nous soustraire le plus hâtivement possible à ce golfe infernal. Monseigneur le baron d’Haussonville dit à l’un des patrons des deux embarcations que, s’il voulait le conduire à Venise, lui et ses trois serviteurs, ainsi que moi, il lui offrirait douze ducats d’or. Il accepta la proposition bien volontiers, pensant que les conditions seraient identiques pour les autres pèlerins qui se joindraient à eux, mais il lui fallut en rabattre. Pour huit autres passagers, il ne reçut que quatre ducats. Peu nous importait le prix à payer, pourvu que nous puissions échapper à cette nave infortunée, même si le patron était tenu de nous ramener à Venise, en prenant à sa charge nos frais de subsistance. Mais nous renonçâmes à notre droit, en recommandant sa personne à tous les diables.

Le samedi, dix-huitième jour de novembre, toute la journée, nous la passâmes en mer, à bord de notre barque, avançant à la fois à la rame et à la voile, mais le vent était si faible que ce n’est qu’à l’heure de vêpres que nous atteignîmes la ville et la cité de Parenzo. Nous y pénétrâmes une fois notre embarcation ancrée dans le port, pour y trouver un logis et nous faire servir une bonne nourriture, ce dont nous avions grandement besoin. Nous avions si froid que nous eûmes bien du mal à nous réchauffer. Mais nous fûmes traités de fort belle façon, en qualité et en quantité, mais raisonnablement, étant donné le jour. Pour ce qui est de l’addition, notre hôte ne se comporta ni en sot ni à la façon d’un homme pris de boisson, en ce sens qu’il n’hésita pas à nous demander pour nous six[396] trois ducats d’or, ce qui ne manqua pas de nous remplir d’étonnement. Nous étions là à nous dévisager réciproquement, lorsque monseigneur d’Haussonvile prononça ces paroles : « Qu’est-ce que vous vous regardez comme ça ? Est-ce que, par la morbieu, nous ne les vaudrions pas ? Puisque j’en ai réchappé, à l’heure actuelle, je ne me donnerais pas pour quatre ducats ? » Ces paroles aimables prononcées avec grâce et humour nous firent sauter le pas. Mais c’est lui qui paya le tout. Notre hôte nous disait que, rien qu’en avelines (que nous appelons noisettes[397]), nous en avions bien mangé pour trois marcels, soit neuf gros.

[91v.] La cité de Parenzo[398] est belle et jolie, bien fortifiée, située sur le continent au royaume d’Istrie, et relève de la seigneurie de Venise ; elle est le siège d’une chaire épiscopale, à cent milles italiques de Venise. La mer Adriatique lèche ses murailles, et ses églises sont de rite latin. Elles possèdent plusieurs glorieuses reliques de corps de saints : saint Démétrien, saint Julien, sainte Berthe, sainte Accolite, etc. À l’extérieur de la cité, à main droite, il y a une église nommée Sainte-Marie-des-Anges ; son campanile est recouvert d’or fin, et on dit de manière affirmative qu’elle fut faite, construite et édifiée en une seule nuitée par les benoîts anges. Quand nous eûmes pris notre souper et que nous eûmes le ventre tendu comme un tambourin, nous quittâmes Parenzo sur les coups de huit heures du soir, et l’accès à la mer par la poterne nous fut ouvert. Nous n’avions pas embarqué grandes provisions, croyant que nous prendrions notre dîner le lendemain à Venise la tant désirée, mais c’était calculer tout seuls.

Le lendemain dimanche, dix-neuvième jour de novembre, nous passâmes la journée au beau milieu de la mer Adriatique, sans apercevoir ni terre ni île, sans être bien ravitaillés en « munitions de gueule », ce qui nous fâchait au plus haut point, et, qui pis est, nous avions si froid qu’on aurait entendu nos dents cliqueter d’un demi-mille à la ronde, autant de faim que de froid. De tout ce grand jour-là, notre seul repas fut trois petits pains de deux deniers chacun et des oignons à volonté, parce que la barque n’en était pas dépourvue. Monseigneur d’Haussonville, pour sa part, eut droit à un croûton de pain et à un « crochet » d’épaule de mouton, (qui était le relief du repas des poules que nous emportions) que l’on avait mis à griller sur un peu de charbon. Pour ce qui était du vent, nous en avions en suffisance, mais il ne nous était pas favorable, parce qu’il nous poussait trop en direction de la marche d’Ancône[399]. Ce qui eut pour résultat de nous faire passer la nuit en mer, sans toucher terre, accompagnés des seuls restes en abondance des délicieux vivres que nous avions.

[92] Le lundi, vingtième jour de novembre, sans la moindre provision, tels quels, nous étions dans notre barque comme l’oiseau qui ne sait de quel côté il doit prendre son envol, et la mer était si tranquille et calme qu’il était extraordinaire, pour la mauvaise saison, de trouver une mer pareillement d’huile et aussi plate qu’un étang couvert de glace. Notre barquerollier, voyant notre mécontentement et notre abattement, se mit en devoir de ramer avec le peu de gens qu’il avait à sa disposition de telle façon qu’à l’heure de vêpres, approximativement, nous commençâmes notre approche des deux châteaux gardant l’accès au port Saint-Nicolas de Venise. La distance de l’un à l’autre est celle d’un tir à l’arc. Et pour rentrer à Venise, il faut passer par là ou par la fenêtre. Sachez que la seule vue du campanile de Saint-Marc et de la cité de Venise suffit à nous remettre en forme. Arrivés devant le port des deux châteaux, nous dûmes nous arrêter, en attendant l’autorisation du gouverneur pour nous engager davantage, car telle est la coutume. En effet, on s’y enquiert de votre identité, des marchandises que vous transportez, et vous ne sauriez imaginer les ennuis et les tracasseries que l’on vous y fait, sans compter avec le pourboire qu’il faut régler, que nous appelons le vin, et qui reste à la discrétion des gens, sans qu’ils se voient imposer un tarif fixe. De cela il ne faut pas s’étonner, car la coutume chez les Vénitiens est « d’en prendre et d’en gagner » partout et où ils peuvent. Sans quoi ils n’auraient jamais drainé tout l’argent qu’ils possèdent.

Une fois les deux châteaux franchis, il nous fallut peu de temps pour parvenir au port de Saint-Marc. C’est là que je louai une petite gondole pour conduire monseigneur le baron d’Haussonville à la résidence de monseigneur Lazare Baïf[400], ambassadeur du roi de France. Quant à nous autres, compagnons du voyage, on nous déposa à la porte même de notre hôtel, où l’hôte et l’hôtesse nous accueillirent avec tous les honneurs. Ils pleurèrent toutes leurs larmes sur nos frères et nos compagnons morts, renouvelant ainsi notre douleur.

À peine fûmes-nous descendus de notre embarcation que nous nous mîmes à louer Dieu, notre Créateur, et à Lui rendre grâces pour tous les grands bienfaits, profit et sauvegarde qu’Il avait bien voulu nous ménager lors des passes périlleuses nombreuses que nous avions traversées, et à Le remercier de nous avoir pris sous Sa protection pour nous conduire et nous mener de bout en bout tout au long de notre voyage sur terre et sur mer, louant Son haut et magnifique nom pour nous avoir arrachés indemnes aux dangers de la mer, et nous avoir ramenés sains et saufs, Le priant enfin de recevoir les âmes de nos compagnons trépassés dans Son Paradis. Amen.


Conclusion

[92v.] Suivent quelques notes en guise de recommandations
à destination des pèlerins qui seraient désireux d’entreprendre
le saint pèlerinage de la Terre Sainte de Jérusalem.

En premier lieu, tout pèlerin doit se mettre en règle avec sa conscience en pardonnant toutes les fautes, injures et offenses qui lui ont été faites, et en satisfaisant à tout chacun pour l’honneur de Notre-Seigneur. Il doit entreprendre ce voyage par révérence pour Sa sainte Passion, et non pas poussé par la curiosité de découvrir un monde inconnu de lui pour pouvoir par la suite en faire le récit.

Item, il y a nécessité pour lui, pour mener à bien ledit saint voyage, de se munir en numéraire de la somme de cent vingt ducats ou d’écus d’or au soleil, ou du moins d’une valeur équivalente en or ou en argent non monnayés.

Item, il faut qu’il soit averti qu’il doit se rendre par la voie la plus directe à Venise. Car c’est là qu’il trouvera le plus facilement un bateau, étant donné qu’une fois par an les Vénitiens affrètent une galère ou une nave pour le transport des pèlerins. Laquelle ne part jamais, au plus tôt, avant le lendemain de la fête du Saint-Sacrement. Ce serait merveilleux que l’on pût y être pour l’Ascension[401].

Item, je conseille aux pèlerins qui ont le désir d’aller à Rome de s’y rendre avant d’arriver à Venise, afin d’y obtenir de notre Saint-Père le pape la permission d’entreprendre ce saint voyage, quoique le capitaine qui assure le transport des pèlerins prétende tenir du pape le privilège d’en emmener le plus grand nombre possible.

Item, je conseille aux pèlerins de descendre à l’hôtel du Lion blanc à Venise, proche du Rialto, au champ Saint-Barthélemy, car c’est l’endroit le plus propice et le plus adéquat pour les pèlerins, dans tout Venise, pour se tenir au courant de toutes les nouvelles. Le port d’attache des barques, en effet, est situé juste en face dudit hôtel.

[93] Item, je conseille audit pèlerin, durant son temps de séjour à Venise, d’aller faire de nombreuses promenades en mer jusqu’à Saint-Georges ou Sainte-Hélène, ou ailleurs, de manière à s’habituer à l’air marin. Ce qui lui sera d’un merveilleux profit.

Item, les pèlerins doivent se tenir informés du contrat et marché proposés par le patron du bateau, du coût du transport à Jérusalem, aller et retour, de l’obligation qui lui est faite personnellement de les conduire dans tous les Lieux Saints : la cité même de Jérusalem, Bethléem, les montagnes de Judée, le Jourdain, Jéricho, le mont de la Quarantaine, de les accompagner trois fois à l’intérieur du Saint-Sépulcre, chaque fois durant un jour et une nuit, ainsi que dans les autres lieux de dévotion mineurs. Dans chacun de ces lieux, il doit toujours être présent, afin de subvenir et de porter aide aux pauvres pèlerins, au cas où il faudrait aller à leur secours. En outre, c’est le patron qui doit régler de ses deniers les frais occasionnés par la location des ânes, ainsi que pour tout ce qu’il faut payer aux Turcs tant lors du déplacement jusqu’au Jourdain qu’ailleurs. Ne reste ainsi à votre discrétion que ce que vous voudrez bien donner, chaque fois que vous monterez en selle et que vous descendrez de votre âne, à savoir un ou deux petits marquets que vous offrirez à votre ânier, ce que l’on appelle courtoisieou pourboire, comme nous, en notre pays, quand nous demandons « le vin », lorsqu’un service a été rendu.

Item, vous devez savoir que pour votre voyage, aller et retour compris, il vous faudra régler au patron cinquante ducats d’or. Si vous pouviez obtenir meilleur marché, ce serait bien, mais je ne pense absolument pas que vous puissiez descendre en-dessous de cette somme. Sur ladite somme, vous devrez lui régler au comptant, à Venise, vingt-cinq ducats – et ne manquez pas d’exiger, signé de sa main, un récépissé écrit que vous devez garder soigneusement, et pour cause –, et les vingt-cinq restants quand vous accosterez au port de Jaffa, voire avant de débarquer. Et là de même, et encore une fois, n’oubliez pas d’exiger un récépissé écrit[402].

[93v.] Item, faites figurer dans votre contrat et marché qu’il vous offrira, tout le temps de votre présence sur la nave, un menu de patron, à savoir un dîner et un souper comme on doit en servir à des gens de bien et de qualité, avec, le matin, par personne, un verre de malvoisie et un petit morceau de pain, de quoi rafraîchir un galant homme en attendant le dîner.

Item, sachez que partout où il accostera, tous les frais vous incomberont, à vous, nullement à lui ; vous pourrez alors faire, quand vous serez à terre, autant bonne chère que vous le voudrez.

Item, le patron est tenu à ne faire que trois escales durant le trajet Venise-Jaffa, et autant au retour, chacune d’elle ne devant pas durer plus de trois jours, faute de quoi ce serait à ses dépens. Libre à lui de choisir ses lieux d’escale, que ce soit pour sa convenance, pour ses affaires ou pour le ravitaillement en pain et en eau. Par exemple Zante, la Crète et Chypre.

Item, il vous faudra faire quelques provisions, que vous enfermerez dans votre coffre : tonnelet de vin de Frioul au goût agréable, baril d’eau douce, biscottes pour un demi-ducat, jambon de Mayence, saucisson, quelque peu de confiture et de sirop, à mélanger à l’eau quand vous serez bien altérés.

Item, si vous le pouvez, installez-vous au milieu de la nave, le plus près possible du trou du mât, ce qui est aussi l’endroit où le branle de la nave est le moins violent.

Item, n’oubliez pas d’avoir avec vous une caisse ou un coffre, que vous pourrez vous procurer facilement, où vous pourrez enfermer vos affaires personnelles, et qui pourra vous servir d’oreiller pour la nuit, un petit matelas de bourre et deux petits draps que vous achèterez à Venise.

Item, faites en sorte d’avoir toujours la poitrine bien protégée et la tête bien couverte, de manière à échapper à l’ardeur du soleil, tant sur mer qu’au pays des Turcs. C’est l’une des principales choses à laquelle vous devez le plus veiller.

[94] Item, n’oubliez pas de donner quelquefois un marcel d’argent au cuisinier et également au « dépensier »[403] ; vous vous en trouverez bien. Il faut renouveler ce geste d’un mois sur l’autre, sans quoi ils ne se souviendraient plus de vous.

Item, si un certain nombre de pèlerins voulaient aller au mont Sinaï et revenir par Le Caire, ils doivent, quand ils seront à Jérusalem, avertir très tôt de leur intention le sieur patron, qui devra rendre à chacun de ceux qui voudront le quitter la somme de dix ducats.

Item, si un pèlerin mourait en Terre Sainte (Dieu fasse que cela n’arrive pas), ledit patron devrait rendre à ses exécuteurs testamentaires la somme de dix ducats.

Item, si un pèlerin meurt sur la nave, ses habits reviennent intégralement à l’interprète, telle est la coutume, mais l’argent revient à ses parents, amis ou exécuteurs testamentaires. En outre il arrive que quelques titulaires d’un office sur la nave revendiquent un tribut en vertu d’une décision qui est de leur seul ressort, à savoir le patron un ducat, le nocher un ducat, les matelots un ducat, le préposé aux ancres le lit et le coussin du chevet s’il y en a.

Item, le patron est aussi tenu d’embarquer soixante ou quatre-vingts hommes en armes bien décidés à assurer la protection desdits pèlerins.

Item, il ne faut pas oublier d’avoir avec soi un bon cruchon de cuir ou de fer-blanc, mais surtout pas de verre ou de terre, qui vous sera de grande utilité pour l’eau ou le vin que vous y garderez. Sans cruchon, vous ne pourriez survivre ni entreprendre un voyage dans un certain nombre de localités de la Terre Sainte.

Item, il faut que vous ayez deux serviettes de rechange pour vous laver les mains et le visage.

Item, n’oubliez pas d’avoir un bissac ou une besace, de cuir ou de toile, pour y entreposer vos petites affaires personnelles, et quelquefois de les garder à la ceinture quand vous vous trouvez sur votre âne, par crainte que les Turcs et les Maures ne vous l’enlèvent à l’arrachée pour s’emparer de ce que vous y aviez en réserve.

[94v.] Item, il est indispensable que vous achetiez à Venise une petite chaise percée munie d’un petit vase fixé au-dessous, les deux choses tenant ensemble, et qui vous sera d’une grande utilité pour vos nécessités et petites « misères ».

Item, restez groupés par affinités entre gens de même classe sociale et de même mode de vie, afin de vous entraider réciproquement, dans toutes les occasions difficiles et maladies : gens d’Église avec gens d’Église, marchands avec marchands.

Item, n’oubliez pas de vous procurer à Venise une grosse d’aiguillettes[404], soit douze douzaines, qui vous seront d’une grande utilité en Terre Sainte, lorsque les enfants des Turcs vous demanderont : « Chrétien, un ruban, Chrétien, un ruban… » En retour, vous aurez des oranges, des grenades, exactement comme si vous leur donniez de l’argent.

Item, n’oubliez pas de prendre à Venise pour un demi-ducat de petits marquets ; ils vous seront grandement utiles, car en de nombreux endroits il vous faudra régler, un, deux, voire trois marquets, et si vous n’avez pas de cette petite monnaie, vous serez contraints de débourser de plus grosses pièces d’argent, sans obtenir en retour la monnaie de la part de ces mauvais et misérables Turcs.

Item, à partir de l’instant où vous mettrez le pied sur la nave ou la galère, et cela durant les deux ou trois jours qui suivent, gardez-vous bien de porter vos regards au large, afin de conserver toujours votre tête en pleine forme et dans toute sa force.

Item, gardez-vous, quand vous serez à Chypre, de vous exposer au soleil au milieu de la journée ; ne le faites que le matin et le soir, par crainte de violentes névralgies.

Item, gardez-vous bien, en quelque endroit où vous vous trouviez, par exemple en Crète, à Chypre ou chez les Turcs, de boire du vin sans le couper avec un volume supérieur d’eau. De même, faites bien attention à ne pas boire d’eau sans y ajouter du vin, s’il vous est possible de vous en procurer ; ou si vous n’avez pas de vin, secouez l’eau dans votre cruchon le plus fort que vous pourrez.

[95] Item, gardez-vous de vous étendre ou de dormir sur le sol, sauf durant la nuit, car, si vous agissiez autrement, vous pourriez contracter des fièvres pestilentielles[405].

Item, gardez-vous bien de porter la main sur les Turcs ou les Maures, ou de les frapper, quelles que soient les injures dont ils pourraient vous accabler ; au contraire, prenez tout en patience ; et ne marchez jamais sur les tombes que vous rencontrerez sur les chemins de la Terre Sainte.

Item, je vous recommande de ne jamais vous trouver à la queue du convoi si cela est possible, chaque fois que les Maures vous conduisent à travers des lieux déserts, quelquefois deux heures avant le lever du jour, car ils pourraient vous démonter et vous traîner derrière un buisson, comme cela s’est produit quelquefois au retour de Rama.

Item, gardez-vous avant tout de chercher noise ou querelle à votre patron, car il peut arriver, une fois en Terre Sainte, qu’à la suite de je ne sais quelle mésaventure il vous fasse administrer une volée de coups, entraînant un : « Adieu, mon bon ami », trois ou quatre jours après.

Item, pour vous garder des poux, il convient que vous vous procuriez de l’huile d’« aristoloche longue »[406] que vous trouverez chez les apothicaires à Venise. Mélangez-la avec un peu de vif-argent, puis secouez le tout énergiquement dans une petite fiole de verre ou de terre. Il n’y a plus qu’à vous en frotter à diverses reprises, et ce faisant vous n’aurez ni poux ni punaises.

Item, n’oubliez pas de demander une certaine poudre préparée par les apothicaires au cas où vous en auriez besoin pour aller à la selle[407], et également pour vous guérir lorsque vous êtes soumis à la tyrannie galopante de votre ventre, par peur de la dysenterie qui est parfois la mort assurée de votre personne.

Item, par gros temps, gardez-vous de vous trouver à proximité des marins, des cordages et des voiles, de peur que, par inadvertance, vous ne trébuchiez, et que, poussés ou happés par quelque cordage, vous ne tombiez à la mer où l’on voit souvent se jouer de grandes tragédies.

[95v.] Item, ne dites jamais à quiconque la somme d’argent que vous avez, de peur que ceux qui n’en ont point autant ne vous en empruntent, sauf si c’est un compagnon et un ami si intime que vous ne sauriez le lui refuser. Il arrive souvent que certains « emprunteurs » aient plus d’argent que les prêteurs eux-mêmes.

Item, vous devez savoir et bien comprendre que le patron doit régler lui-même de ses propres deniers tous les droits de douane, quels qu’ils soient, tant en pays turc que chrétien, ce qui est compris dans la totalité de la somme susdite qui lui a été versée de cinquante-deux ducats[408].

Item, n’oubliez pas, avant de quitter la nave pour débarquer en Terre Sainte, de vous munir de deux petites planchettes à lier l’une à l’autre par-dessus le bât de votre âne, qui vous serviront d’étriers ou d’étrivières ; sans cela vos jambes pendantes vous feraient tellement souffrir que vous ne pourriez tenir la durée du trajet.

Item, arrangez-vous pour avoir en main une grosse épingle ou un clou bien piquant, pour aiguillonner votre âne sur l’extrémité de l’encolure, pour qu’il accélère la cadence, de sorte que vous ne soyez pas à la queue du convoi, mais veillez bien à ce que votre mamelouk ne vous voie en train de le faire, car cela pourrait bien vous valoir une volée de coups de bâton.

Item, ne vous embarrassez point d’un tas de choses à acheter et à emporter qui vous seront proposées en grand nombre, car à la longue un petit fardeau pèse.

Item, lors du débarquement à Jaffa, chaque titulaire d’un office de la nave ou de la galère demandera à chacun de vous, en guise de pourboire, une bonne pièce d’argent de la valeur d’un marcel, soit un gros. Le tout pourra bien vous coûter un demi-ducat ; mais si vous ne le faisiez pas, ils pourraient vous le faire payer lors du voyage de retour de plusieurs façons.

Item, quand vous serez à Chypre, mangez le moins possible de la viande de bœuf, de mouton ou de brebis, parce qu’elle ne vaut rien du tout. Au contraire, mangez de l’excellent poulet, des perdrix. Vous en trouverez à foison et à bon marché.


Notes



[1] L’original de l’acte, signé de la main du duc, était scellé du sceau ducal, à la date de 1531, vendredi 14 avril (de la semaine après Pâques). Date de Pâques : 9 avril 1531. Date de départ des pèlerins : le mardi 9 mai 1531, depuis Saint-Nicolas-de-Port (Meurthe-et-Moselle).

[2] Saint-Nicolas-de-Port, Meurthe-et-Moselle, Nancy, chef-lieu de canton, à 13 km à l’est de Nancy, le haut-lieu lorrain du culte de saint Nicolas. Frère Loupvent ne dit pas comment il y est venu depuis Saint-Mihiel (70 km à l’ouest) ; sans doute par Toul. Il rejoint à Saint-Nicolas-de-Port, avec lesquels il a rendez-vous, Charles de Condé et Didier Le Dart. Les trois pèlerins retrouveront Bertrand de Condé à Lunéville, lors de la halte de midi, le premier jour de leur chevauchée, mardi 9 mai.

[3] Meurthe-et-Moselle, Nancy, chef-lieu de canton, à 16 km au sud-est de Saint-Nicolas-de-Port.

[4] Vosges, Saint-Dié, chef-lieu de canton, à 35 km au sud-est de Lunéville.

[5]. Repas de midi ; « souper » est utilisé pour le soir. Usage ancien maintenu encore aujourd’hui en Lorraine.

[6] Vosges, Saint-Dié, Raon-l’Étape, à 24 km au nord-est de Lunéville.

[7] Salm-en-Vosges ; la partie appelée Comté appartenait à la maison de Lorraine. Voir Dom Calmet, Notice de Lorraine, Nancy, 1751.

[8] Allusion aux mineurs travaillant dans les mines de fer.

[9] Bas-Rhin, arrondissement et canton de Molsheim, à 35 km à l’est de Luvigny.

[10] Rivière d’Alsace, affluent de l’Ill, qu’elle rejoint au sud-ouest de Strasbourg.

[11] Un peu moins de 30 km à l’est de Mutzig, Bas-Rhin, chef-lieu de département. Les pèlerins vont y faire étape. Étant partis de Mutzig sans préciser l’heure, ils sont à Strasbourg pour l’heure du dîner. On notera que leur vitesse de progression à cheval de Saint-Nicolas-de-Port à Strasbourg, 149 km en deux journées et demie, établit la moyenne par jour à 56 km, en région de plaine et de petite montagne dans sa presque totalité. Les montures sont encore fraîches, et le temps semble propice.

[12] Pour frère Loupvent, « protestantisme » ne fonctionne pas avec « langue romane ». Nous arrivons en territoire de langue germanique, que frère Loupvent repère immédiatement. Cette remarque préliminaire quant à la position de frère Loupvent sur la Réforme mérite d’être signalée ici.

[13] Les pèlerins, étant passés sur la rive droite du Rhin, pénètrent dans le pays de Bade, et remontent le fleuve en direction du nord. Diersheim est à une quinzaine de kilomètres au nord-est de Strasbourg. Le pays de Bade s’étendait sur la plaine rhénane de Bâle à Mannheim, le versant occidental de la Forêt-Noire et une partie du bassin de Souabe et de Franconie. Forme aujourd’hui le Land de Bade-Wurtemberg. Voir f° 4v.

[14] À 30 km au nord-est de Strasbourg.

[15] Entre 45 et 50 km au nord-est de Strasbourg, soit une étape de 45-50 km.

[16] À 10 km au sud de Karlsruhe. À 19 km de Rastatt. À partir d’Ettlingen, les pèlerins quittent la direction nord-est pour l’itinéraire est/sud-est en direction de Pforzheim et Stuttgart.

[17] Terme lorrain, très vivant, pour désigner un « conduit ». En particulier, corps pendant : « tuyau de descente des eaux de pluie ou tuyau de fontaine », Le Parler de Metz et du pays messin, p. 79, b ; Atlas linguistique et ethnographique de la Lorraine romane [ALLR], carte 358.

[18] À mi-chemin entre Karlsruhe et Pforzheim, soit 18 km.

[19] Dans le texte « fumes disner taliter qualiter », mot à mot « tel quel », soit : « on mangea ce qu’il y avait, on se contenta de ce qu’il y avait », le contraire de tout ce qui constitue un bon repas bien préparé. Voir passim dans le texte, on rencontre aussi l’expression : « tantum quantum » (voir ailleurs passim), soit : « on mangea de quoi avoir l’estomac rempli, suffisamment pour apaiser sa faim ». Le contraire aussi de la jouissance d’un « fin bec » qui recherche plutôt la qualité que la quantité, la finesse plutôt que la vulgarité.

[20] À 16 km de Langensteinbach. Soit une étape de 44 km.

[21] Jean Reuchlin (1455-1522) est le plus grand helléniste et hébraïsant de la fin du xve siècle. Auteur de divers ouvrages, dont le De verbo mirifico, cité par frère Loupvent, de 1494. Partisan de l’art cabalistique, il fut condamné par la cour de Rome.

[22] Ancien pays de l’Allemagne de l’ouest, compris entre la Forêt-Noire et la limite orientale du bassin de Souabe et de Franconie. Aujourd’hui Land de Bade-Wurtemberg (voir f° 4).

[23] À 24 km au sud-est de Pforzheim.

[24] Banlieue est de l’actuelle ville de Stuttgart.

[25] À 25 km de Ditzingen, soit une étape de 49 km.

[26] Rejoint le Rhin à Mannheim.

[27] « On voit près de la ville [Saint-Mihiel] un couvent de capucins, situé sur la hauteur au nord dans un prieuré dédié à saint Blaise, dépendant de l’abbaye. » (Dom Calmet, op. cit., t. I, p. 883).

[28] Le sous-sol constitue le rez-de-chaussée (pour nous), le rez-de-chaussée le premier étage, etc. Voir Ulm (f° 6v.).

[29] Le premier des trois jours qui précèdent le jeudi de l’Ascension.

[30] À 27 km au sud-est d’Esslingen.

[31] Ferdinand Ier (1503-1564), roi, frère de Charles Quint (1500-1558). Roi de Bohème et de Hongrie (depuis 1526) ; succédera à son frère, à l’abdication de celui-ci en 1556.

[32] Voir f° 5v. sq.

[33] À 18 km au sud-est de Göppingen. Soit une étape de 45 km.

[34] À 24 km au sud-est de Geislingen. Soit une étape de 24 km, résumée à la seule course du matin aux environs de midi : « de bonne heure ».

[35] Le grand fleuve (2 850 km), que frère Loupvent signale sans plus, mais leur visite de la ville d’Ulm dure tout de même tout l’après-midi du mardi 16 mai.

[36] À 20 km d’Ulm. À partir de là, les pèlerins prennent la direction de l’est, vers Augsbourg.

[37] À 24 km de Günzburg. Soit une étape de 44 km.

[38] La belle chambre, qui est la pièce chauffée de la maison en Lorraine. Dans le texte ici « pole », terme même utilisé en Meuse. Voir ALLR, carte 379.

[39] En Bavière. Au cœur de la querelle politico-religieuse en 1530 avec la Confession d’Augsbourg. Soit une étape de 25 km. À partir d’Augsbourg, la route suivie descend plein sud (direction Innsbruck).

[40] À 36 km d’Augsbourg. Pas d’arrêt signalé à midi (départ tardif vers 10 heures). Donc étape de 36 km.

[41] Affluent de droite du Danube ; prend sa source dans le Vorarlberg autrichien.

[42] Sur le Lech précité. À 25 km de Landsberg. Approche du domaine alpin.

[43] À 29 km de Schongau. Soit une longue étape de 54 km.

[44] À 34 km de Schongau. La neige persiste en altitude.

[45] En Haute-Bavière, sur l’Isar, à 35 km au nord-est de Munich. Ancien siège d’un évêché, transporté à Munich en 1806.

[46] À 22 km de Mittenwald. Soit une étape de 56 km.

[47] Affluent de droite du Danube (confluence à Passau) ; prend sa source dans le canton des Grisons (Suisse).

[48] Voir note 4.

[49] À moins de 10 km d’Innsbruck (plein sud, en direction de Bolzano).

[50] Lovegne ou Louegne, localité non identifiée.

[51] Localité non identifiée.

[52] Ou Bressanone.

[53] Ou Chiusa. De Zirl à Chiusa, 70 km. On retiendra les deux localités, Zirl (f° 7) et Chiusa, comme sûres. Les localités mentionnées entre ces deux villes n’ayant pas pu être identifiées, on considérera la seule distance qui sépare ces deux villes, soit 70 km, chacune de 35 km. C’est bien moins que lors des jours précédents, mais nous sommes en pleine montagne, en altitude, avec de la neige. La progression est donc ralentie.

[54] Pays des Bistons, ancienne Thrace.

[55] Ou Isarco. De la réunion à Bolzano de l’Etsch venu de l’ouest et de l’Ersach venu de l’est, naît l’Adige qui par Trente et Vérone se jette dans l’Adriatique au sud de Venise.

[56] À 25 km de Chiusa.

[57] Voir Bolzano.

[58] Ou Egna, à 18 km au sud de Bolzano. Soit une étape de 43 km.

[59] À 30 km de Neumarkt, où se tient le célèbre Concile œcuménique du même nom à partir de 1545, réuni à la demande de Charles Quint.

[60] La Saint-Urbain, célébrée le 25 mai, est la fête du vin dans les pays de vignoble, dont le Barrois. Frère Loupvent se souvient sans doute de ce proverbe meusien : « Le raisin est sauvé quand la Saint-Urbain est passée. »

[61] À partir de Trente, le chemin suivi s’infléchit plein est. La ville est à 18 km de Trente. Soit une étape de 48 km. Levico marque la limite d’État et de langue entre Allemagne et Lombardie.

[62] Personnage omniprésent dans le voyage, côtoyé en permanence par frère Loupvent. C’est lui qui prendra l’initiative du retour par barque à Venise, depuis l’Istrie, après le quasi-naufrage de la nave. Voir f° 9& et f° 92.

[63] À 24 km de Levico.

[64] À 24 km de Grigno. Soit une étape de 48 km, « la première ville de Lombardie », qui appartient à Venise. À partir de Feltre, la direction se met franchement au sud-est, droit sur Trévise et Venise.

[65] La rivière que frère Loupvent ne nomme pas est la Piave, qui se jette dans l’Adriatique, au nord-est de Venise.

[66] À 23 km de Feltre.

[67] À 24 km de Cornuda. Soit une étape de 48 km.

[68] Ce passage, quant aux prix du transport demandé, ne correspond pas au manuscrit B, où il est question de 52 ducats, payables en deux fois, dans les mêmes conditions, soit 26 au départ de Venise et 26 en débarquant à Jaffa. Ici, il s’agit bien de 50 ducats, en deux fois, 25 + 25 (voir le contrat f° 10 à f° 11v.). Les Lorrains auraient signé un contrat qui stipulait bien cette somme, lequel contrat avait été cassé. Voir les deux règlements, qui auraient bien été de deux fois 25 ducats, voir f° 18 et f° 32v. Dans les « Recommandations » en fin de manuscrit (f° 93), il est à nouveau question de cette somme de 50 ducats. La chose reste obscure, d’autant plus que dans le manuscrit B (f° 195v.) dans les mêmes « Recommandations », il est écrit : « Item, vous debvés sçavoir que pour vostre voyage et norissement, tant en aller comme au retour, il vous fauldra paier au patron cinquante ducats d’or ou plus… »

[69] Le texte est en latin.

[70] Cette signature n’existe pas dans le manuscrit B, puisque le contrat dans le manuscrit A a été cassé.

[71] Dans le texte : « le jour de pasques comuniant ».

[72] On pourrait croire qu’il y a confusion chez frère Loupvent entre Zacharie, l’un des petits prophètes juifs (vie siècle), et Zacharie, le père de saint Jean-Baptiste. La rédaction seule est fautive. Les choses sont claires dans manuscrit B f° 16.

[73] Sculpteur et architecte vénitien de la fin du xive siècle ; il est l’auteur de la porte principale du palais des Doges. Cologna est une ville de la Vénétie. Le texte est en latin.

[74] Érudit italien (1436-1506), auteur d’une Histoire de Venise, 1487.

[75] Compilateur latin du iiiesiècle, auteur d’un Abrégé de géographie.

[76] Géographe grec, vers 60 av. J.-C. Auteur de la Géographie, en partie conservée, rééditée à la Renaissance.

[77] Moine bénédictin, imprimeur né au diocèse de Breslau, mort à Rome en 1477.

[78] Les sept voûtes sont dessinées dans le texte.

[79] Poli.

[80] Dans le texte « Et y peut on monter sans degrés… », c’est-à-dire : sans marches d’escalier.

[81] Mot régional encore très vivant, utilisé pour désigner un ruban noué.

[82] Le dessin apparaît à l’intérieur de la ligne.

[83] Dans le texte, « chamare » : longue robe d’homme ou de femme taillée dans les plus riches étoffes (voir « chamarrer »).

[84] Lazare Baïf (1496-1547), le père de Jean-Antoine Baïf, abbé de Charroux (Vienne), était ambassadeur à Venise et conseiller de François Ier depuis 1529, et avait été attaché au cardinal de Lorraine Jean (1498-1550). Jean était le frère d’Antoine, duc de Lorraine, fils de René II, duc de Lorraine. Jean-Antoine Baïf (1532-1589), fils naturel de Lazare, était l’un des poètes de la Pléiade, ami de Joachim du Bellay. La mention des « trente-quatre jours » passés à Venise chez Lazare Baïf ne correspond pas à la période qui précède le départ de la nave (24 jours), mais à celle qui suit le retour de Jérusalem ; ce qui signifierait, nous ne le savions pas, que frère Loupvent n’aurait pas quitté Venise avant le 24 ou le 25 décembre 1531, puisque la nave était rentrée à Venise le 20 novembre. Ces précisions n’ont pas été reprises dans le manuscrit B.

[85] En Lorraine, superficie de 33 ares 33 centiares (soit le tiers d’un hectare). Ailleurs, le « jour » ou le « journal » vaut 20 ou 21 centiares. Voir ALLR, carte 1021.

[86] À 2 km au nord de Venise, célèbre par ses cristalleries.

[87] Hérode d’Ascalon, dit Hérode le Grand (72 av. J.-C. – 1 ap. J.-C.), auteur du massacre des saints Innocents.

[88] Dans le manuscrit B, le produit fini et manqué obtenu par frère Loupvent est devenu : « ung mittouart debrayllé de la longueur d’une aulne », c’est-à-dire un chat ébouriffé. Dans le manuscrit B aussi, on apprend que les ouvriers verriers lui offrirent un « voyr de cristal », dont il s’est servi longtemps en mer, « jusques a tant que ung tourment marin le fit précipiter en bas et se cassa ».

[89] Sainte Lucie, mise à mort à Syracuse en 304. Fête le 13 décembre.

[90] 1295-1327. Fête le 16 août.

[91] Docteur de l’Église (1195-1231). Sa fête est effectivement le 13 juin.

[92] Voir note 1.

[93] Rameur de barge (grande chaloupe).

[94] La biscotte est une tranche de pain séchée au four, et fait toujours partie du ravitaillement embarqué.

[95] Dans le texte : « fromaige plasentin », ou « fromage plaisantin » (parmesan).

[96] Habitant de la Slavonie (ou Esclavonie), incorporée au royaume de Hongrie. Population considérée comme de « deuxième zone ».

[97] Partie du heaume qui protège les joues.

[98] Dans le texte un « boquale », une mesure de vin. Le chapitre de Toul utilisait également le bocal. Voir Guy Cabourdin, Terre et hommes en Lorraine (1550-1635), Nancy, Annales de l’Est, mémoire n° 55, 1977, p. 1225. Sa contenance s’établissait entre « 1 litre 63 et 1 litre 74 ».

[99] Pour tous ces textes « sacrés », la forme latine a été conservée. Ce sera le cas de Pater noster, Ave Maria, Te Deum, etc. Une traduction française dénaturerait le texte de frère Loupvent.

[100] Frère Loupvent fait-il allusion expresse ici au texte bien connu du même nom d’Adam de la Halle (xiiie siècle) ? Oui, sans doute, mais le sens ici : « l’on s’attend à une chose et l’on a son contraire », signifierait peut-être que frère Loupvent fait plutôt un emprunt au folklore populaire, comme Pierre, Paul, Robert et Marion par exemple. Ce passage n’a pas été repris dans le manuscrit B. Nous ignorons, en l’état actuel du catalogue de la Bibliothèque bénédictine de Saint-Mihiel, si ce texte aurait pu y figurer au xvie siècle.

[101] Frère Loupvent ne supporte pas la plus petite houle de la mer. Dans le manuscrit A, il n’hésite pas à rappeler ses états de nausée fréquents, où, atteint du mal de mer, il vomit, terme qui n’apparaît jamais. Dans le texte ici, nous lisons : « me convint donner de mon corps », ce dont il demande qu’on l’excuse, en ayant recours à l’expression très courante encore, de nos jours, en particulier dans la littérature populaire, par : « sauf votre respect ». Le manuscrit B n’insiste que très rarement sur ces instants particuliers où frère Loupvent, en 1543, est « prieur », et non plus « frère ».

[102] Dans le texte : « la barque ». Il est souvent fait allusion, au cours du trajet par mer, à ce « canot » qui sert au transport des voyageurs depuis la nave ancrée en haute mer jusqu’à la côte. Ce « canot de débarquement », relié au bateau par un filin, est par gros temps remonté sur le pont à la poupe.

[103] Actuellement Rovinj, en Croatie, à moins de 80 km au sud de Trieste.

[104] Voir la description de la Crète.

[105] En latin dans le texte : « omne grave tendit deorsum, ut ait Aristoteles ». Aristote, Physique, IV, 1. Cette mention n’apparaît pas dans le manuscrit B.

[106] Sans doute Poreč (f° 91). C’est là que frère Loupvent et le baron d’Haussonville seront accueillis lorsqu’ils quitteront la nave en perdition le 18 novembre « à l’heure de vêpres », et où ils repartiront sur une embarcation de louage, pour Venise, le soir du même jour, « sur les coups de huit heures du soir ».

[107] Actuellement Pula, en Croatie, à 25 km au sud de Rovigno. Voir f° 21v.

[108] Justinien Ier, empereur d’Orient (485-565).

[109] La nave met le cap à partir de ce moment sur la haute mer, en direction d’Otrante, dans les Pouilles, à l’extrémité orientale de la péninsule.

[110] Voir note 1. Le croquis de la ville figure en pleine ligne.

[111] Dans le texte « Poula ».

[112] En Dalmatie.

[113] Voir f° 91.

[114] Voir f° 19v.

[115] Sans doute Palagruža, au sud-est de Lissa (Vis).

[116] Saint-Angelo, à 10 km au nord de Manfredonia.

[117] Golfe formé par l’Adriatique, au sud-est de Gargano, et ville du même nom, province de Foggia (3 km au sud-ouest).

[118] Cité biblique, associée généralement à Sodome, que l’on situe au sud de la mer Morte, toutes deux détruites par le soufre et le feu (Genèse, XIX, 24).

[119] Voir au retour effectivement f° 87V bis à f° 89 Les pèlerins y séjourneront du lundi 6 au samedi 11 novembre.

[120] À moins de 20 km au sud de Lancône. Lieu du sanctuaire de la Santa Casa, la maison de la Sainte Vierge qui y fut transportée par les Anges, selon la tradition, sur le terrain d’une dame nommée Laureta, à l’endroit où la ville s’est élevée. Notre-Dame de Lorette est invoquée par les marins. On rappellera que le voyage à Jérusalem de frère Loupvent et de ses compagnons avait été placé sous la protection de saint Nicolas, patron des marins, à Saint-Nicolas même. Voir f° 3.

[121] Dit « le Beau », 1478-1506, qui épouse Jeanne la Folle (1479-1555), fille d’Isabelle de Castille.

[122] Annoncé en interligne. Renvoie ainsi à ce croquis qui n’apparaîtra que dans le manuscrit B f° 94.

[123] En manière de grande cuve ; fossé qui n’a pas de talus.

[124] En latin.

[125] Ancien nom d’Otrante. Dans le texte : « Hydrontinus populus ». Nous avons ici effectivement 1480, ce qui est la date exacte de la prise de la cité par Mohamet II ; corrigé par IX en interligne, et repris effectivement dans le manuscrit B : 1489. Ce qui est une erreur.

[126] La traduction corrige le texte, qui dit : « Alphonse, duc de Calabre, le fils du roi… », ce qui est une erreur : c’est bien son fils Ferdinand, dit le Magnifique, qui lui a succédé, qui reprend Otrante aux Turcs.

[127] Droit civil et droit canon.

[128] Anciennement Zacynte, île grecque, la plus méridionale des îles ioniennes. Capitale du même nom. À 20 km à l’ouest de la Morée.

[129] Parallèlement à la côte du canal d’Otrante (qui relie l’Adriatique à la mer Ionienne).

[130] Vers 647-648.

[131] Dit le Magnifique (1495-1566). S’empare de Belgrade en 1521, d’une partie de la Hongrie et de Rhodes en 1522. Voir f° 31v.

[132] En grec Kefalonia, au nord de Zante.

[133] Notre manuscrit A dit bien : « cinq milles de long et trente de large ». Il y a sans doute erreur ; dans le manuscrit B il y a effectivement : « cinquante milles ».

[134] Dans le manuscrit B, cette mention précieuse : « qui vaut une maille ».

[135] Allusion au célèbre combat à Saverne, le 17 mai 1525, au cours duquel les « Rustauds » de langue germanique, furent écrasés par les troupes du duc Antoine.

[136] III, 270 sq.

[137] En réalité, les Strophades, groupe de quatre petites îles dans la mer Ionienne.

[138] Ancien nom du Péloponnèse.

[139] En réalité, la nave suit une route sud-est qui la tient éloignée des Cyclades.

[140] Énéide III, 126, 127.

[141] Énéide III, 105, 106, 107.

[142] Luc I, 17.

[143] Voir f° 20v.

[144] La tradition n’attribue qu’une épître à Tite.

[145] Oiseau de proie au plumage teinté de roux ou brun, espèce voisine du gerfaut.

[146] Camail noir avec capuchon que les prêtres portaient en hiver.

[147] Dans le texte « cabus ». En Lorraine, « chou-cabu » désigne le chou à grosse tête, utilisé en particulier pour la fabrication de la choucroute.

[148] Actuellement, préfecture de l’Ardèche.

[149] Énéide VI, 27-34.

[150] Tout ce passage, particulièrement savoureux, manque dans le manuscrit B.

[151] Ancien marquisat entre le Piémont au nord et nord-ouest, Gênes au sud, et le Milanais à l’est.

[152] Chef-lieu d’arrondissement de l’Allier.

[153] Lieu-dit de Haute-Savoie, Annecy, Rumilly, commune de Massingy. Talloires est une ancienne abbaye bénédictine du xie siècle (Haute-Savoie, Annecy, Annecy-nord).

[154] Le clan Contarin a un compte à régler avec les Dauphin. Voir f° 10, où l’on apprend que « le sieur Contarin », apparenté à ce Nicolas, duc de Candie, avait été évincé dans les tractations concernant le prix du transport des pèlerins, au profit de Jean Dauphin.

[155] Voir f° 24, note 118.

[156] Ile au sud-ouest de Rhodes aux côtes sinueuses. Dans le manuscrit B : « cytuée entre les isles de Crete et de Rhode ».

[157] Chassagne, Ain, Bourg-en-Bresse, Chalamont, commune de Crans, siège d’une abbaye cistercienne.

[158] La prise de Rhodes par les Turcs en 1522 fut une « catastrophe » pour la Chrétienté, et ressentie comme telle par frère Loupvent.

[159] Satalich (ou Adalia, anciennement Antalia), sur la côte sud de l’Anatolie turque. Le golfe du même nom. Frère Loupvent emploie régulièrement cette forme avec un S initial.

[160] Paphos, au sud-ouest de Chypre.

[161] La fameuse « légende » des sept dormants qui se réveillent après cent cinquante-cinq ans de sommeil.

[162] Empereur d’Orient (vers 200-251). Cette légende est célèbre dans tout l’Orient chrétien. La durée de « trois cent soixante douze ans », mentionnée ici et dans le manuscrit B, est inexacte. La Tradition a retenu « cent cinquante ou deux cents ans ». En effet, si l’on admet que c’est Théodose-le-Jeune qui les « libéra » (401-450), la période susdite paraît la plus vraisemblable. Cette légende des « sept dormants » a été inscrite au martyrologe romain. Fête le 27 juillet.

[163] Théodose Ier le Grand (346-395). Sous son règne, le christianisme devient religion d’État ; les persécutés peuvent alors se réveiller.

[164] Sur la carte du manuscrit B « Limazon ». Au sud-est de Baffa (Paphos). Sur la carte, on remarquera le canot et les rameurs qui remorquent la nave jusqu’à Limassol (traction combinée par voile [la nave] et rames [le galion de Saint-Marc]).

[165] Cette question récurrente, comme on l’a déjà vu (50 ou 52 ducats ?), reste toujours posée. En tout cas, le patron exige d’être payé du reliquat alors qu’ils ne sont pas encore à Jaffa.

[166] À Saint-Mihiel, église Saint-Étienne, où se trouve la célèbre Mise au tombeau de Ligier-Richier.

[167] Dans les faubourgs de Tel-Aviv.

[168] À une quarantaine de kilomètres au sud-est de Jaffa, à une dizaine de kilomètres au nord de Jérusalem.

[169] Le représentant sur place du pouvoir turc. Il est tenu de pourvoir lui-même à la sauvegarde des pèlerins tout le temps de leur séjour sur la Terre Sainte. Voir f° 34 : « le lieutenant du Grand Turc ». Frère Loupvent utilise toujours la graphie « soubassin » ou « soubassim ».

[170] Sont ainsi dénommés en Orient les chrétiens nestoriens, considérés comme schismatiques, se regroupent dans une secte créée par Nestorius (330-430), patriarche de Constantinople. Les jacobites sont sectateurs de Jacques Baradée, moine syrien du vie siècle.

[171] Nom vulgaire du sainfoin.

[172] Voir f° 30 le rappel de cette façon de faire ancienne, et qui n’avait plus cours, à propos de la visite supprimée du Labyrinthe.

[173] Cette fois, frère Loupvent mentionne bien la fameuse et controversée somme de 52 ducats.

[174] Beau lotharingisme, bien vivant, pour le français « œufs durs ».

[175] Dans le texte : « pommes d’Angorie ».

[176] Nous sommes maintenant en Terre Sainte. Frère Loupvent, la plupart du temps, à partir de cet instant, fait ses très nombreuses citations bibliques ou évangéliques, très précisément référencées, à quelques exceptions près exactes.

[177] Voir, dans l’introduction, sur cette question, la position de frère Loupvent en face des autres religions : Islam, judaïsme, orthodoxie.

[178] Le texte traduit ici, faut-il le répéter, n’engage que son auteur. Dans le texte : « et font cela chascun vendredi soyre pour la sollennité du sabmedy ensuyvant qu’est le sabbat ». Visiblement, frère Loupvent a confondu vendredi ordinaire hors Ramadan et le même jour durant la période de jeûne. D’autre part, la notation du sabbat juif en corrélation avec le repas et les festivités des Turcs toute la nuit du vendredi au samedi, qui paraît inattendue, n’a pas été reprise dans le manuscrit B. Frère Loupvent s’est ainsi « corrigé » lui-même.

[179] Voir note 155 f° 31.

[180] De forme hémisphérique.

[181] Philippe III, dit le Bon (1419-1467).

[182] Dit le Téméraire, mort devant Nancy en janvier 1477, fils du précédent.

[183] Voir note 172.

[184] Voir f° 4, note 16 et f° 6v.

[185] Terme courant encore actuellement en Lorraine, signifiant « amer, acide ».

[186] Dans le texte, « vin de chauchier », ou vin de pressoir, oude presse, c’est-à-dire un vin de deuxième qualité, une sorte de « repasse », opposé au vin de goutte, obtenu par simple égouttage.

[187] Allusion à la mort inexpliquée de ses trois compagnons au retour : voir f° 86 Bertrand de Condé, 27 octobre ; f° 87 Didier Le Dart, 1er novembre ; f° 89v. Charles de Condé, 12 novembre. Tous trois étaient descendus à Limassol le 15 octobre. Frère Loupvent, souffrant, refusa de les suivre, prétextant la fatigue, en réalité surtout pour éviter la houle marine qu’il ne tolérait pas. Ce passage n’existe pas dans le manuscrit B. Mais l’expression désignant la dysenterie se retrouve en f° 197v. dans la liste des « recommandations aux pèlerins » : « Si daventure vous estes malade du chacque sang que nous appellons les apprinsons[Edmond Huguet, Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle, Paris, Champion, 1925, t. I, p. 359 b, aprison, apprinson, épidémie, fièvre chaude] ou flux du ventre… » « Chac » et « chacque » représentent des variantes phonétiques de « choc ».

[188] Terme lorrain encore bien vivant, désignant une touffe (herbe, buisson, arbres). On dit aussi « trouche ». Voir, dans Les Contes de Fraimbois, « La trouche », la touffe qui a poussé en haut du clocher de l’église.

[189] Jérémie XXXI, 15.

[190] Sous la domination des non-chrétiens.

[191] Haute-Savoie, Saint-Julien-en-Genevois, Reignier, commune de Nangy. Puissant personnage, appartient à l’une des plus illustres familles nobles du duché de Savoie ; il meurt avant 1545.

[192] Il n’avait pas pu bénéficier de toutes les grâces méritées par le pèlerinage aux Lieux Saints. Une fois de plus, la faute en incombe au capitaine de la nave, toujours selon frère Loupvent.

[193] Luc XXIV, 13 sq.

[194] Jeu de mots intraduisible en français : « de la messe à la table ».

[195] Régionalisme lorrain notoire. Il s’agissait, jusqu’à une époque récente, d’un deuxième « matelas », rempli de plumes d’origines diverses (poule, canard), les plus fines, que l’on plaçait sur le matelas de laine et de crin, ou sur la paillasse (remplie de paille d’avoine généralement). C’était effectivement chaud, « doux et moelleux ». Il n’était utilisé qu’en hiver.

[196] Le manuscrit A ne comporte pas les folios 41. Il passe de f° 40 à f° 42. Cette numérotation a été maintenue.

[197] La visite des Lieux Saints, ce jour 9 août, se suit parfaitement sur la carte susdite du manuscrit B, et qui conduit les pèlerins, direction sud-est : « via de Syon in valle Josa ».

[198] En lorrain : « sureau ». Sur l’illustration du manuscrit B, au coin gauche, l’arbre et son pendu ; « Judas suspensus fuit ».

[199] Flavius Josèphe (37-100), De bello judaïco. Tout ce texte en latin.

[200] À suivre maintenant sur l’illustration du manuscrit B, f° 147, où la situation des lieux est admirablement décrite. Les deux cartes susdites sont mal orientées d’une part ; d’autre part leur propre orientation diffère l’une par rapport à l’autre, ce qui rend leur consultation difficile.

[201] En forme de coupole.

[202] Premier patriarche d’Arménie (331-400), dit l’Illuminateur. Nazianze : ancienne ville de la Cappadoce (Asie mineure). En latin dans le texte. N’a pas été repris dans le manuscrit B.

[203] Martyrisée au ive siècle. Comédienne d’Antioche, elle fit pénitence après sa conversion, sur le mont des Oliviers.

[204] D’après la légende, saint Thomas, doutant de l’Assomption de la Vierge, aurait fait ouvrir son tombeau. Il le trouva rempli de fleurs, et, levant les yeux au ciel, vit Marie qui dénouait sa ceinture pour la lui remettre. Voir l’illustration du manuscrit B f° 147, angle nord-est en latin : Ubi virgo Maria dedit zonam suam a Thome.

[205] Sur la carte : « XLIX gradus », soit quarante-neuf.

[206] Voir à ce sujet Rois, Matthieu, Luc.

[207] Voir manuscrit B f° 154, au nord-est est représentée la porte sous laquelle s’engagent à la suite trois pèlerins.

[208] En latin dans le texte. Tout ce passage sur Ponce Pilate, barré verticalement d’un trait continu dans le manuscrit A, n’a pas été repris dans le manuscrit B. Frère Loupvent agit ici à propos du judaïsme comme il l’avait fait dans f° 35 à propos de l’Islam.

[209] Ce passage très dur est devenu dans le manuscrit B : « pour que […] icelle pierre […] ne fust plus conculquée [foulée aux pieds] des piedz d’iceulx meschantz Mahometistes ».

[210] Voir l’illustration du manuscrit B f° 154, à l’angle droit sud-est : « domus mali divitis ». Cet édifice se trouve bien sur la route suivie et indiquée par frère Loupvent.

[211] Référence à la tradition de la Sainte Face.

[212] Frère Loupvent, bien sûr, n’a pas pu voir le temple de Salomon, détruit par Nabuchodonosor en 587, ni celui d’Hérode, détruit et brûlé en 70 de notre ère. Il n’en a vu que l’emplacement, et la mosquée d’Omar, construite au viie siècle sur ses ruines. Il corrige ce qui pourrait être pris comme un mensonge grossier en affirmant qu’il reviendra sur ce sujet « avant de quitter Jérusalem ». Il le fera effectivement de f° 70 à f° 72.

[213] En pleine ligne, le dessin représente cet assemblage de verres taillés.

[214] En l’an 44. Fête le 25 juillet. Vénéré à Saint-Jacques de Compostelle, en Galice.

[215] Pour tout ce qui concerne ce « rituel », voir la carte f° 138 du manuscrit B, où chaque mention de lieu figure, annoncée par une lettre de l’alphabet de (a) à (z), et de deux lettres (R) et (G). Lesdites lettres apparaissent ici, comme suit : (a), (b), etc., ainsi que (R) et (G), dans le texte. Les antiennes, versets, répons, oraisons sont en latin.

[216] Ce « dessin » est exact, tandis que l’illustration du manuscrit B ne l’est pas, puisqu’il fait apparaître trois fois trois voussures.

[217] Juif, du nom de Judas, qui fit découvrir la Vraie Croix à sainte Hélène. Il se fit baptiser et prit le nom latin de Quiriacus. Il fut martyrisé à Jérusalem.

[218] Apparaît en marge.

[219] En latin dans le texte.

[220] En latin dans le texte.

[221] La tradition diffère à ce sujet. Ou bien (manuscrit A) les deux pieds du Christ sont l’un sur l’autre, traversés par conséquent d’un seul clou, ou bien (manuscrit B) ils sont l’un à côté de l’autre, sur le bloc de bois destiné à soutenir le corps ; d’où deux clous. Ajoutant les deux clous des mains, on a (manuscrit A) : trois clous ; quatre clous(manuscrit B).

[222] Cette oraison, en français, se compose de quatre strophes de quatorze décasyllabes, chacune finissant par : « Reçois moy doncq a l’ombre de tes branches » ; terminée par un « envoi » de six vers : AAB-AAB, le sixième vers reprenant le quatorzième de chacune des quatre strophes. On sait que frère Loupvent a rédigé des poèmes. Cette « oraison » serait-elle de lui ? Toute cette oraison a été barrée d’un trait oblique tiré de gauche à droite, et n’a pas été reprise dans le manuscrit B.

[223] Diocèse d’Allemagne, sur la rive droite du Rhin, près de Coblence. Cette élégie est en vers de douze distiques, terminés par telos (« fin » en grec) Cela a été repris dans le manuscrit B, mais sans marquer les vers comme ici, autrement que par l’utilisation d’une majuscule à l’initiale de chacun d’eux.

[224] En latin dans le texte.

[225] Ville de Palestine, dans la demi-tribu de Manassé, au-delà du Jourdain, sur le versant occidental du Pont Hermon. Dans la Bible, toute l’Arabie déserte s’appelle « pays de Cédar ».

[226] Ville la plus septentrionale du Royaume d’Israël, de la tribu de Naphtali, près des sources du Jourdain.

[227] Les saintes femmes qui assistent à la Passion du Christ : Marie-Madeleine, Marie-Jacobé, et Marie-Salomé. Voir f° 53v. « L’ange dit aux Marie… »

[228] Frère de saint Pierre. Cette oraison de saint André a été barrée dans notre texte ici, et non reprise dans le manuscrit B.

[229] En latin dans le texte.

[230] En Job XL, 10 sq. Animal fabuleux décrit sous la forme de l’hippopotame.

[231] Lac italien entre Pouzzole et Baïa occupant un cratère d’une circonférence de 3 km. Jadis s’en exhalaient des vapeurs fétides. Homère et Virgile y plaçaient l’entrée des Enfers.

[232] Pour la localisaton de ces communautés, voir illustration f° 138 du manuscrit B.

[233] Pain sans levain.

[234] Couleur traditionnelle sur laquelle frère Loupvent insiste à plusieurs reprises.

[235] Mouvement fondé par Jacques Baradée, aussi appelé Zanzale, vers 541. Ne reconnaît qu’une nature en Jésus.

[236] Vallée de la Palestine, près d’Hebron, où Abraham fut enterré.

[237] Adeptes de Nestorius, patriarche de Constantinople qui prêchait la séparation de la nature humaine et de la nature divine en Jésus-Christ. Mort en 439.

[238] ALLR, carte 967, « crécelle ». Ces deux mots sont bien représentés dans le Sud meusien : à Rupt-devant-Saint-Mihiel on dit « brian(d) », à Nonsard « tartelle ».

[239] Dans le texte : « on leurs oste leurs genitoires ».

[240] Le dessin est dans le texte du manuscrit A.

[241] Daniel VI, 11-22.

[242] Petite « brebis ». Voir ALLR, carte 283, « la brebis ». Attesté sous cette forme sur tout le domaine lorrain roman.

[243] En latin dans le texte.

[244] Matthieu II, 6.

[245] En forme de voûte cintrée en élévation, dont le plan est ovale ou circulaire.

[246] Dans le texte : « Sancta sanctorum ».

[247] Le manuscrit B ajoute : « anno domini 1341 », (cette mention est annoncée dans la marge du manucrit A).

[248] Catherine d’Alexandrie, martyre en 307 (ou 312). Selon la légende, son corps fut retrouvé intact au viiie siècle en Égypte ; le mont Sinaï, où il était déposé, devint un lieu de pèlerinage célèbre. De nombreuses références à cette « sainte Catherine du Sinaï » existent dans notre manuscrit.

[249] Paule, morte à Bethléem en 404 ; Eustochie lui succède à sa mort dans le gouvernement de ses monastères. Saint Jérôme fut son directeur de conscience et lui adressa plusieurs Lettres. Morte à Bethléem vers 419.

[250] En latin dans le texte. N’a pas été repris dans le manuscrit B. Saint Narcisse, 22e évêque de Jérusalem, est mort en 216.

[251] Ce poème en latin, qui a été barré, et n’a donc pas été repris dans le manuscrit B, est constitué de cinquante distiques (un hexamètre suivi d’un pentamètre). Il occupe les f° 59 à f° 60v., ce dernier aux trois quarts.

[252] Matthieu II, 18.

[253] En réalité, « candace » est un titre désignant la reine d’Éthiopie, comme « pharaon » le roi d’Égypte.

[254] En latin dans le texte ; Luc I, 68.

[255] Ces rubans, cadeaux très prisés, sont offerts en guise de paiement d’achats mineurs. Voir f° 94v., troisième item.

[256] Le grand-prêtre du Sanhédrin, qu’il préside lors de la condamnation de Jésus ; Matthieu, Luc, Jean. Voir illustration manuscrit B f° 154, « Cayphe », au sud de l’église du Saint-Sépulcre.

[257] Même illustration qu’à la note précédente, légèrement au sud-est : « Petrus amare flevit ».

[258] Luc X, 30.

[259] Luc XVIII, 35.

[260] Dans le manuscrit B, cela est corrigé en « vingt milles ». Entre Jérusalem et Jéricho, la distance est de 30 km. Le mille est donc bien de 1 500 m.

[261] Luc XV, 5.

[262] Genèse X, 19.

[263] Loth n’est pas le frère, mais le neveu d’Abraham.

[264] Au sud de la mer Morte, certaines formations géologiques font penser à des statues. Voir Genèse.

[265] En latin dans le texte : « Quasi plantatio rose in Jericho ».

[266] Jean-Baptiste ; Marc I, 9.

[267] Née en Égypte vers 345, morte en Palestine en 421. Se retira dans le désert pendant quarante-sept ans. Fête le 2 avril.

[268] Dans le texte en latin : « in vasta solitudine ».

[269] Matthieu IV, 1-11.

[270] Fils de Saphat, mort à Samarie vers 835 av. J.-C. Cette fontaine est dite aussi Fontaine de Jéricho.

[271] Voir Samuel et Rois.

[272] Samuel XXV, et Cantique des cantiques 1.

[273] Voir f° 63.

[274] Voir note 155.

[275] Ou « Gazera », ville de la tribu d’Éphraïm.

[276] Pour désigner le nombril. Mot-à-mot : « reliques de sa nativité ». Ce passage, l’un des plus savoureux du manuscrit, ne figure pas dans le manuscrit B.

[277] Fils de Salomon.

[278] Le dessin est dans le texte du manuscrit A.

[279] Saint Jean l’Évangéliste, selon une certaine tradition, était bien donné comme étant effectivement le cousin de Jésus. Mais tout ce passage a été barré et non repris dans le manuscrit B, depuis : « Notre Seigneur était assis à l’un des côtés », jusqu’à : « quel était celui qui allait le trahir ».

[280] En latin : « hoc facite in meam commemorationem » ; Luc XXII, 19.

[281] Associé au catalogue des saints à Damien, tous deux martyrs sous Dioclétien au iiie siècle ; fête le 27 septembre. En latin dans le texte.

[282] Citation en grec, barrée dans le manuscrit A ; dans le texte : « Agyos, ô théos, athanatos ».

[283] Le dessin est dans le texte du manuscrit A.

[284] En latin dans le texte : Marc XVI, 15.

[285] Jean IX, 11.

[286] « Nocodeme » [sic] a été barré et remplacé en interligne par « Gamaliel », qui apparaît ainsi dans le manuscrit B. « Abibon » est bien utilisé à la fois dans les deux manuscrits.

[287] Voir manuscrit B f° 154, sa magnifique représentation, l’inscription verticale : « Acheldemach », à gauche dudit folio, à droite de meridies.

[288] Matthieu XXVIII, 9.

[289] Voir f° 154 : Sepulchrum domini, en particulier la croix figurée au milieu du « pavement », et les deux pèlerins, de part et d’autre de cette croix, faisant « une profonde révérence ».

[290] Ce passage, depuis : « Et cela » jusqu’à : « absous de leur faute d’ébriété », barré le manuscrit A, n’a pas été repris dans le manuscrit B.

[291] Noix de coco.

[292] Aétites ou trioxydes de fer, dont on croyait qu’on la trouvait dans des nids d’aigles.

[293] Après « diacre » une ╪, un appel de note (╪) dans la marge, verticalement, qui sera reprise dans le mansucrit B et qui n’est autre que la mention du cérémonial de l’adoubement des nouveaux chevaliers f° 153v. Lequel cérémonial méritait sans aucun doute d’apparaître dans le manuscrit A. Voici cette mention marginale : « Quant il donnoyt la colée et baisant lesdis chevaliers, il leurs mestoit les esperons dorés à chascun l’un après l’aultre, et leur sindoit [verbe ceindre] une espée qui fust jadis à Godefroy de Bouillon, et en leur sindant disoit : “Accipe sanctum gladium in quo dejicies populos adversarii mei”, ut habetur 2 Machabeorum, capitulo ultimo. »

[294] En pleine ligne dans le texte.

[295] Irlande.

[296] D’une façon quelconque, comme on peut.

[297] Voir f° 46.

[298] Montagne de Palestine, à l’est du Jourdain (pays des Moabites), sur laquelle mourut Moïse, en vue de la Terre Promise.

[299] Ville de Palestine, au sud de Sichem, dans la tribu d’Éphraïm.

[300] Empereur d’Orient (575-641), qui battit à plusieurs reprises Chosroès II dans ses propres États.

[301] Chosroès II, roi de Perse (590-628).

[302] Ou Moriyya, « seul passage de l’Ancien Testament où ce nom est donné à la colline généralement appelée Sion ». (La Bible, Paris, Le Cerf, p. 1165, note 1).

[303] Femme dont on célébrait la grande beauté, épouse d’Urie, officier de David (voir ci-dessous) ; David organisa la mort d’Urie, afin de pouvoir épouser Bethsabée, devenue veuve. Voir Samuel, XI et XII.

[304] Paralipomènes I, 22, 14.

[305] Eusèbe de Césarée (267-340), ami de Constantin, aux côtés duquel il assiste au concile de Nicée (325). Auteur des Préparations et Démonstrations évangéliques.

[306] Rois III, 13, 5, sq. « Hiram de Tyro ». Dans le texte : « Huron ».

[307] Dans le manuscrit B : « La couverture de la première forme et etaige d’iceulx pans estoyt de cedre, de cyprés et sappin entrelassés les ung parmy les aultres comme une chainne… », où on lit que seul le plafond du premier étage était fait de cèdre, etc., contrairement à A, où le plafond des trois étages est fait de cèdre, etc.

[308] Historien grec (ier siècle av. J.-C.). Il reste de lui quelques fragments d’ouvrages relatifs aux Juifs. Cité par saint Jérôme.

[309] Voir le folio précédent. La Bible (Rois III, 5, 1 et suivants) ne fait pas mention des cent soixante mille hommes envoyés par le roi d’Égypte. Le chiffre total de « trois cent vingt mille hommes » n’apparaît pas dans le Texte Sacré.

[310] Dans le texte : « trois millions cent onces ». Il faut comprendre : « […] cent milleonces », si l’on suit bien le calcul et les conversions des différentes monnaies. Un « jeu » apparemment, dans lequel se complaît frère Loupvent, qui est, ne l’oublions pas, « trésorier » de son abbaye de Saint-Mihiel.

[311] Cette comparaison n’a pas été reprise dans le manuscrit B. Il faut comprendre qu’à distance un observateur aurait pu confondre le fer de la pertuisane et de sa hampe qui traverse la poitrine de l’Arabe atteint par le soubachi avec la lance du combattant revêtu d’une cuirasse, portant, fixé sur le côté droit, le crochet « qui servait à soutenir la lance couchée en arrêt ».

[312] Jouer « au pourri » désigne celui qui reste le dernier à la fin d’un jeu, et qui ne peut donc plus continuer la partie commencée ; indique aussi le lieu où l’on garde les prisonniers au jeu de barres. Dans le manuscrit B f° 162, frère Loupvent écrit pour ce passage : « par quoy le convint demourer au poriscomme les joueurs des bars mettent les captifs ».

[313] Dans le texte : « magnien ». Terme utilisé fréquemment, en particulier en Meuse. Désigne le chaudronnier ambulant, le rétameur, le bohémien ; on dit aussi : « caramougnâ ».

[314] Delfi Batavorum, à 13  km nord-ouest de Rotterdam.

[315] Dans le texte : « coquart ».

[316] Vent d’ouest.

[317] Dans le texte : « missaire ».

[318] Outil indispensable servant au fondeur de cloches pour mélanger la calamine et le charbon de bois, ou la caisse dans laquelle on pratiquait ce mélange.

[319] Dans le texte : « vaisseaux », vases.

[320] Terme de chasse désignant le rebours du pied du cerf, c’est-à-dire le talon pris pour la pince. Prendre la bête à contre-ongle, par conséquent se tromper sur les allures du cerf.

[321] Voir f° 76.

[322] Voir la carte La protraction de l’isle de Cyppre, la position des villes dans le manuscrit B f° 184.

[323] Richard Ier Cœur de lion, qui participe à la troisième croisade en 1191.

[324] Cette explication complète et précise f° 78v.

[325] Tout ce passage, concernant le « miracle de Lazare », a été barré de deux traits épais, et n’a pas été repris dans le manuscrit B.

[326] Dans la marge, d’une autre écriture : « Nota de querir la description de l’isle premier que d’aller plus oultre ».

[327] Département de l’Yonne, arrondissement d’Avallon, canton de Tonnerre.

[328] Ce jeu est parfaitement décrit par R. de Westphalen dans le Petit Dictionnaire des traditions populaires du pays messin, art. « Béguète », p. 39 a et b, Metz, 1934.

[329] Voir Hingre, Patois de La Bresse, Saint-Dié, 1892, p. 314, « Aigueuyate – s. f. pl. Jeu de courses, ne se dit qu’avec le verbe courir. » N’a rien à voir avec « courir l’aiguillette » ; et Lucien Adam, Les Patois lorrains, Paris, 1881, et Laffitte Reprints, Marseille, 1977, p. 247, « Egueuyattes (corre az) – Courir les aiguillettes, lutter à la course, Saint-Amé (Vosges) ».

[330] Voir la carte, 50 km au nord de Larnaka-Salins, « à l’intérieur des terres : Nicossia ». En f° 81v., en toutes lettres : « Larnaka-aux-Salines ».

[331] Le mot, ici, renvoie à l’expression « estre logié par fourrier », ne pas avoir eu la peine de chercher son logis. Dans le manuscrit B, frère Loupvent a ajouté la catégorie des « marchands » à laquelle est réservé ce privilège.

[332] Voir f° 5 Ulm, la ville en Europe « où l’on fabrique la plus grande quantité de pièces de futaine de coton… ». Ici, le terme seul est employé sans autre précision. En réalité la futaine est « un tissu croisé dont la chaîne est en fil et la trame en coton » (Robert). Un tissu de qualité par conséquent, comme cela sied aux « gentilshommes » et aux « gens d’Église », ainsi qu’aux « marchands » (manuscrit B).

[333] Voir f° 79v., Adrien Genreau.

[334] Edmond Huguet, op. cit., t. 2, p. 184 b : « Prest comme un chandelier », tout prêt.

[335] Sur la côte est, sera prise définitivement par les Turcs en 1571.

[336] Voir f° 24 et passim : « fossé qui n’a pas de talus ».

[337] Sainte Catherine du Sinaï, martyre en 307 ou 308. La légende dit que son corps fut retrouvé intact au viiie siècle. Le mont Sinaï où il avait été déposé devint un lieu de pèlerinage. Fête le 25 novembre.

[338] « George de la nation… », un mot illisible après « nation ». Ce passage, peu lisible, n’a pas été repris dans le manuscrit B.

[339] Jean II, 1 sq.

[340] Dans le texte : Melius est prevenire quam preveniri.

[341] « Garder les oies ensemble », ou « avec le roi » signifie que tous les partenaires sont de lignée royale, donc qu’ils peuvent dépenser sans compter. On connaît encore le proverbe : « On n’a pas gardé les cochons (ou les vaches) ensemble », on n’est pas de la même race.

[342] Voir f° 16.

[343] Voir Guy Cabourdin, op. cit., p. 1225 : « mesures de blé ». Barrois, blé, soit en litres : 564,16, poids (en livres) : 866.

[344] Dans le texte : « faire grand gaudeamus ».

[345] Une erreur de pagination entre f° 82v. et f° 83 a été commise par le scribe, que frère Loupvent lui-même a signalée. La suite du récit, malgré l’interversion des folios, n’a pas eu à en souffrir.

[346] Province de Navare, au nord-est de Turin.

[347] Voir f° 25 : droit civil et droit canon.

[348] Voir Énéide, v. 595. Dénomination vague ; l’île du même nom se trouve entre la Crète et Rhodes.

[349] Frère Loupvent résume en quelques lignes l’histoire mouvementée de Chypre dans ses rapports avec les Lieux Saints : les Templiers, Lusignan, la création du Royaume de Chypre, etc. L’île, cédée aux Vénitiens en 1489, sera conquise par les Turcs en 1570-1571.

[350] En latin dans le texte : « Beati qui habitant urbes ». En somme, une nouvelle et inattendue Béatitude.

[351] Une façon de signifier que l’on n’est pas à la veille de voir revenir la Foi des anciens jours.

[352] Voir f° 32, où les pèlerins, à l’aller, débarquent à Limassol.

[353] « Belle » litote en effet, puisque tous les trois compagnons de frère Loupvent descendus à terre moururent dans les jours qui suivirent, sans doute d’intoxication ou d’empoisonnement alimentaire, avant le retour à Venise.

[354] Expression courante chez Rabelais pour signifier que l’on n’a rien à manger. Dans le texte : « je fys ung jour l’arquemin aux dentz ».

[355] En marge, à gauche : « + la protraction de l’isle de Cypre ». Renvoie ainsi à la carte dans le manuscrit B f° 184. Voir ici f° 78v.

[356] Voir f° 31v, Satalie ou Antalya.

[357] Le texte consacré à cette légende a été barré dans son entier, et non repris dans le manuscrit B.

[358] Synonyme d’Égypte.

[359] Ce passage, depuis « Dans la portion de biscottes » jusqu’à la fin du paragraphe, a été barré, n’a pas été repris dans le manuscrit B.

[360] Au sujet de sa mort et des deux autres compagnons, voir plus loin f° 89v.

[361] Sorte de paratonnerre visiblement efficace. Avant celui de Franklin (1752) ?

[362] Au retour, la nave laisse effectivement la Crète à main droite.

[363] Voir Lachassagne f° 65

[364] Ce passage a été barré et n’a pas été repris dans le manuscrit B.

[365] En interligne : « Le pourtrait de l’insule de Candia »0 d’une grosse écriture d’une autre main. La nave ne s’arrête pas en Crète au retour, mais frère Loupvent renvoie ici à f° 27v.-f°31, le séjour dans l’île ayant duré du 18 au 25 juillet.

[366] Sans doute le cap de Matapan, à l’extrémité sud du Péloponnèse, ancien cap Ténare. Au sud-ouest de la Laconie.

[367] Étymologie toute fantaisiste !

[368] Voir f° 88.

[369] Voir f° 86 et f° 89v.

[370] Et passim, ancien nom du Péloponnèse.

[371] En latin dans le texte : « De sapientia ».

[372] Carte f° 188 dans le manuscrit B : « Modon ».

[373] Léon Ier le Grand, 45e pape (440-461).

[374] Sans doute Anastase Ier, 39e pape (399-401).

[375] Amiral génois, 1468-1560.

[376] Ici une parenthèse de deux mots illisibles barrés. Dans le manuscrit B f° 187v. : « ainscy s’an allat le tirant pirat ».

[377] Les hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, chassés de Rhodes en 1522 par les Turcs. Voir f° 31v., « au large de l’île de Rhodes » (26 juillet).

[378] En marge, de la même écriture qu’en [86v.] pour « Candie », ici « Modon », dans le manuscrit B f° 188.

[379] Voir à l’aller f° 26 : Zante.

[380] Médicaments.

[381] Au sud-ouest de Corfou.

[382] Voir f° 82v.

[383] Voir à l’aller f° 23v.

[384] Pudiquement rayé dans le manuscrit B.

[385] Tout ce passage concernant le baptême de l’enfant, prénommé Claude, comme le baron d’Haussonville, a été barré ici et non reproduit dans le manuscrit B, de même que les cinq lignes concernant la « bonne chère » faite à leurs frais par les pèlerins à Corfou, ainsi que tout le premier paragraphe de f° 89.

[386] Dans la marge, d’une grosse écriture, verticalement : « Le portrat de Corfoux ». Et une note qui rappelle de ne pas oublier « d’avoir regard au portrait dudict lieu de Corfoux cy apprés mis selon la verité et comme grossierement je le peü contrefaire ». Cette note a été reprise dans le manuscrit B, avec cet ajout qui n’existe pas dans le manuscrit A, après « contrefaire » : « auprès d’une bonne bouteille de vin ».

[387] Voir f° 86v, mardi 31 octobre.

[388] Frère Loupvent note ici douloureusement la mort du dernier de ses trois compagnons de cabine : Bertrand de Condé le 27 octobre f° 86, Didier Le Dart le 1er novembre f° 87 et Charles de Condé ici le 12 du même mois f° 89v. Trois deuils en dix-sept jours.

[389] Voir à l’aller f° 231, le 4 juillet.

[390] Entre Zadar et Pula, avant le golfe de Quarnero. Voir à l’aller f° 22.

[391] Voir à l’aller f° 20.

[392] Ou Kvarner, entre l’Istrie (ouest) et le nord de la Dalmatie à l’est. Au fond dudit golfe Rijeka (Fiume).

[393] Saint Jean, selon la Tradition, en est l’auteur.

[394] Ce qui représente effectivement un laps de temps très court, celui du temps de la prononciation de miserere, impératif de misereor, « avoir pitié », le premier mot du psaume Miserere(« Mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam »), Psaumes L, 3.

[395] Voir à l’aller f° 20v., en Istrie, au nord-ouest de Pula (30 km).

[396] Il semble qu’ils n’aient été que cinq, à savoir le baron d’Haussonville, ses trois « valets » et frère Loupvent lui-même. Dans le manuscrit B, même mention de « six ».

[397] Dans le manuscrit B, « noisettes, niouguettes », le deuxième terme apparemment étant la forme patoise jointe au mot français par frère Loupvent. Voir ALLR, carte 124, « noisetier, noisette ».

[398] Voir f° 20v. Selon Michel Fontenay, le « mille d’Italie » vaut 1 620 m, ce qui mettrait Venise à une distance de 162 km de Parenzo. Or, la réalité est plus proche de 110 km. Quittant Parenzo le samedi soir « sur le coup de huit heures », ils naviguent toute la nuit du samedi au dimanche, le dimanche et le lundi jusqu’à « l’heure de vêpres », soit un peu plus de quarante heures ; l’embarcation aurait ainsi progressé (retenant la distance de 110 km) de 2 500 m/h (voile et rames conjuguées). Dans le manuscrit B, il est précisé que la « barque » est mue « à l’aide de quatre petites rames et de quelque voyle recousue et rapetissée [rapetassée] ».

[399] En direction du sud-est ; or il leur faut naviguer d’est en ouest.

[400] Voir f° 15.

[401] Frère Loupvent et ses trois compagnons sont à Venise le jour même de la Pentecôte, dix jours après l’Ascension. La Fête-Dieu étant le jeudi après l’octave de la Pentecôte, les pèlerins lorrains sont « dans les temps ». Il est clair que, pour toutes ces recommandations, frère Loupvent se réfère à sa propre expérience.

[402] À nouveau, cette question sans réponse : 52 ou 50 ducats ? Voir passim dans le manuscrit A.

[403] L’intendant, l’économe.

[404] Frère Loupvent définit lui-même ici ce mot. Il s’agit bien d’un ruban. Voir passim dans le manuscrit A.

[405] Toute fièvre dans laquelle il survient des charbons, des bubons.

[406] Aristologia longa, utilisée comme tonique en médecine ou « emménagogue » (qui provoque ou régularise le flux menstruel).

[407] Dans le texte : « aller au destre ». Expression que l’on retrouve dans la description du plan de la chapelle du Saint-Sépulcre.

[408] En contradiction – une fois de plus – avec l’item (le dernier de f° 93) : « aller et retour compris, il vous faudra régler au patron cinquante ducats d’or ».