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Conclusion

[92v.] Suivent quelques notes en guise de recommandations
à destination des pèlerins qui seraient désireux d’entreprendre
le saint pèlerinage de la Terre Sainte de Jérusalem.

En premier lieu, tout pèlerin doit se mettre en règle avec sa conscience en pardonnant toutes les fautes, injures et offenses qui lui ont été faites, et en satisfaisant à tout chacun pour l’honneur de Notre-Seigneur. Il doit entreprendre ce voyage par révérence pour Sa sainte Passion, et non pas poussé par la curiosité de découvrir un monde inconnu de lui pour pouvoir par la suite en faire le récit.

Item, il y a nécessité pour lui, pour mener à bien ledit saint voyage, de se munir en numéraire de la somme de cent vingt ducats ou d’écus d’or au soleil, ou du moins d’une valeur équivalente en or ou en argent non monnayés.

Item, il faut qu’il soit averti qu’il doit se rendre par la voie la plus directe à Venise. Car c’est là qu’il trouvera le plus facilement un bateau, étant donné qu’une fois par an les Vénitiens affrètent une galère ou une nave pour le transport des pèlerins. Laquelle ne part jamais, au plus tôt, avant le lendemain de la fête du Saint-Sacrement. Ce serait merveilleux que l’on pût y être pour l’Ascension[401].

Item, je conseille aux pèlerins qui ont le désir d’aller à Rome de s’y rendre avant d’arriver à Venise, afin d’y obtenir de notre Saint-Père le pape la permission d’entreprendre ce saint voyage, quoique le capitaine qui assure le transport des pèlerins prétende tenir du pape le privilège d’en emmener le plus grand nombre possible.

Item, je conseille aux pèlerins de descendre à l’hôtel du Lion blanc à Venise, proche du Rialto, au champ Saint-Barthélemy, car c’est l’endroit le plus propice et le plus adéquat pour les pèlerins, dans tout Venise, pour se tenir au courant de toutes les nouvelles. Le port d’attache des barques, en effet, est situé juste en face dudit hôtel.

[93] Item, je conseille audit pèlerin, durant son temps de séjour à Venise, d’aller faire de nombreuses promenades en mer jusqu’à Saint-Georges ou Sainte-Hélène, ou ailleurs, de manière à s’habituer à l’air marin. Ce qui lui sera d’un merveilleux profit.

Item, les pèlerins doivent se tenir informés du contrat et marché proposés par le patron du bateau, du coût du transport à Jérusalem, aller et retour, de l’obligation qui lui est faite personnellement de les conduire dans tous les Lieux Saints : la cité même de Jérusalem, Bethléem, les montagnes de Judée, le Jourdain, Jéricho, le mont de la Quarantaine, de les accompagner trois fois à l’intérieur du Saint-Sépulcre, chaque fois durant un jour et une nuit, ainsi que dans les autres lieux de dévotion mineurs. Dans chacun de ces lieux, il doit toujours être présent, afin de subvenir et de porter aide aux pauvres pèlerins, au cas où il faudrait aller à leur secours. En outre, c’est le patron qui doit régler de ses deniers les frais occasionnés par la location des ânes, ainsi que pour tout ce qu’il faut payer aux Turcs tant lors du déplacement jusqu’au Jourdain qu’ailleurs. Ne reste ainsi à votre discrétion que ce que vous voudrez bien donner, chaque fois que vous monterez en selle et que vous descendrez de votre âne, à savoir un ou deux petits marquets que vous offrirez à votre ânier, ce que l’on appelle courtoisieou pourboire, comme nous, en notre pays, quand nous demandons « le vin », lorsqu’un service a été rendu.

Item, vous devez savoir que pour votre voyage, aller et retour compris, il vous faudra régler au patron cinquante ducats d’or. Si vous pouviez obtenir meilleur marché, ce serait bien, mais je ne pense absolument pas que vous puissiez descendre en-dessous de cette somme. Sur ladite somme, vous devrez lui régler au comptant, à Venise, vingt-cinq ducats – et ne manquez pas d’exiger, signé de sa main, un récépissé écrit que vous devez garder soigneusement, et pour cause –, et les vingt-cinq restants quand vous accosterez au port de Jaffa, voire avant de débarquer. Et là de même, et encore une fois, n’oubliez pas d’exiger un récépissé écrit[402].

[93v.] Item, faites figurer dans votre contrat et marché qu’il vous offrira, tout le temps de votre présence sur la nave, un menu de patron, à savoir un dîner et un souper comme on doit en servir à des gens de bien et de qualité, avec, le matin, par personne, un verre de malvoisie et un petit morceau de pain, de quoi rafraîchir un galant homme en attendant le dîner.

Item, sachez que partout où il accostera, tous les frais vous incomberont, à vous, nullement à lui ; vous pourrez alors faire, quand vous serez à terre, autant bonne chère que vous le voudrez.

Item, le patron est tenu à ne faire que trois escales durant le trajet Venise-Jaffa, et autant au retour, chacune d’elle ne devant pas durer plus de trois jours, faute de quoi ce serait à ses dépens. Libre à lui de choisir ses lieux d’escale, que ce soit pour sa convenance, pour ses affaires ou pour le ravitaillement en pain et en eau. Par exemple Zante, la Crète et Chypre.

Item, il vous faudra faire quelques provisions, que vous enfermerez dans votre coffre : tonnelet de vin de Frioul au goût agréable, baril d’eau douce, biscottes pour un demi-ducat, jambon de Mayence, saucisson, quelque peu de confiture et de sirop, à mélanger à l’eau quand vous serez bien altérés.

Item, si vous le pouvez, installez-vous au milieu de la nave, le plus près possible du trou du mât, ce qui est aussi l’endroit où le branle de la nave est le moins violent.

Item, n’oubliez pas d’avoir avec vous une caisse ou un coffre, que vous pourrez vous procurer facilement, où vous pourrez enfermer vos affaires personnelles, et qui pourra vous servir d’oreiller pour la nuit, un petit matelas de bourre et deux petits draps que vous achèterez à Venise.

Item, faites en sorte d’avoir toujours la poitrine bien protégée et la tête bien couverte, de manière à échapper à l’ardeur du soleil, tant sur mer qu’au pays des Turcs. C’est l’une des principales choses à laquelle vous devez le plus veiller.

[94] Item, n’oubliez pas de donner quelquefois un marcel d’argent au cuisinier et également au « dépensier »[403] ; vous vous en trouverez bien. Il faut renouveler ce geste d’un mois sur l’autre, sans quoi ils ne se souviendraient plus de vous.

Item, si un certain nombre de pèlerins voulaient aller au mont Sinaï et revenir par Le Caire, ils doivent, quand ils seront à Jérusalem, avertir très tôt de leur intention le sieur patron, qui devra rendre à chacun de ceux qui voudront le quitter la somme de dix ducats.

Item, si un pèlerin mourait en Terre Sainte (Dieu fasse que cela n’arrive pas), ledit patron devrait rendre à ses exécuteurs testamentaires la somme de dix ducats.

Item, si un pèlerin meurt sur la nave, ses habits reviennent intégralement à l’interprète, telle est la coutume, mais l’argent revient à ses parents, amis ou exécuteurs testamentaires. En outre il arrive que quelques titulaires d’un office sur la nave revendiquent un tribut en vertu d’une décision qui est de leur seul ressort, à savoir le patron un ducat, le nocher un ducat, les matelots un ducat, le préposé aux ancres le lit et le coussin du chevet s’il y en a.

Item, le patron est aussi tenu d’embarquer soixante ou quatre-vingts hommes en armes bien décidés à assurer la protection desdits pèlerins.

Item, il ne faut pas oublier d’avoir avec soi un bon cruchon de cuir ou de fer-blanc, mais surtout pas de verre ou de terre, qui vous sera de grande utilité pour l’eau ou le vin que vous y garderez. Sans cruchon, vous ne pourriez survivre ni entreprendre un voyage dans un certain nombre de localités de la Terre Sainte.

Item, il faut que vous ayez deux serviettes de rechange pour vous laver les mains et le visage.

Item, n’oubliez pas d’avoir un bissac ou une besace, de cuir ou de toile, pour y entreposer vos petites affaires personnelles, et quelquefois de les garder à la ceinture quand vous vous trouvez sur votre âne, par crainte que les Turcs et les Maures ne vous l’enlèvent à l’arrachée pour s’emparer de ce que vous y aviez en réserve.

[94v.] Item, il est indispensable que vous achetiez à Venise une petite chaise percée munie d’un petit vase fixé au-dessous, les deux choses tenant ensemble, et qui vous sera d’une grande utilité pour vos nécessités et petites « misères ».

Item, restez groupés par affinités entre gens de même classe sociale et de même mode de vie, afin de vous entraider réciproquement, dans toutes les occasions difficiles et maladies : gens d’Église avec gens d’Église, marchands avec marchands.

Item, n’oubliez pas de vous procurer à Venise une grosse d’aiguillettes[404], soit douze douzaines, qui vous seront d’une grande utilité en Terre Sainte, lorsque les enfants des Turcs vous demanderont : « Chrétien, un ruban, Chrétien, un ruban… » En retour, vous aurez des oranges, des grenades, exactement comme si vous leur donniez de l’argent.

Item, n’oubliez pas de prendre à Venise pour un demi-ducat de petits marquets ; ils vous seront grandement utiles, car en de nombreux endroits il vous faudra régler, un, deux, voire trois marquets, et si vous n’avez pas de cette petite monnaie, vous serez contraints de débourser de plus grosses pièces d’argent, sans obtenir en retour la monnaie de la part de ces mauvais et misérables Turcs.

Item, à partir de l’instant où vous mettrez le pied sur la nave ou la galère, et cela durant les deux ou trois jours qui suivent, gardez-vous bien de porter vos regards au large, afin de conserver toujours votre tête en pleine forme et dans toute sa force.

Item, gardez-vous, quand vous serez à Chypre, de vous exposer au soleil au milieu de la journée ; ne le faites que le matin et le soir, par crainte de violentes névralgies.

Item, gardez-vous bien, en quelque endroit où vous vous trouviez, par exemple en Crète, à Chypre ou chez les Turcs, de boire du vin sans le couper avec un volume supérieur d’eau. De même, faites bien attention à ne pas boire d’eau sans y ajouter du vin, s’il vous est possible de vous en procurer ; ou si vous n’avez pas de vin, secouez l’eau dans votre cruchon le plus fort que vous pourrez.

[95] Item, gardez-vous de vous étendre ou de dormir sur le sol, sauf durant la nuit, car, si vous agissiez autrement, vous pourriez contracter des fièvres pestilentielles[405].

Item, gardez-vous bien de porter la main sur les Turcs ou les Maures, ou de les frapper, quelles que soient les injures dont ils pourraient vous accabler ; au contraire, prenez tout en patience ; et ne marchez jamais sur les tombes que vous rencontrerez sur les chemins de la Terre Sainte.

Item, je vous recommande de ne jamais vous trouver à la queue du convoi si cela est possible, chaque fois que les Maures vous conduisent à travers des lieux déserts, quelquefois deux heures avant le lever du jour, car ils pourraient vous démonter et vous traîner derrière un buisson, comme cela s’est produit quelquefois au retour de Rama.

Item, gardez-vous avant tout de chercher noise ou querelle à votre patron, car il peut arriver, une fois en Terre Sainte, qu’à la suite de je ne sais quelle mésaventure il vous fasse administrer une volée de coups, entraînant un : « Adieu, mon bon ami », trois ou quatre jours après.

Item, pour vous garder des poux, il convient que vous vous procuriez de l’huile d’« aristoloche longue »[406] que vous trouverez chez les apothicaires à Venise. Mélangez-la avec un peu de vif-argent, puis secouez le tout énergiquement dans une petite fiole de verre ou de terre. Il n’y a plus qu’à vous en frotter à diverses reprises, et ce faisant vous n’aurez ni poux ni punaises.

Item, n’oubliez pas de demander une certaine poudre préparée par les apothicaires au cas où vous en auriez besoin pour aller à la selle[407], et également pour vous guérir lorsque vous êtes soumis à la tyrannie galopante de votre ventre, par peur de la dysenterie qui est parfois la mort assurée de votre personne.

Item, par gros temps, gardez-vous de vous trouver à proximité des marins, des cordages et des voiles, de peur que, par inadvertance, vous ne trébuchiez, et que, poussés ou happés par quelque cordage, vous ne tombiez à la mer où l’on voit souvent se jouer de grandes tragédies.

[95v.] Item, ne dites jamais à quiconque la somme d’argent que vous avez, de peur que ceux qui n’en ont point autant ne vous en empruntent, sauf si c’est un compagnon et un ami si intime que vous ne sauriez le lui refuser. Il arrive souvent que certains « emprunteurs » aient plus d’argent que les prêteurs eux-mêmes.

Item, vous devez savoir et bien comprendre que le patron doit régler lui-même de ses propres deniers tous les droits de douane, quels qu’ils soient, tant en pays turc que chrétien, ce qui est compris dans la totalité de la somme susdite qui lui a été versée de cinquante-deux ducats[408].

Item, n’oubliez pas, avant de quitter la nave pour débarquer en Terre Sainte, de vous munir de deux petites planchettes à lier l’une à l’autre par-dessus le bât de votre âne, qui vous serviront d’étriers ou d’étrivières ; sans cela vos jambes pendantes vous feraient tellement souffrir que vous ne pourriez tenir la durée du trajet.

Item, arrangez-vous pour avoir en main une grosse épingle ou un clou bien piquant, pour aiguillonner votre âne sur l’extrémité de l’encolure, pour qu’il accélère la cadence, de sorte que vous ne soyez pas à la queue du convoi, mais veillez bien à ce que votre mamelouk ne vous voie en train de le faire, car cela pourrait bien vous valoir une volée de coups de bâton.

Item, ne vous embarrassez point d’un tas de choses à acheter et à emporter qui vous seront proposées en grand nombre, car à la longue un petit fardeau pèse.

Item, lors du débarquement à Jaffa, chaque titulaire d’un office de la nave ou de la galère demandera à chacun de vous, en guise de pourboire, une bonne pièce d’argent de la valeur d’un marcel, soit un gros. Le tout pourra bien vous coûter un demi-ducat ; mais si vous ne le faisiez pas, ils pourraient vous le faire payer lors du voyage de retour de plusieurs façons.

Item, quand vous serez à Chypre, mangez le moins possible de la viande de bœuf, de mouton ou de brebis, parce qu’elle ne vaut rien du tout. Au contraire, mangez de l’excellent poulet, des perdrix. Vous en trouverez à foison et à bon marché.